A la recherche du bon plan

5 min

La consommation collaborative séduit les utilisateurs d'abord pour des raisons financières, même si des motivations plus responsables ne sont pas absentes.

Loger chez l’habitant le temps d’un week-end via le site web Couchsurfing, partager un trajet en voiture via le site de covoiturage BlaBlaCar, louer une tondeuse à un particulier près de chez soi en passant par zilok.com..., c’est ça la "consommation collaborative". La dimension "collaborative" tient à ce que le particulier-consommateur devient lui-même fournisseur de biens et de services - voire producteur, quand il propose par exemple un service de transport ou d’hébergement. Mais le terme recouvre aussi les pratiques de mutualisation de produits, comme avec le Vélib’, à Paris, où les différents utilisateurs des vélos ne sont pas directement en contact.

Enfin, dans son sens le plus large, la consommation collaborative va au-delà de l’échange de produits pour permettre le partage de savoir-faire ou de temps, comme dans l’achat groupé à un producteur que proposent les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) ou les systèmes d’échange local (SEL) dans lesquels l’unité de compte des services échangés est le temps et non une monnaie officielle. Emergentes il y a quelques années, ces pratiques se multiplient et concernent de nombreux secteurs, du tourisme à l’alimentation, en passant par les transports ou l’équipement de la maison.

Un temps parée de toutes les vertus - créatrice de lien social, écolo -, la consommation collaborative fait aujourd’hui l’objet d’analyses plus nuancées. C’est qu’à mesure que son champ s’étend, les motivations des consommateurs révèlent leur complexité, loin de l’idée d’une consommation d’abord citoyenne ou responsable.

Crise économique

Si des pratiques de consommation collaborative, comme le cohabitat ou le couchsurfing, sont depuis longtemps mises en oeuvre par des consommateurs engagés, la crise économique et l’arrivée des plates-formes internet ont élargi cette base, diluant sa dimension militante. "La première motivation est économique", affirme Philippe Moati, professeur d’économie et coprésident de l’Observatoire société et consommation (Obsoco). L’érosion du pouvoir d’achat et la crise ont fait du consommateur un chasseur de "bons plans". Un Paris-Rennes en covoiturage coûtera entre 20 et 25 euros, contre 60 à 80 euros en moyenne pour un billet SNCF : une économie substantielle pour le passager... et pour le conducteur, qui allège ainsi ses frais de carburant et de péage. Toutefois, le marché risque d’évoluer prochainement sous l’effet de la concurrence des autocars, le même trajet pouvant alors être proposé à 15 euros ! Selon le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc), la motivation financière est première (67 %) dans le recours aux pratiques collaboratives1. Vient ensuite la dimension "lien social" : loger chez l’habitant ou faire route à plusieurs génère des échanges d’une autre nature que ceux avec un simple vendeur, du moins tant que la transaction n’est pas intégralement prise en charge par une plate-forme internet. Enfin, il est plus écolo d’être deux dans une même voiture que seul dans deux véhicules pour une destination identique. "Dans ces nouvelles formes de consommation, il y a toujours une conjugaison d’un bénéfice égocentré - le prix, la santé - et d’arguments citoyens ou responsables", analyse Philippe Moati.

Zoom L’usage plutôt que la propriété : vraiment ?

Un des axes de définition de la consommation collaborative est que celle-ci met l’accent sur l’usage plutôt que sur la propriété : elle privilégie l’usage du bien - autrement dit le service qu’il offre - à sa possession. A quoi bon acheter un plat à raclette dont on ne se servira que deux fois par an quand le voisin en possède un ? Pourtant, souligne une étude d’Orange Labs1, les liens entre consommation collaborative et propriété sont complexes : la mise en location de sa voiture sur une plate-forme comme Drivy ou OuiCar peut permettre de se détacher de son bien, en faisant prendre conscience qu’on peut passer du statut de propriétaire à celui de locataire. Mais elle peut aussi favoriser "un maintien dans un régime de propriété" lorsque cette mise en location permet de payer les frais d’un véhicule dont on se sert peu. Voire inciter à l’achat d’un véhicule plus haut de gamme que ce qu’autoriserait le budget, "la plate-forme jouant alors de facto le rôle d’aide à l’accès à la propriété".

  • 1. Etude réalisée auprès d’une dizaine de plates-formes web et d’une petite soixantaine d’utilisateurs. Voir "Partager pour mieux consommer ? Enquête sur la consommation collaborative", Valérie Peugeot et al., Esprit, juillet 2015.

En réalité, "le rapport des Français à la consommation est ambigu", affirme la journaliste Anne-Sophie Novel, auteure de La vie share mode d’emploi2. Selon les résultats 2015 de l’enquête de l’Obsoco sur les modes de consommation, 46 % des personnes interrogées aspirent à consommer mieux. Mais il y a une ambivalence sur ce que consommer mieux veut dire. "Consommer mieux,c’est le bon usage de l’argent, l’idée qu’on souhaite avoir une saine gestion d’un pouvoir d’achat qui se contracte, explique Philippe Moati. C’est le consommer malin. Ce sont les bienfaits pour la santé. Mais c’est aussi la recherche de sens : faire un geste pour l’environnement, l’emploi local, le petit producteur, contre la grande distribution." Pourtant, l’argument citoyen reste second : "C’est la cerise sur le gâteau, une grosse cerise, certes, mais ce n’est pas le gâteau", poursuit Philippe Moati. En témoigne l’effort que les personnes interrogées lors de l’enquête de l’Obsoco sont prêtes à faire sur le prix : au-delà de 10 %, la motivation disparaît. C’est du moins ce que les répondants déclarent. En pratique, le seuil est certainement inférieur.

Contraint, malin ou entrepreneur ?

Au terme d’une étude3 sur les motivations des consommateurs collaboratifs, les chercheurs d’Orange Labs, le laboratoire de recherche sur l’innovation de l’entreprise Orange, distinguent quant à eux trois profils de consommateurs collaboratifs : le consommateur contraint, doté d’un budget restreint ; le consommateur malin ou optimisateur, qui y voit "le moyen d’accéder à des biens supérieurs à revenus constants" ; et, enfin, le consommateur entrepreneur, qui cherche à générer un revenu grâce à ces pratiques. Si bien que la consommation collaborative peut alimenter l’hyperconsommation : c’est ce qu’on appelle "l’effet rebond". On revend ses vêtements pour pouvoir en acheter encore plus dans des friperies vintage. Mais "l’hyperconsommation d’occasion est préférable à celle du neuf", rétorque Anne-Sophie Novel.

Au final, les chercheurs d’Orange Labs concluent que la diversité des trajectoires des utilisateurs "interdit de voir dans la consommation collaborative un vecteur majeur de transformation des rapports à la propriété et à l’hyperconsommation", sans pour autant restreindre la consommation collaborative à ces écueils. Ils notent ainsi qu’elle amène souvent à s’interroger sur la valeur marchande d’un bien ou d’un service mais aussi sur sa valeur émotionnelle ou patrimoniale : par exemple, lorsqu’on revend un objet que l’on aime bien et qu’on est satisfait de rencontrer son futur propriétaire, et de sympathiser avec lui le temps d’une transaction.

Derrière son caractère protéiforme et le primat de la motivation financière, la consommation collaborative reste donc investie de dimensions symboliques positives. C’est ce qui explique l’attention que lui accordent aujourd’hui nombre d’acteurs traditionnels, désireux de surfer sur cet aspect, au risque de le vider de sa substance et de se contenter de faire du "co-washing" ou du "share-washing", des termes construits sur la même base que celui de greenwashing et qui désignent, pour les entreprises, le fait de communiquer sur la dimension collaborative de leur service sans que cela corresponde à la réalité.

  • 1. Voir "Société collaborative : l’argent d’abord, le partage aussi", Note de synthèse du Crédoc n° 274, avril 2015. Disponible sur www.credoc.fr/pdf/4p/274.pdf
  • 2. Paru aux éditions Alternatives en 2013.
  • 3. Etude réalisée auprès d’une dizaine de plates-formes web et d’une petite soixantaine d’utilisateurs. Voir "Partager pour mieux consommer ? Enquête sur la consommation collaborative", Valérie Peugeot et al., Esprit, juillet 2015.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !