L’organisation du travail a-t-elle vraiment changé ?

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Censé réconcilier efficacité productive et autonomie des salariés, le toyotisme accentue en fait l'intensification du travail. De ce point de vue, il est un perfectionnement du fordisme plus qu'un dépassement. Cependant, ses principes peuvent aussi déboucher sur une organisation qualifiante du travail, faisant de l'apprentissage un facteur essentiel de l'efficacité.

1. Toyotisme contre fordisme

Les méthodes modernes d’organisation du travail s’appuient sur la rationalisation extrême des activités pensée par Frederick Taylor. Le taylorisme, ou organisation scientifique du travail taylorienne, repose sur une division verticale du travail entre les opérateurs chargés de l’exécution des tâches et un bureau des méthodes chargé de définir, sur la base de l’expérimentation, la meilleure manière de réaliser chaque opération. Les tâches sont décomposées et simplifiées, de manière à éliminer les temps morts et à obtenir une exécution parfaite. Ces méthodes atteignent une forme de perfection avec la chaîne de montage, qui naît dans les usines automobiles Ford, à Dearborn (Michigan), en 1913. Le déplacement de la chaîne soumet l’opérateur au rythme de la machine et supprime des manipulations fatigantes. L’ouvrier spécialisé devient lui-même machine.

Les gains de productivité sont immédiatement au rendez-vous, obligeant la concurrence à utiliser les mêmes méthodes. Le taylorisme ou le travail à la chaîne touchent peu à peu un nombre croissant d’entreprises, de pays et de secteurs. Ils deviennent la forme dominante d’organisation du travail partout où c’est possible. La séquence "spécialisation -> gains de productivité -> croissance -> élargissement des marchés -> spécialisation" est à l’origine d’une croissance auto-entretenue.

Des difficultés surgissent cependant à partir des années 1960. D’abord, c’est une crise du travail, liée à l’accélération des cadences et à l’utilisation d’une main-d’oeuvre jeune, mieux formée et moins docile. Cette main-d’oeuvre ne trouve pas de sens dans l’accomplissement de son travail. L’absentéisme massif et les départs volontaires désorganisent la production, les conflits se multiplient et la qualité du travail est médiocre. Ensuite, c’est l’inadaptation de la production de masse aux changements des marchés. La production est pilotée par l’amont : l’entreprise conçoit un petit nombre de produits, les fabrique en masse, puis essaie de les vendre. Mais les taux d’équipement élevés des ménages rendent les ventes plus cycliques, le consommateur souhaite se différencier par des produits originaux, la demande se fragmente. Enfin, on assiste à la montée des coûts d’organisation liée au contrôle du travail et au gigantisme des unités de production.

Les principes du toyotisme sont l’amélioration continuelle des processus (kaizen) par les ingénieurs de production et les opérateurs, ainsi que le pilotage de la production par l’aval : les commandes des acheteurs sont passées à la production puis exécutées, ce qui permet une grande souplesse et élimine les stocks, la production se fait à flux tendus. Les usines Toyota construisent ainsi couramment huit modèles différents sur la même ligne de production, et l’entreprise propose 60 modèles différents au Japon, sans compter les versions spécifiques aux unités de production hors Japon. Les pièces sous-traitées, telles que les sièges, sont commandées au fournisseur une fois que la voiture est entrée en production, et livrées en quelques heures en bord de chaîne.

Le toyotisme reprend donc les principes de polyvalence et d’autonomie des opérateurs, mais mis au service de l’efficacité productive. Le toyotisme et ses variantes semblent ainsi réconcilier efficacité productive et prise en compte du facteur humain, pour proposer des tâches plus riches et plus valorisantes.

2. Une nouvelle phase d’intensification du travail

Les enquêtes sur les conditions de travail mettent en évidence que l’application des nouveaux principes d’organisation du travail, loin de mener à l’épanouissement de la main-d’oeuvre, se traduit au contraire par une intensification du travail. Et par une extension des contraintes typiques du travail industriel à des fonctions et à des branches de plus en plus larges. Certes, le travail ouvrier est souvent moins répétitif que par le passé et certaines tâches physiques pénibles, telles que le port de charges lourdes, ont été mécanisées. Mais d’autres contraintes apparaissent, qui vont bien au-delà des seuls ouvriers de la grande industrie.

Zoom Quand les organisations du travail produisent du stress

Les nouvelles formes d’organisation du travail produisent du stress. De nombreux modèles tentent de préciser cette notion, parmi lesquels celui dit de Karasek, qui est un des plus connus. Selon celui-ci, le stress négatif résulte de la contradiction entre une forte demande psychologique dans le travail et une faible latitude décisionnelle.

La notion de demande psychologique renvoie aux exigences et pressions imposées par le travail. L’autonomie élevée engendre un travail dynamique, cette demande psychologique peut déboucher sur un stress positif. La latitude décisionnelle est liée à l’autonomie professionnelle du sujet, à sa capacité à prendre des décisions, mais aussi à la possibilité dont il dispose de se réaliser dans son travail, de s’y exprimer. Les études de terrain montrent que c’est surtout l’absence de contrôle que la personne pense avoir sur sa situation qui est importante dans l’apparition d’un état de stress. Cette situation est corrélée à un risque plus élevé de maladie cardiovasculaire. Le travail surchargé est "également associé à des problèmes de santé mentale, notamment la dépression, la détresse psychologique, l’épuisement professionnel et la consommation accrue de médicaments à visée psychoactive"1.

Une organisation qui exige la satisfaction de la clientèle sans donner au travailleur les moyens d’y parvenir produit du travail surchargé. C’est aussi bien le cas des techniciens de fournisseurs d’accès à Internet qui subissent les reproches des clients sans pouvoir les aider à dépanner leur connexion que des enseignants qui ne peuvent choisir ni leur programme ni leurs élèves et doivent faire entrer le premier dans la tête des seconds.

  • 1. "Intensification du travail et répercussions sur la santé mentale : arguments épidémiologiques apportés par l’enquête Estev", par Francis Derriennic et Michel Vezina, 2002.

Le pilotage de la production par l’aval signifie que la production doit réagir aux sollicitations de la clientèle. Dans une entreprise comme Toyota, ces sollicitations sont évidemment indirectes : elles s’expriment principalement à travers la variété de la production, en réponse à la demande des concessionnaires. La contrainte des délais est rendue plus vive par la production à flux tendus. Dans de nombreux domaines, ces sollicitations sont au contraire directes et sources d’une forte pression sur les salariés, en termes de délais de livraison ou de réponse, de qualité de la prestation, de suivi des services. Cette pression est à l’origine de ce que Michel Gollac et Serge Volkoff appellent la contrainte commerciale, par opposition à la contrainte industrielle, à laquelle elle vient s’ajouter.

En effet, dans l’organisation fordiste traditionnelle, les opérateurs négocient leur rythme ou leur temps de travail avec la direction. Dans la nouvelle organisation, les rythmes et temps de travail découlent des interactions avec la clientèle. Or celles-ci font entrer en jeu des facteurs qui poussent le salarié à des efforts supplémentaires, tels que l’honneur professionnel ou le souci d’aider les autres. En clair, il est plus facile à un syndicaliste de dire "non" à la direction qu’à un salarié isolé de dire "non" à un client. Outre le rythme ou les horaires, l’interaction avec le public peut être source de stress, en confrontant l’agent à une situation qu’il n’a pas les moyens de gérer correctement. Le sentiment d’insécurité physique est même très présent, en particulier dans les services.

Une propriété essentielle du pilotage par l’aval est de s’appliquer aux services. Une caractéristique particulière des services est qu’ils ne peuvent être stockés, car ils sont produits en même temps qu’ils sont consommés. La production de services à la chaîne est par conséquent limitée à quelques cas, comme la restauration rapide, les centres d’appels ou le tri des chèques. Pour l’essentiel, ce secteur, qui concentre aujourd’hui la majorité des emplois dans les pays développés, a donc échappé à la rationalisation taylorienne du travail. En revanche, le pilotage par l’aval s’y applique fort bien, la contrainte commerciale y étant omniprésente.

L’impact de l’organisation du travail est accru par l’utilisation des technologies de l’information et de la communication. Celles-ci avivent la contrainte commerciale : les dispositifs de traçabilité permettent au client de savoir à tout moment où en est sa commande et qui la traite ; le téléphone portable met le dépanneur à portée du client. L’informatisation autorise aussi la mesure des performances : le temps de traitement moyen de cent euros d’achats par une caissière est affiché en salle de repos, les opérateurs des centres d’appels savent combien de clients attendent pour être pris en charge et quel a été leur temps de réponse moyen.

Zoom Des conditions de travail qui ne s’améliorent pas

D’après la dernière livraison, en 2013, de l’enquête menée régulièrement par le ministère du Travail sur les conditions de travail en France, les changements organisationnels enregistrés au cours des années 2000 ont accru les contraintes liées au rythme de travail auquel les salariés sont soumis, en particulier dans la fonction publique. Ces contraintes dépendent fortement de la situation d’emploi : les salariés précaires sont plus souvent que les autres exposés à de fortes contraintes de rythme. Elles sont liées à des normes définies à l’avance ou aux machines (contraintes "industrielles"), mais surtout à la pression de la clientèle, qui apparaît de plus en plus comme le moyen d’accélérer le rythme de travail (contrainte "marchande"). Elles sont d’autant plus mal vécues que l’autonomie dans le travail, qui avait augmenté au cours des années 1990, est en recul depuis 1998.

L’usage de l’informatique dans le travail continue de progresser, mais les écarts se maintiennent entre catégories professionnelles. Ce sont, de loin, les cadres qui utilisent le plus l’ordinateur et Internet. L’informatique est souvent un outil de contrôle du travail des salariés.

L’ambiance de travail est, de son côté, marquée par des évolutions contraires. D’un côté, la coopération ou l’entraide entre salariés augmentent, de l’autre, les tensions dans le travail sont plus fréquemment ressenties. Ces tensions, il est vrai, concernent souvent les relations avec la clientèle. 44 % des salariés interrogés affirment être en contact avec des personnes en situation de détresse, 53 % disent devoir calmer les gens.

Quant aux risques physiques tels que les poussières, le bruit, la manipulation de produits dangereux ou les risques infectieux, ils sont eux aussi plutôt orientés à la hausse, malgré la désindustrialisation. Il faut souligner que ces risques affectent toutes les catégories professionnelles, même si les ouvriers sont les plus concernés.

La logique est donc différente de celle du taylorisme. Loin de donner un one best way, la norme est plutôt que chacun se débrouille comme il l’entend pour remplir les objectifs qui lui sont fixés. La répétition sans surprise a laissé place à la nécessité d’improviser, à la fréquence des interruptions dans le travail. Mais le résultat, en termes de conditions de travail, est que la contrainte commerciale entraîne une nouvelle phase d’intensification. En ce sens, la nouvelle organisation du travail apparaît plus comme un perfectionnement que comme une alternative au fordisme. Elle joue cependant ce rôle dans certains cas.

3. L’organisation qualifiante

L’autre principe du toyotisme, l’amélioration continue des méthodes, rompt plus nettement avec le taylorisme et le fordisme, en faisant de l’apprentissage l’origine des gains de productivité. Adam Smith insiste sur l’idée que c’est de la répétition que naissent la perfection des gestes et leur économie. Cependant, une fois l’organisation mise en place - ce qui est très rapide -, il n’y a plus d’apprentissage dans l’usine taylorienne. Au contraire, lorsque le processus de production implique des interactions complexes entre les individus, des échanges d’informations répétés, la découverte de situations variées et changeantes, l’apprentissage est permanent.

Etudiant l’industrie aéronautique américaine, le prix Nobel Kenneth Arrow a mis en évidence, dans une étude de 1962, un apprentissage par la pratique (learning by doing) qui fait que chaque avion est produit plus efficacement que le précédent. D’autres études empiriques observent la même chose, comme celle sur l’aciérie de Horndal (Suède), où la productivité a augmenté de 1,5 % par an pendant dix ans sans renouvellement des machines. L’apprentissage par la pratique est l’accroissement des connaissances lié à l’exercice de l’activité productive. L’évolution continuelle de l’organisation est justifiée pour tout processus complexe parce que les problèmes et les solutions idéales n’émergent pas immédiatement au stade de la conception du processus de production. Mais c’est aussi la conséquence de l’adaptation au marché.

Cet apprentissage est à la fois individuel et collectif. Sur le plan individuel, la compétence des opérateurs augmente par leur confrontation à des situations de travail nouvelles. L’autonomie des opérateurs, la diversité de leurs tâches, qui incluent la maintenance de premier échelon et le contrôle qualité, la stabilité des équipes concourent à l’amélioration de la compétence individuelle. Par ailleurs, les capacités d’observation et d’innovation des opérateurs sont sollicitées et renforcées à travers les discussions collectives au sein des cercles de qualité ou les boîtes à idées qui permettent à chacun de proposer des innovations1.

L’apprentissage est aussi collectif. De même qu’il faut du temps pour construire une équipe de sport, le collectif de travail doit apprendre à se connaître et élaborer un vocabulaire commun de manière à améliorer la circulation de l’information. En outre, la maîtrise du processus de production s’améliore avec les essais et les erreurs. L’apprentissage nécessite donc une grande stabilité du personnel, obtenue au Japon par une politique de rémunération à l’ancienneté et d’emploi à vie.

Les gains de productivité par expérience sont à l’origine de minuscules innovations qui peuvent, combinées, avoir un impact fort sur la productivité. Il y a là une double dynamique : les améliorations sont rendues possibles par la qualification des opérateurs et l’utilisation de leurs compétences ; la confrontation à des problèmes variés renforce leurs compétences. Les innovations qui en résultent sont souvent qualifiées d’incrémentales ou de "petites innovations", par opposition aux innovations majeures nées de la recherche et développement. Il s’agit aussi bien de savoir comment organiser un groupe-projet que de remplacer un robot par un ensemble de plans inclinés ou d’optimiser la circulation de l’information. Ce mode de fonctionnement a également pour effet d’impliquer davantage les opérateurs dans leur travail et d’en réduire la monotonie. En ce sens, il est une réponse à la crise du travail à laquelle le fordisme avait été confronté.

Les deux principes du toyotisme sont séparables. Le pilotage de la production par l’aval prend une grande extension ; mais il peut servir, dans une logique taylorienne, à augmenter le rythme de travail ou, dans une logique toyotienne, à combiner adaptation et qualité au sein d’une organisation qualifiante. La comparaison de la fréquence de certaines contraintes de travail en Europe fait émerger une distinction assez nette entre ces deux modèles, assez bien incarnés par les cas espagnol et suédois (voir tableau ci-dessus)2.

Proportion de salariés répondant positivement à l’enquête sur les conditions de travail

Quel modèle suit la France ? Par l’importance du contrôle de la hiérarchie, la faiblesse de la formation continue, la relativement faible autonomie et le caractère fréquemment répétitif du travail, elle est malheureusement plus proche de l’Espagne que de la Suède, et donc du néofordisme que du toyotisme.

  • 1. Ces dispositifs ont des effets redoutables. Les propositions ouvrières qui visent à supprimer des temps morts ou à éviter de "déplacer de l’air" intensifient le travail. Les ouvriers contribuent ainsi à la dégradation de leurs propres conditions de travail.
  • 2. Bien entendu, il ne faut pas trop durcir les oppositions : il n’existe pas d’organisation du travail à l’échelle nationale et les cultures d’entreprise peuvent être très variées.

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