Les crises : l’analyse des économistes français du XIXe siècle

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" Aucune crise n'éclate comme un coup de tonnerre par un temps calme. "
Clément Juglar [1889, p. 4]

La crise économique actuelle, qui a eu son point déclencheur lors de l’été 2007, a pris une dimension plus dramatique après la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008. Elle touche désormais les Etats européens, avec la peur d’une contagion systémique. Cette situation inédite depuis la Seconde Guerre mondiale devrait interpeller l’ensemble des économistes censés disposer des outils nécessaires à la compréhension des crises. Or, ceux qui analysent ces phénomènes sont souvent cantonnés à des recherches spécifiques. Il s’agit soit de spécialistes de la finance, soit d’historiens de la pensée économique. Comme la crise a un fondement financier, les premiers ont été mobilisé par les plateaux de télévision ou par l’écriture d’articles ou de livres 1 afin de décortiquer jour par jour le déroulement de ce phénomène, prenant en compte les éléments immédiats, comptables et spécifiques de cette situation. Les seconds ont cherché dans le passé une explication des phénomènes actuels à travers le fonctionnement général des crises, dont celles de 1907 et de 1929 2.

Notre contribution entre dans cette seconde catégorie. Nous n’allons pas chercher des chiffres exacts, des lieux et des noms d’entreprises ou de dirigeants mais un processus, un fonctionnement du système économique. Ce ne sont pas les économistes contemporains qui vont être questionnés ici mais ceux qui ont vu apparaître les premières crises industrielles : les économistes français du XIXe siècle. Le paysage de cette époque étant très hétéroclite (se côtoient les anarchises, socialistes, utopistes, libéraux, etc.), ce sont les économistes " officiels " 3, ceux qui tiennent les places stratégiques dans l’enseignement et le conseil (notamment au sein de l’Académie des sciences morales et politiques), qui vont être analysés. Ils sont regroupés autour de certaines valeurs (la défense de la liberté économique notamment) et ont été désignés par les historiens de la pensée économique comme les " économistes de l’école française ".

Cela peut paraître déconcertant d’interroger de tels penseurs mais leur analyse du phénomène de la crise, conjuguée avec celle des cycles, est d’une actualité surprenante. Deux optiques vont être développées. La première revient sur le processus même des crises économiques. Cette étude sera faite en s’appuyant sur l’élite financière de cette période à travers une lecture à plusieurs voix. La seconde partie s’interrogera sur le caractère récurrent de ce phénomène pour savoir s’il est possible d’y échapper. Ce sont les grands représentants de l’école française qui seront alors questionnés, l’objectif étant de sensibiliser l’ensemble de la discipline sur un sujet qui ne peut laisser indifférent au vu de ses conséquences humaines catastrophiques. Il s’agit de savoir si l’histoire peut nous apporter une clé de lecture et surtout des moyens d’échapper à de futures crises.

Une lecture à trois voix des crises économiques

L’analyse des crises économiques au XIXe siècle est portée par quelques grands noms. En effet, la plupart des économistes de cette époque sont des généralistes, spécialisés dans un ou quelques domaines particuliers. Paul Leroy-Beaulieu était passionné par les questions coloniales et le fonctionnement de l’Etat, Frédéric Passy, par les questions des rapports entre l’économie et la paix 4, Gustave de Molinari, par les questions évolutionnistes et la défense absolue de la liberté 5 , Louis Reybaud, par les socialistes, etc.

Trois auteurs se sont spécialisés sur les questions monétaires d’ordre général et les crises économiques en particulier 6. Il s’agit de Charles Coquelin, Jean-Gustave Courcelle-Seneuil et, son nom est resté dans l’analyse économique actuelle grâce aux travaux de Joseph Schumpeter [1954], Clément Juglar 7. Ce sont ces spécialistes qui vont nous servir de références à l’analyse des crises au XIXe siècle.

Les crises sont-elles inévitables ?

La question de la sortie de crise, fondamentale, ne se trouve généralement posée que pendant les phases de liquidation. Les maux de la société font ressortir l’horreur de cette période et les penseurs de tout bord cherchent alors à trouver une solution pour endiguer la situation, y compris, on le verra, à partir des solutions les plus extrêmes.

Puisque la crise trouve son origine dans un abus de crédits, les banques sont les premières visées. Le système des banques, nous dit Coquelin, " donne tout aux uns et rien aux autres ; il dépouille ceux-ci pour enrichir ceux-là : et loin de compenser ce vice profond en offrant au public une sécurité plus grande, il l’environne, au contraire, de pièges et de périls. Il trompe le commerce, en ne l’excitant aujourd’hui que pour l’abandonner demain [...]. Système odieux, inqualifiable, qu’un pays civilisé aurait honte d’avoir supporté un seul moment s’il en comprenait bien tous les abus " [Coquelin, 1859, p. 273].

Au-delà, sans pouvoir proposer une étude exhaustive 8 des remèdes à apporter aux crises discutés à l’époque, trois grandes solutions ressortent parmi ces économistes. La première, dans la tradition des travaux de Jean-Baptiste Say, consiste à s’interroger sur l’ajustement entre la production et la consommation. La deuxième préconise un retour de la morale, tandis que la troisième, qui s’est progressivement imposée dans la seconde moitié du XIXe siècle, préconise la libéralisation du milieu bancaire.

  • 1. Cf. par exemple Aglietta [2010], Gayraud [2011], Orléan [2009].
  • 2. Pour ne citer que quelques références (qui elles-mêmes fournissent une bibliographie conséquente sur le sujet), cf. Boianovsky [2011], Joshua [2010], Tutin et Mendez [2010].
  • 3. Pour plus de détails sur cette école, consulter l’ouvrage de Breton et Lutfalla [1991].
  • 4. Lien qui lui permettra d’obtenir le premier prix Nobel de la paix en 1901. Pour la paix [1909] regroupe sa pensée sur ce thème.
  • 5. A travers des propositions libérales extrêmes, comme la mise sous concurrence de la sécurité dès 1849 ; des idées qui sont toujours présentes dans les débats économiques contemporains, depuis les travaux de Murray Rothbard et David Friedman qui ont complété ses recherches.
  • 6. Les crises économiques portent au XIXe siècle le nom de crises commerciales.
  • 7. Ce médecin de formation s’est intéressé à la finance en gérant le patrimoine de son épouse. C’est par l’analyse des cycles économiques qu’il a réussi à s’enrichir et à devenir une référence dans l’analyse de ce phénomène économique récurrent.
  • 8. Au vu du panel choisi, les économistes de l’école française, un tel travail serait extrêmement difficile car la délimitation de ce courant de pensée est délicate. Voir à ce propos l’ouvrage de Breton et Lutfalla [1991]. Par ailleurs, trois courants de pensée apparaissent parmi les plus grands noms de cette discipline. Ce sont ces approches qui sont privilégiées.

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