Penser les communs

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L'économie collaborative plonge ses racines dans la pensée des "communs", des ressources dont la propriété et la gouvernance ne peuvent être que collectives, à l'opposé des marchandises.

Les communs sont cette forme spécifique de propriété et de gouvernance qui place les décisions collectives des communautés au centre du jeu socio-économique. Or la question des biens communs, qui a longtemps été ignorée par la science économique, la politique et les mouvements sociaux, est en passe de redevenir un "outil pour penser" majeur, qui ouvre de nouvelles portes, en adéquation avec les questions du siècle qui débute (crise écologique, irruption des réseaux numériques, économie de la connaissance, modification profonde des régimes de production, redéfinition des droits de propriété immatérielle...). L’extension du travail immatériel et du numérique à l’échelle du monde et dans toutes les activités humaines souligne l’émergence centrale d’un nouveau type de bien commun, articulé autour de la connaissance et de l’information, et des règles collectives de fonctionnement en réseau.

La question des communs est au coeur de l’histoire du capitalisme. La première grande révolte populaire fondatrice de nos conceptions actuelles du droit, dans l’Angleterre du XIIIe siècle, avait pour cause l’expropriation des communs. En mettant la main sur les forêts et les terres communales, le roi Jean et les barons jetaient dans le dénuement le plus total ceux dont la survie même dépendait de ces terres ouvertes aux récoltes de tous : veuves ayant le droit de ramasser le bois de chauffage, paysans laissant paître ses moutons, ramasseurs de champignons et de miel... L’enclosure des communs allait susciter de grands mouvements populaires et faire émerger des figures fortes comme Robin des Bois. Un armistice fut trouvé avec deux traités en 1215 et 1217 : la Grande Charte (Magna Carta) et la Charte de la Forêt (Carta de Foresta). Le premier consacrait ce que nous appellerions aujourd’hui les droits politiques et sociaux et offrait la garantie de procès équitables et la nécessité de placer l’autorité royale sous le régime collectif de respect du droit. Le second se consacrait aux droits économiques et sociaux en définissant les droits des usagers des forêts, les communs de l’époque.

Le modèle du passager clandestin

Dès lors, cette question des communs a traversé toutes les révoltes populaires, tout comme elle a traversé toutes les tentatives d’élaborer un droit et des lois qui équilibrent les sociétés en respectant les humains qui la composent. En sens inverse, à la suite de Peter Linebaugh, on peut relire l’histoire de la colonisation, de l’esclavage et de la prolétarisation comme une volonté perpétuelle du capital de réduire les communs et d’imposer le règne de la marchandise, à la fois pour dégager de nouveaux espaces au profit, mais aussi pour limiter les capacités d’auto-organisation des populations.

Du côté scientifique, la notion de communs reçut une attaque particulièrement pernicieuse en 1968, quand le sociobiologiste Garrett Hardin publia son article "La tragédie des communs" ("The Tragedy of the Commons"1). Dans ce modèle abstrait, Hardin considérait comme abusif l’usage de pâturages communaux par des bergers, chacun cherchant à y nourrir le plus grand nombre d’animaux... au point de réduire la quantité d’herbe disponible. Ce modèle du "passager clandestin", qui profite d’un bien disponible sans s’acquitter de devoirs envers la communauté, reste le modèle abstrait de référence ; un modèle simpliste qui colle parfaitement avec l’idéologie libérale. Avec de telles prémisses, la conclusion de Hardin s’imposait : "Le libre usage des communs conduit à la ruine de tous."

Zoom D’où vient la consommation collaborative ?

A côté des communs, les sources d’inspiration de l’économie collaborative sont nombreuses : on trouve notamment les réflexions sur le "pair à pair" - la façon dont les réseaux internet et les nouvelles technologies modifient nos manières de produire et nos relations -, celles sur les "capabilités" (Amartya Sen), soit l’accès à un ensemble d’états et d’aptitudes (santé, éducation, logement...) qui permettent à un individu de réaliser son projet de vie, ou encore la démarche du "do it yourself"(fais-le toi-même) qui inspire les hackers, ces bidouilleurs informatiques.

Quant à la notion de "consommation collaborative", au départ synonyme d’économie collaborative, elle a été développée en 2010 dans What’s Mine Is Yours. The Rise of Collaborative Consumption. Ses auteurs, Rachel Botsman et Roo Rogers, reprennent et popularisent ce terme apparu en 1978 dans un article de deux sociologues américains sur l’auto-partage.

Or Elinor Ostrom et Charlotte Hess, dans leur ouvrage majeur Understanding Knowledge as a Commons2, réduisent en poussière ce modèle qui a pourtant fait couler tant d’encre. Pour elles, le modèle de Hardin ne ressemble aucunement aux communs réels, tels qu’ils sont gérés collectivement depuis des millénaires, à l’image des réseaux d’irrigation ou des pêcheries. Pour Hardin, les communs sont uniquement des ressources disponibles, alors qu’en réalité ils sont avant tout des lieux de négociations (il n’y a pas de communs sans communauté), gérés par des individus qui communiquent et parmi lesquels une partie au moins n’est pas guidée par un intérêt immédiat, mais par un sens collectif.

A la fois ressources et forme spécifique de propriété

Le grand apport d’Elinor Ostrom est dans cette double approche des communs considérés comme des ressources et comme une forme spécifique de propriété. Cette conception prend de plus en plus d’importance avec l’intégration des préoccupations écologiques dans l’économie. La notion de communs devient attachée à une forme de gouvernance particulière : il s’agit pour la communauté concernée de les créer, de les maintenir, de les préserver et d’ assurer leur renouvellement, non dans un musée de la nature, mais bien comme des ressources qui doivent rester disponibles, qu’il faut éviter d’épuiser. Il n’y a de communs qu’avec les communautés qui les gèrent, qu’elles soient locales, auto-organisées ou ayant des règles collectives fortes, y compris des lois et des décisions de justice. Les communs sont des lieux d’expression de la société, et à ce titre des lieux de résolution de conflits.

La théorie des communs connaît un nouveau regain depuis la fin des années 1990, quand on a commencé à considérer les connaissances, les informations et le réseau numérique internet lui-même comme un nouveau bien commun, partagé par tous les usagers, et auprès duquel chaque usager a des droits (libre accès au savoir, neutralité de l’Internet, production coopérative, à l’image de Wikipédia...) comme des devoirs (un usage coopératif qui garantisse la fluidité des échanges et l’extension des services offerts).

Il existe une différence majeure, pointée par Elinor Ostrom et Charlotte Hess, entre ces communs de la connaissance et les communs naturels : les biens numériques ne sont pas "soustractibles", c’est-à-dire que l’usage par l’un ne remet nullement en cause l’usage par l’autre, car la reproduction d’un bien numérique (un fichier audio, un document sur le réseau, une page web...) a un coût marginal qui tend vers zéro.

On pourrait en déduire que ces communs seraient inépuisables et qu’une abondance numérique est venue. Or, si l’on considère les communs comme un espace de gouvernance, on remarque au contraire que ces nouveaux communs de la connaissance sont fragiles. Ils peuvent être victimes de ce que James Boyle3 appelle "les nouvelles enclosures". Les DRM4 sur les fichiers, l’appropriation du réseau par les acteurs de la communication, la diffusion différenciée des services selon la richesse du producteur, l’appropriation privée des savoirs (brevets sur la connaissance) ou des idées et des méthodes (brevets de logiciels), le silence imposé aux chercheurs sur leurs travaux menés en liaison avec des entreprises, etc. sont autant de dangers qui menacent ces nouveaux communs de la connaissance au moment même où leurs effets positifs sur toute la société commencent à être mis en valeur.

Des mouvements sociaux du numérique

Ces communs de la connaissance ont donné lieu à l’émergence de nombreux mouvements sociaux du numérique, à des pratiques communautaires dépassant les cercles restreints pour peser sur toute l’organisation de la société en limitant l’emprise du marché et des monopoles dominants sur cette nouvelle construction collective du savoir. On peut ainsi citer le mouvement des logiciels libres ; celui des scientifiques défendant l’accès libre aux publications de recherche ; les paysans opposés à la mainmise sur les semences ; les associations de malades oeuvrant pour la prééminence du droit à la santé sur les brevets de médicaments ; les bibliothécaires partisans du mouvement pour l’accès libre à la connaissance ; les auteurs et interprètes qui décident de placer leurs travaux sous le régime des creative commons ; les rédacteurs de projets collectifs qui construisent des documents partagés sous un régime de propriété ouvert, garantissant la non-appropriation privée, à l’image de Wikipédia ou de MusicBrainz. Ce sont même des organismes publics qui partagent leurs données pour des usages libres, comme la BBC pour la musique et les vidéos, ou le grand réseau public de radio des Etats-Unis, PBS.

Avec Internet, cette notion des communs de la connaissance s’accompagne d’un profond intérêt scientifique et pratique, mais voit aussi se développer un nouveau terrain d’expérimentation. Le réseau numérique est à la fois un outil pour la production de ces communs numériques et une source de règlement des conflits ou de partage des méthodes d’organisation garantissant la maintenance des communs ainsi construits.

En rapportant la question des communs à cette double dimension de la gouvernance d’architectures humaines et de biens collectifs d’une part, et de la mise à disposition pour tous et du partage des outils et des connaissances d’autre part, les travaux scientifiques sur les biens communs, dont Elinor Ostrom est une figure majeure, ouvrent des portes nouvelles aux mouvements sociaux du monde entier.

  • 1. Dans Science, le 13 décembre 1968.
  • 2. MIT Press, 2006.
  • 3. The Public Domain. Enclosing the Commons of the Mind, Yale University Press, 2008.
  • 4. Pour "digital rights management" (gestion des droits numériques).

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