Le mal-logement gangrène la France

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De plus en plus de personnes rencontrent des difficultés pour se loger. Face à cette situation, les dispositifs publics sont au bord de l'explosion, rappelle dans cette analyse la Fondation Abbé Pierre.

Les centaines de milliers de ménages qui ne parviennent pas à se loger, par leurs propres moyens ou avec l’aide de la collectivité, témoignent de l’ampleur actuelle du problème de l’accès au logement dans notre pays. Les formes d’exclusion les plus graves se sont développées, comme le montre l’augmentation de près de 50 % du nombre de personnes sans domicile entre 2001 et 2012, avec des conséquences parfois tragiques : le nombre de "morts de la rue", en hausse, s’établit à 440 pour la seule année 2014. Et la crise économique n’a fait qu’aggraver la situation. Le cercle du "non-logement" continue de s’élargir. En dehors des dispositifs publics, nombre de solutions palliatives sont mobilisées, qui prennent des formes plus ou moins visibles : camping à l’année, squats, bidonvilles, tentes et abris de fortune en bordure des routes ou dans les bois..., au prix bien souvent de conditions de vie très dégradées (risque d’expulsion, surpeuplement, absence d’eau chaude ou d’électricité, risque d’accidents liés au chauffage...).

Des données... de 2006

Selon les estimations les plus récentes, ce sont encore 3,5 millions de personnes qui subissent les formes les plus graves du mal-logement : non-logement, hébergement chez des tiers, habitat surpeuplé, etc. Mais ce chiffre n’est qu’une approximation, car les pouvoirs publics ne se donnent pas les moyens d’évaluer précisément la réalité du mal-logement. Principale source des chercheurs, la dernière Enquête nationale logement (ENL) de l’Insee se fonde encore sur des données de... 2006, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise économique. A l’heure de l’open data (l’ouverture des données), nous en sommes aujourd’hui à citer les chiffres des expulsions de 2011 avec le concours de la force publique. De nombreux phénomènes émergents restent ainsi mal connus. Combien de personnes vivent en squat ? Combien dorment à l’année au camping ? Le sujet des discriminations ethniques dans l’accès au logement privé ou social ne fait pas quant à lui l’objet d’enquêtes publiques régulières et encore moins de mesures quantitatives.

Faute de données exhaustives fiables, il faut donc s’en remettre aux remontées du terrain les plus récentes, qui sont alarmantes. Bien que les capacités d’accueil en hébergement ou en logement se soient étoffées ces dernières décennies, elles restent saturées face à l’accroissement des demandes : 138 800 nuitées d’hébergement d’urgence attribuées par le 115 lors de l’hiver 2013-2014 sur 355 000 demandes, 467 000 logements sociaux octroyés pour 1,8 million de demandes en attente, 75 000 personnes relogées après un recours Dalo (droit au logement opposable) sur 147 000 reconnues prioritaires...

Un système kafkaïen

Aujourd’hui, la demande croissante pèse sur les différents dispositifs d’aide aux personnes mal logées, empilés depuis vingt-cinq ans : Fonds de solidarité pour le logement, voies d’accès prioritaires aux logements très sociaux, plans départementaux d’action pour le logement des personnes défavorisées, centres d’hébergement, numéro d’urgence du 115, droit au logement opposable... Si bien que toutes sortes de pratiques sont apparues pour gérer cette pénurie : restriction des aides, resserrement des critères d’éligibilité, mises en attente, tri des demandeurs... Ces différentes solutions causent l’incompréhension, la frustration, voire le désarroi, des personnes et des professionnels. Ainsi, en dépit du principe de continuité de la prise en charge*, des structures d’hébergement organisent la rotation des personnes sans abri qu’elles accueillent en adoptant des règles comme celle de "3 nuitées dehors/4 dedans", qui consiste en réalité à gérer et aménager le nombre de nuits passées dehors plus qu’à réellement lutter contre la mise à la rue. Sans compter la fermeture des guichets de centres communaux d’action sociale durant plusieurs semaines le temps de traiter les demandes en stock. Ou encore le resserrement des critères d’accès au Fonds de solidarité pour le logement qui a fait baisser le nombre de ménages aidés dans plusieurs départements. En définitive, la portée des politiques d’accueil est limitée et un nombre conséquent de ménages en difficulté se retrouvent exclus du champ de l’aide publique.

Face à la complexité des dispositifs, des critères et des filières de priorité, les personnes sont pour la plupart perdues. Cette illisibilité, accrue par le manque d’information, renforce le sentiment d’opacité et d’injustice, voire l’amertume, à l’égard de demandeurs qui ont été jugés plus prioritaires. "On voit beaucoup de monde qui n’a pas de travail et qui est relogé tout de suite dans les nouveaux appartements, regrette une salariée à Melun. La mairie me dit que mon dossier est bon, mais apparemment, il est même trop bon. Ils prennent plutôt les gens avec des petites ressources.""Je ne comprends pas. C’est un acharnement contre moi, un mépris total, raconte une mère de deux enfants vivant dans un logement insalubre. Il y a des logements vides juste en face, des gens à l’école qui ont eu un logement, un F3 et même un F5, et à moi, on me dit qu’il n’y a pas de logement pour moi..." Les personnes sont engagées dans des procédures longues et complexes. Parfois, elles renoncent aux aides apportées, ne sollicitent plus les dispositifs et se replient sur des solutions individuelles.

Une place aux personnes

Des pistes sont explorées par les acteurs de terrain afin de redonner aux personnes toute leur place dans les procédures d’accès au logement : en matière d’attribution des logements sociaux, d’accès direct au logement pour les sans-domicile, d’accès aux droits... Sur la demande de logements sociaux, plusieurs territoires, comme Rennes, Suresnes ou Paris, ont mis en place des systèmes de "cotation" : les candidats au logement social reçoivent des points en fonction d’une grille de critères objectifs publics. Cela permet d’apporter aux demandeurs plus de transparence et de lisibilité sur les processus d’attribution. Autre exemple, la "location choisie" : expérimentée dans plusieurs territoires, elle doit permettre aux demandeurs de se porter candidats pour les logements qui se libèrent à partir de petites annonces en ligne et leur donner ainsi la possibilité de participer davantage au choix de leur logement, plutôt que de rechercher des demandeurs compatibles avec l’offre disponible. Il s’agit également de proposer des formes d’habitat qui respectent leur dignité et leur bien-être, mais aussi un accueil et un accompagnement qui ne soient pas imposés ou intrusifs (accueillir les personnes avec leurs addictions, leurs animaux, avec ou sans "projet"...).

Il importe enfin de respecter le principe de non-abandon**, de laisser du temps aux personnes pour s’approprier les démarches et de prévoir de manière effective leur participation. De nombreux projets menés par le secteur associatif invitent à rompre avec les représentations de la vulnérabilité qui partent d’une approche "médicale" et palliative - qui ont longtemps prévalu - et à intégrer pleinement les individus dans la manière dont est conçu leur accompagnement. C’est le cas du Collectif des SDF de Lille, qui s’appuie sur l’expérience d’anciens sans-abri pour jouer les intermédiaires entre des SDF et des bailleurs privés, afin de s’adapter aux aspirations des premiers et rassurer les seconds.

Une lisibilité insuffisante

Mais au-delà, face à la complexité du système, une meilleure architecture des dispositifs doit être recherchée. Plus fondamentalement encore, il est impératif de dégager un principe d’action commun à tous les acteurs, associatifs comme publics, capable de redonner du sens à l’action publique dans ce domaine. L’accès direct à un logement à un prix accessible, dans le parc social et privé, avec accompagnement, doit être la priorité, tandis que les formules d’urgence insatisfaisantes pour les personnes doivent être remises en cause. En vertu de ce principe de "logement d’abord", ce dernier ne doit plus être considéré comme la fin d’un parcours d’insertion vertueux, mais bien comme le support du retour à l’autonomie et à la reconstruction de soi. Par ailleurs, face à l’éclatement des compétences des collectivités, il est nécessaire d’intégrer cette action dans les politiques locales de l’habitat : les intercommunalités doivent devenir les pilotes de la politique du logement en organisant l’ensemble de la chaîne des réponses.

Mais l’Etat doit aussi assumer son rôle et fixer les grands objectifs, par exemple en établissant un quota minimum de logements sociaux dans chaque commune, et s’assurer de son respect. A cet égard, on peut regretter la timidité dont ont fait preuve jusqu’à présent les préfets face aux plus de 300 communes qui ne respectent pas leurs obligations. L’Etat doit par ailleurs veiller aux grands équilibres financiers qui rendent possible l’action des associations, des élus locaux ou des bailleurs sociaux. Une mission qu’il peine à assurer quand on songe par exemple à la baisse régulière, qui se poursuit encore en 2015, des subventions de l’Etat au secteur HLM (les "aides à la pierre" destinées à la construction de logements sociaux)...

Il doit par ailleurs garantir une certaine continuité dans ses politiques. A cet égard, les annonces contradictoires du gouvernement sur la garantie universelle des loyers*** ou leur encadrement, pourtant votés l’an dernier dans le cadre de la loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (Alur), dite "Duflot", nuisent à la lisibilité de l’action publique, alors que ces deux mesures visaient, en s’inspirant de l’exemple allemand notamment, une meilleure régulation des marchés de l’immobilier, dont les défaillances sont à l’origine de bien des situations de mal-logement depuis quinze ans.

* Principe de continuité de la prise en charge

Reconnu par la loi sur le droit au logement opposable (Dalo), ce principe s'oppose à la "remise à la rue" des personnes accueillies dans des structures d'hébergement. Toute personne devrait pouvoir y demeurer autant que nécessaire jusqu'à une orientation vers une autre solution adaptée.

** Principe de non-abandon

Implique la non-remise à la rue et la continuité dans l'accompagnement.

*** Garantie universelle des loyers

Dispositif par lequel l'Etat garantit à un propriétaire un paiement minimum des loyers en cas d'impayés du locataire.

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