Restructurer les dettes souveraines : la méthode efficace du FMI

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La restructuration de la dette grecque, au printemps dernier, a rappelé à nouveau combien l’insolvabilité d’un Etat souverain est une expérience récurrente, mais toujours difficile à traiter. Réduire la dette d’un royaume ou d’une république, ou simplement la rééchelonner du court vers le long terme, a été de tout temps une opération compliquée, imprévisible, impliquant in fine des coûts massifs pour toutes les parties concernées. C’est donc un constat inverse à celui qui prévaut pour les faillites privées, à l’intérieur des frontières nationales, qui suivent des procédures très banalisées, présentant une très grande continuité sur le plan historique.

Les deux raisons principales à cet état de fait sont aisées à identifier. D’une part, au niveau national, il n’y a en principe jamais de doute sur le lieu où les créanciers doivent être convoqués et où ils vont discuter de l’avenir d’une entreprise en défaut de paiement. La loi leur impose une juridiction - en France, celle des tribunaux de commerce -, de même qu’elle leur donne des règles du jeu précises et connues. En particulier, le principe du vote à la majorité qualifiée des créanciers permet d’éviter toute situation de blocage ou bien de " dictature de la minorité ". D’autre part, une fois la décision collective arrêtée, l’exécution ne laisse guère de doute : qu’il y ait liquidation ou restructuration, les actifs sont de facto dans la main des créanciers.

Dans le cas de la dette souveraine, ces règles n’ont pas d’équivalent [Bolton, 2002]. Ainsi, il n’y a jamais eu dans l’histoire de juridiction supranationale à laquelle les Etats auraient volontairement laissé le droit de traiter de leurs propres défauts de paiement. Résultat : on peut observer aussi bien une situation de concurrence entre divers forums qu’une coordination ad hoc autour d’une instance informelle, ou même une situation de vide ou de sauve-qui-peut - telle a été par exemple le cas après les défauts du début des années 1930. Corollaire, il n’y a pas non plus de règles de procédure acceptées, banalisées, qui permettraient tout particulièrement de garantir une décision collective. La question des minoritaires et le risque d’une prise en otage de la négociation sont donc récurrents, en raison, toujours, du principe de souveraineté : au nom de quel droit une instance plus ou moins ad hoc pourrait-elle réduire la valeur, ou allonger la maturité, d’un titre de dette acquis légalement par des investisseurs auprès d’un gouvernement donné ?

A la question de l’adjudication s’ajoute cependant celle de l’exécution, ou de l’enforcement. A supposer même qu’il y ait accord sur une restructuration, qu’est-ce qui garantit que l’Etat endetté remplira ses nouveaux engagements ? Certains souligneront alors le risque d’aléa de moralité : ayant obtenu une fois des conditions meilleures, ce gouvernement s’empressera de faire défaut à nouveau et d’imposer très vite une nouvelle négociation. Alternativement, la situation actuelle de la Grèce souligne les conséquences sociales de l’ajustement économique et signale qu’il y a une limite à ce que les créanciers peuvent obtenir de leur débiteur. L’important ici est autant dans l’idée même de cette limite (on ne peut pas mettre un pays en liquidation) que dans son caractère flou et in fine politique. Des émeutes, ou un vote contre un accord de restructuration, comme en Islande, font partie de la discussion. Rappelons aussi le cas de l’Argentine qui, après son défaut de 2001, a voulu imposer ses conditions aux créanciers mais s’est vu fermer depuis l’accès aux marchés internationaux de capitaux.

Une expérience unique

Une des expériences les plus intéressantes, mais aussi les plus méconnues, est offerte par le modèle de restructuration suivi au cours de la crise de la dette des pays en développement, dans les années 1980 1. Sa caractéristique la plus frappante est d’avoir été à la fois très standardisée et tout à fait informelle. Alors qu’aucune règle, aucun traité international ou aucun communiqué n’a jamais décrit de manière précise cette procédure, en pratique elle a fonctionné comme un métronome. On compte plus de 100 accords entre les pays endettés et les comités de coordination des banques entre 1982 et 1989 : tous ont suivi les mêmes règles de procédure, bien qu’à l’évidence le contenu des accords a varié fortement - selon les programmes économiques du pays, les concessions des investisseurs et la contribution du FMI. Aussi le jugement implicitement positif que l’on prononce sur ce régime de règles ne s’étend pas au constat principal qui, le plus souvent, a été conservé de cet épisode : que sept années ont été nécessaires, entre le début de la crise, en 1982, et sa conclusion, en 1989, et que les pays endettés avaient besoin d’une réduction de dette, et non pas seulement d’un rééchelonnement. Entre ces deux constats, une image est restée, celle d’une " décennie perdue " pour les pays concernés.

A s’en tenir aux règles du jeu, l’expérience des années 1980 marque en fait un point haut de la régulation multilatérale des marchés internationaux, à laquelle elle a donné une forme classique, à la fois très achevée dans ses modalités et très proche des principes fondateurs hérités de l’après-guerre. De fait, cet épisode est un des grands moments de l’histoire longue du FMI, à mi-chemin entre le monde très contrôlé du régime de Bretton Woods (1946-1973) et la finance globalisée dans laquelle, depuis vingt ans, le FMI doit sans cesse réinventer ses modes d’action et défendre sa légitimité.

Le caractère unique de cette expérience se mesure aussi au regard des épisodes à la fois antérieurs et ultérieurs. Au XIXe siècle et jusque dans les années 1930, les règles du jeu étaient beaucoup plus floues, nettement instables, et elles opéraient le plus souvent sur une base bilatérale, opposant frontalement les Etats et les opérateurs privés. Après accord, ces derniers vérifiaient eux-mêmes le respect des engagements pris, ceci allant parfois jusqu’à un contrôle direct sur l’administration des impôts du pays endetté. Ce n’est que dans un nombre de cas limité, dans l’entre-deux guerres, qu’on a vu s’interposer une première forme de médiation politique : parfois la Société des nations (SDN) a occupé cette position - le plan autrichien de 1923 est resté fameux ; dans d’autres cas, comme sur la dette allemande issue de la Première Guerre mondiale, cette médiation a été plus informelle mais non moins politique.

La spécificité du modèle des années 1980 ne tient pas cependant à la seule présence d’une puissante organisation multilatérale - le FMI, avec son expertise technique, ses ressources financières et son poids politique conséquent. Depuis 1990, le FMI et ses maîtres, les grands pays qui le dirigent, ont en effet essayé à plusieurs reprises de mettre à nouveau sur pied une règle de négociation inspirée de cette expérience mémorable. Dès 1995 et 1996, des études internes ont exploré comment les règles des années 1980, marquées par un financement bancaires des pays en développement, pourraient être adaptées à un monde de marchés désintermédiés [FMI, 1995 et 1996]. La question a refait surface pendant les crises des marchés émergents, dans les années 1997-1998, dominées il est vrai par un problème de finance privée. Puis le désastre argentin, engagé en 1999 et accompli à la fin 2001, a mis de nouveau la question sur la table.

Le FMI a proposé alors le projet le plus ambitieux et le plus " constructiviste " jamais envisagé pour traiter les défauts souverains [FMI, 2002]. Un ensemble de règles de coordination et de décision cohérentes aurait prévu à l’avance l’approche à suivre, réduisant à la fois l’incertitude propre à tout défaut et les marges d’adaptation à chaque cas. Au coeur de ce dispositif, on trouvait une esquisse de " tribunal de faillite pour les Etats souverains " (SDRM en anglais), explicitement inspiré de l’expérience (américaine) en matière de défaillance privée. Mais voilà, cette proposition reposait sur un principe révolutionnaire, jamais encore accepté : non seulement on créait une juridiction supranationale, mais celle-ci aurait eu l’autorité d’homologuer puis d’imposer une décision prise à la majorité qualifiée. En somme, un contrat de dette de droit américain ou anglais aurait pu être réécrit de manière coercitive par ce quasi-juge multilatéral, substitué en pratique au juge américain ou anglais. A l’évidence, il y avait là un enjeu majeur au regard de l’ordre constitutionnel interne des pays concernés, mais aussi d’un point de vue d’" architecture financière internationale ". Et de fait, la proposition a été rejetée en 2002, avant d’être brièvement remise sur la table par le gouvernement allemand en 2010-2011 pour répondre à la crise en Grèce. Mais l’option a été de nouveau repoussée, si bien que la méthode suivie finalement, au printemps 2012, a été aux antipodes de celle des années 1980 - improvisée, ad hoc, sans contribution directe forte du FMI et ouverte à une influence évidente des acteurs privés. A tout prendre, on était plus proche des méthodes d’avant 1914, cela témoignant à l’évidence d’un déclin du multilatéralisme financier issu de la conférence de Bretton Woods (1944).

La préhistoire (1970-1982)

Comprendre le fonctionnement du régime de restructuration des années 1980 appelle cependant une perspective généalogique : cet ensemble de règles n’est pas sorti tout armé d’une réunion d’urgence du G7, convoquée au lendemain du quasi-défaut du Mexique, en août 1982. Non seulement ces règles avaient été progressivement identifiées et testées depuis 1970, mais ce ne sont pas les maîtres du Fonds monétaire mais le Fonds lui-même, c’est-à-dire son Staff et sa direction, qui ont été les principaux acteurs de cette innovation institutionnelle. Ce faisant, ils n’ont pas agi exactement dans la clandestinité, mais dans une zone de clair-obscur où l’expérimentation a pu se développer sans heurter trop directement les gardiens de l’orthodoxie - notamment les pays en développement 2.

Schématiquement, deux principes d’intervention ou de médiation se sont additionnés. D’abord, au plus simple, le FMI a proposé des services neutres et désintéressés : un forum unique, de l’information, une règle du jeu, de l’expertise etc. En somme, les bons offices. Si l’on en était resté là, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou une agence ad hoc de l’Organisation des Nations unies (ONU) aurait pu faire le travail, et toute l’expérience ultérieure de restructuration aurait pris un tour très différent. Telle était notamment la position défendue par Milton Friedman [1983]. Le second principe d’intervention, beaucoup plus problématique, découle de sa capacité à prêter à des pays en crise, capacité qui définit aussi son mandat. Qui plus est, le FMI ne prête qu’à l’intérieur d’un cadre précis et contraignant, celui des " crédits stand-by ", dans lequel prend forme le principe de conditionnalité.

De manière fort intéressante, le noeud de l’affaire est apparu très tôt, dès 1970, à une époque où les pays en développement n’avaient pas encore retrouvé l’accès aux marchés de capitaux privés (bancaires ou désintermédiés). Les prêteurs relevaient tous, peu ou prou, du secteur public : agences d’aide nationale, banques d’import-export, etc. Comme gestionnaire de crise, le Fonds a croisé pour la première fois le thème des restructurations sur une question faussement absconse : face à un pays en arriérés de paiement, le FMI doit-il prêter sans considération pour ce désordre dans les relations contractuelles ? Dans ce cas, il adopterait une politique dite de lending into arrears (prêt en situation d’arriérés), qui le place de facto dans une position d’autonomie par rapport aux autres opérateurs : il apporte ses ressources unilatéralement, sans prendre en compte les positions et réactions possible des créanciers privés, et il espère que le résultat ex post ne sera pas trop éloigné du but visé - remettre les pays sur pied et leur rendre un accès normalisé aux marchés. Alternativement, le FMI peut adopter une position de no lending into arrears qui, de facto, lui oppose une contrainte nouvelle : avant d’agir, il va considérer aussi la situation des autres créanciers, ce qui, éventuellement, pourra le conduire à négocier et à entrer dans des rapports de force plus ou moins complexes avec eux.

En 1970, le Board du FMI a opté pour une position a priori mollassonne : faire du lending into arrears, mais seulement dans le cadre d’un prêt stand-by [FMI, 1970], le type de prêt le plus simple. On demande seulement que l’ensemble des arriérés soit remboursé au cours des 18 ou 24 mois dans lesquels s’inscrit cet accord. Mais voilà, immédiatement quelques fines mouches ont vu le problème sous-jacent : dès lors que le FMI prête à un pays tout en lui demandant de rembourser ses arriérés, il y a un risque sérieux que ses ressources servent en pratique à financer le retrait des autres créanciers - publics, et plus tard privés. De là, le double risque qui va obséder le FMI pendant les décennies suivantes : voir ses prêts détournés de leur objectif officiel - le soutien aux pays en crise ; apparaître ensuite comme une source d’aléa de moralité, donc de crises nouvelles à terme. En un mot, si certains investisseurs prêtent trop et trop longtemps, mais sont ensuite protégés par le FMI, il n’y a aucune raison d’espérer qu’ils corrigent leur conduite, c’est-à-dire qu’ils s’en tiennent à une estimation plus prudente de leur risque d’investissement.

Au début des années 1970 on a donné une réponse à la fois évidente et insuffisante : on a précisé qu’il serait important qu’à l’avenir on parvienne à " un partage du fardeau équilibré entre les différents créanciers, afin d’éviter toute impression que les nouveaux apports de capitaux seraient largement compensés par les remboursements aux créanciers [antérieurs] " [FMI, 1971]. Le problème est bien sûr de savoir comment atteindre ce partage qui ne saurait intervenir qu’ex ante, si l’on veut contrôler efficacement l’aléa de moralité. Comment échanger des informations sur les positions des uns et des autres ? Comment converger vers un partage mutuellement acceptable ? Et comment être sûr que les engagements pris seront bien respectés ? A bien des égards, toute l’histoire ultérieure des restructurations, du début des années 1970 jusqu’en 1982, puis en 1989, découlera de la réponse apportée à cette question a priori simple. Mais avec l’accroissement du nombre des pays concernés comme de la taille de leur dette, avec également l’entrée en jeu des banques commerciales privées (à partir de 1974), les problèmes posés par la recherche de ce " partage du fardeau " vont devenir de plus en plus difficiles.

Dans un premier temps, on va s’en tenir à ce qu’on a appelé une " approche parallèle " : un terme qui suggérait (faussement) que les différentes parties convergeraient in fine sur un résultat satisfaisant, mais cela sans jamais se rencontrer [FMI, 1977]. En d’autres termes, on faisait l’hypothèse que les intérêts respectifs étaient en réalité alignés. Du coup, on préservait officiellement le vieux principe selon lequel une organisation multilatérale ne discute qu’avec ses Etats membres, mais aucunement avec des agents privés. Dans la pratique, les rencontres, les coups de téléphone et les échanges d’informations ont été nombreux, dès les années 1977-1979 : le FMI étant une organisation solidement administrée, ses archives gardent un décompte de ces contacts. Dès son arrivée à sa tête, en 1978, Jacques de Larosière prendra lui-même des contacts directs avec les dirigeants des grandes banques d’affaires internationales et, ainsi, avec nombre de ses interlocuteurs clés des années 1980.

Bien avant la crise mexicaine d’août 1982, l’approche parallèle, même avec ces accommodements, a montré cependant des limites sérieuses. Quand la divergence d’intérêt entre le pays endetté, les banques et le FMI est trop forte, ou bien si les banques elles-mêmes ne parviennent pas à se coordonner, l’échec menace : des pressions seront exercées pour obtenir un accord de partage du fardeau (burden sharing)ex ante, si l’on veut éviter un résultat ex post, plus ou moins efficace et équitable.

Une note interne rapporte ainsi, en décembre 1980, le cas difficile, où le Staff " a indiqué [aux banques] le niveau de financement qu’il considérait crucial pour le succès [du programme]. Après que l’accord avec le FMI a été conclu [" worked out "], mais avant qu’il ne soit porté au Board, le Staff a participé à une réunion où les banques ont accepté le principe d’un niveau donné de financement. Après que l’accord a été approuvé, le Staff a eu un rôle actif, bien qu’informel, pour s’assurer que le montant prévu d’assistance soit bien apporté, cela en expliquant aux banques que toute défaillance à cet égard mettrait en question la conditionnalité attachée à la balance de paiements et pourrait donc demander une explication au Board " [FMI, 1981].

En d’autres termes, si les banques essayent d’exploiter à leur bénéfice le soutien multilatéral et si elles oublient leurs engagements, le FMI peut aussi bien faire monter les enchères et arrêter tout le programme. Ce type de relations préfigure bien mieux l’avenir des restructurations que les échanges de signaux à distance, entre navires avançant sur des lignes parallèles.

Le paradigme des années 1982-1989

La crise mexicaine de 1982 a déjà été racontée dans le détail [Cohen, 1986 ; Kraft, 1984 ; Boughton, 2001]. D’abord la demande de rééchelonnement et de soutien international, au milieu du mois d’août, a certainement surpris tout le monde, les dernières évaluations du Fonds ayant été raisonnablement confiantes. Pour autant, le problème de coordination qui a émergé dans les semaines suivantes n’était pas inconnu. Il était seulement beaucoup plus complexe que tout ce qu’on avait vu dans les années antérieures. Il est ainsi apparu que les besoins de financement du pays, pour la seule année 1983 (ajustement macroéconomique compris), étaient de 8,5 milliards de dollars (valeurs 1982). Une fois décomptés les apports du FMI, du G10 et d’autres organisations officielles, cela laissait 5 milliards à partager entre plus de 500 banques. Parmi ces dernières, de puissantes divergences d’intérêt pouvaient s’observer : entre les banques américaines et les européennes par exemple, mais plus encore entre les grandes institutions déjà très internationalisées et les petites banques locales ou régionales qui s’étaient fourvoyées dans une syndication bancaire tardive. A l’évidence, cette structure de jeu, les problèmes aigus d’action collective qu’elle posait, mais aussi la menace perçue d’une crise systémique semblaient devoir imposer un résultat imparable : les opérateurs officiels seraient bientôt contraints de renflouer le Mexique, et donc ses créanciers privés. En d’autres termes, on allait au bail-out et ainsi au transfert du coût de la crise des banques internationales vers le secteur public, c’est-à-dire in fine vers les contribuables des pays riches.

L’issue qui sera trouvée imposera toutefois une négociation collective et un " partage du fardeau ", au prix d’un exercice assez cru du rapport de force.

Le 18 novembre, Jacques de Larosière invite les représentants des banques à une réunion de concertation à la Réserve fédérale de New York [Federal Reserve Bank of New York, 1982]. Il les place alors devant leurs responsabilités : le programme économique mexicain est prêt (la " Lettre d’intention " a été envoyée à Washington), mais il ne sera transmis au Board pour approbation et déboursement, le 23 décembre, qu’à la condition que les banques apportent les 5 milliards de dollars manquants, chacune au prorata de ses engagements.

Le même jour, Paul Volcker, alors président de la Fed (Washington), la banque centrale américaine, annonce incidemment que les apports de fonds des banques échapperont à toute critique du superviseur 3. Concrètement, refinancer les encours échus n’impliquera pas que les crédits sous-jacents devront être déclarés en défaut, un pas qui aurait révélé des pertes massives dans les plus grandes banques du pays. En d’autres termes, Volcker modifie de façon discrétionnaire le régime (encore balbutiant à l’époque) de supervision des banques et de contrôle des risques internationaux.

Enfin, le 23 décembre, à l’heure dite, Larosière se présente devant le Board, avec seulement 4,3 milliards de dollars de promesses par les banques ; il propose d’aller néanmoins de l’avant mais "invite les directeurs exécutifs [les représentants des pays membres] des pays dont les banques n’avaient pas apporté toute leur part à se coordonner avec les autorités concernées ". Dit plus simplement, il revenait aux régulateurs nationaux d’exercer les pressions nécessaires sur les banques qui résistaient encore à la règle de partage du fardeau. [FMI, 1982].

Au cours des années ultérieures, et jusqu’au plan Brady de 1989, qui mettra enfin un terme à la crise de la dette, la règle suivie va répliquer cas après cas, de manière simple et prévisible, le modèle mexicain de la fin 1982. On observe donc une procédure de délibération et de décision, relativement transparente, qui, en pratique, repose sur le principe d’un droit de veto successif de chacune des trois parties à chaque accord :

- dans un premier temps, le pays endetté négocie un programme économique qui assure en principe sa stabilisation et dégage des ressources suffisantes au niveau du budget et du solde courant pour permettre une reprise du service de la dette, même partiel. Comme il est de règle dans le cadre de tout prêt stand-by, l’accord technique sur ce programme est sanctionné par l’envoi au directeur général d’une " Lettre d’intention " qui en résume les principaux éléments ;

- le pays peut alors signer un accord de rééchelonnement (complété éventuellement d’un apport d’argent frais) ; en d’autres termes, le FMI contrôle l’accès à la négociation financière, ce qui évidemment renforce sa main dans la négociation économique ;

- une fois l’accord signé entre les banques et le gouvernement, le stand-by peut être soumis au Board du Fonds monétaire pour approbation et déboursement de la première tranche. A son tour, cette clause a donc pour effet de donner un pouvoir majeur aux banques, qui, en pratique, contraignent la décision a priori souveraine des principaux pays membres ; elles peuvent donc le refuser si elles estiment que le Fonds a accordé un programme accommodant à un " bon élève ", ou s’il a cédé aux pressions d’un membre influent du Board en faveur d’un pays client.

Ce principe d’un droit de veto accordé à chaque partie n’impliquait certes pas que le résultat final soit équitable ou socialement acceptable. Mais au moins avait-on ici un principe d’égalisation relative des rapports de force entre les parties. Un élément de légitimité était ainsi apporté, au sens où le résultat de chaque négociation pouvait être opposé plus aisément à des tiers - banques locales, actionnaires, électeurs. Au coeur de cette règle se trouve toutefois la décision en soit extraordinaire du Board du FMI de soumettre ses propres décisions à l’accord préalable d’un groupe de banques privées, lui-même entièrement informel. Ces " Clubs de Londres ", comme on les appelait, n’avaient en effet aucune forme d’existence ou a fortiori de responsabilité légale [Hagan, 2002]. D’ailleurs, ils ne réunissaient jamais l’ensemble des banques concernées par chaque pays, si bien que formellement ils n’avaient aucun mandat tangible pour renégocier sa dette et interagir avec le FMI. Cela étant, ce jeu étonnant se déroulait aussi dans l’anticipation partagée que toute tentative de fuite ou d’exit par les banques serait contrôlée par la main forte des gouvernements du G7 et de leurs régulateurs.

Nous trouvons donc ici une règle ad hoc, dont toutefois les résultats sont assez proches de ceux d’une faillite privée : on restructure l’économie réelle et on réécrit les contrats de dette. Seulement elle n’atteint ces résultats que par un jeu à deux niveaux : une négociation au sens étroit, structurée par une règle d’équité relative (le veto mutuel) ; et puis l’appel toujours possible au rapport de force et à l’autorité hiérarchique, en un mot le retour à une politique réaliste dans laquelle on peut aisément apercevoir l’intérêt des Etats hégémoniques. Depuis août 1982 jusqu’en 1989, ces derniers ont en effet deux priorités évidentes : préserver la stabilité des systèmes bancaires nationaux, initialement menacée par l’apparition de pertes potentielles massives ; puis stabiliser les marchés de capitaux internationaux, rouverts si récemment aux pays en développement, et qui déjà montrent une défaillance majeure. Cette dimension réaliste présente dans cette règle du jeu aide à comprendre pourquoi le sort des pays endettés eux-mêmes, a fortiori celui de leurs populations, soit passé si longtemps au second rang. L’intérêt des pays les plus riches structurait de part en part cette règle du jeu, même si elle présentait aussi des éléments d’équité.

Soulignons cependant un dernier point, qui est évidemment lié à la question des intérêts et des rapports de force : dans cette expérience, ce ne sont pas seulement les Clubs de Londres qui sont informels, voire insaisissables. De part en part, l’ensemble du dispositif de restructuration est marqué par une profonde informalité. Aucun accord international, aucun communiqué, aucune décision du Board du FMI n’a jamais annoncé et résumé cet ensemble de règles relativement simple. Mais il y a plus : toutes les règles de droit international, toutes les clauses contractuelles, toutes les règles internes au FMI (les by-laws) qui auraient pu affecter d’une manière ou d’une autre ces opérations ont toutes été systématiquement suspendues ou contournées. Par exemple, la décision officielle sur le lending into arrears de 1970 autorisait à prêter à un pays en arriérés dans le cadre et dans l’horizon temporel d’un programme stand-by. A partir de 1982, cette même décision sera interprétée comme appelant à un accord de restructuration de la dette (et donc des arriérés accumulés) avant l’entrée dans le stand-by - c’est exactement le sens de la règle de décisions en trois temps donnée à l’instant. Ainsi, d’un lending into arrears conditionnel, on est passé à un no lending into arrears catégorique, mais sans qu’aucune décision du Board ne viennent entériner cette modification de la jurisprudence.

L’abandon de la règle du jeu de 1982

En revanche, en 1989, on observera un abandon très officiel et très formel de cette doctrine, et plus généralement de toute la règle de restructuration centrée sur le veto mutuel. Rien n’est plus formel dans cette curieuse histoire que la manière par laquelle on a abandonné un régime de règles si informel qu’on n’en trouve pas une seule description complète dans les archives du FMI.

Depuis le milieu des années 1980, deux forces rendaient de plus en plus problématique la poursuite de la stratégie adoptée en 1982. D’un côté, les pays en crise avaient généralement suivi des politiques d’ajustement relativement cohérentes, mais sans en tirer de grands bénéfices : sur le plan externe, le retour sur les marchés se faisait attendre, et sur le plan interne, la croissance et la stabilité fiscale et monétaire étaient au mieux partielles. On a donc observé une tendance des pays endettés à s’organiser collectivement pour tenter d’obtenir de meilleures conditions au niveau politique [O’Donnell, 1985]. De l’autre côté, les banques ont graduellement augmenté leurs provisions pour pertes, ce qui leur donnait les moyens d’accepter des décotes importantes. En même temps, et assez logiquement, on a observé le développement d’un marché secondaire des crédits restructurés, ce qui donnait à ces banques une exit option : de plus en plus aisément, elles pouvaient donc brandir la menace crédible d’un abandon de la stratégie de gestion négociée de la crise, telle qu’elle leur avait été de facto imposée en 1982 [Buccheit, 1988].

L’effet tangible de cette évolution du rapport de force sous-jacent a été de rendre de plus en plus difficile et longue la renégociation des vieux stocks de dette, c’est-à-dire des encours hérités des années 1970 et repassés sur la table deux ou trois fois depuis le début de la décennie. Du coup, le FMI était mis sous forte pression : devant la difficulté croissante des négociations, il lui était difficile d’attendre des mois entre la signature de la " Lettre d’intention " (étape 1 de la règle de décision) et le déboursement de la première tranche du stand-by (étape 3). D’ici est venue, pratiquement, la décision de rompre avec la règle du no lending into arrears dans sa version post-1982 : dès 1987, le Board a envisagé, puis, en 1989, a annoncé officiellement la possibilité qu’il se donnait à nouveau de prêter à un pays membre, sans attendre l’accord financier du secteur privé. Le FMI revenait ainsi à l’orthodoxie multilatérale qui, sur le fond, rend difficile toute interaction forte ou tout accord contraignant avec des acteurs non étatiques.

Le plan Brady, annoncé en mars 1989, a permis de réduire enfin la dette des pays en développement, et ainsi de stabiliser leur comptes financiers externes et internes. Cela étant, en plus d’une décote variable (40 % en moyenne) appliquée au vieux stock de crédits bancaires, le même plan Brady a assuré l’échange entier des créances résiduelles contre des obligations de droit américain, qui feront immédiatement l’objet d’échanges massifs sur les marchés secondaires. C’est ce qu’on a appelé les Brady Bonds. En pratique, ils vont créer du jour au lendemain des marchés de capitaux à la fois profonds et liquides. Dit autrement, le plan Brady a soldé la crise de la dette et inauguré les marchés de capitaux émergents.

Une autre chose que nous savons est que, loin d’ouvrir sur une ère de stabilité financière, l’émergence de ces marchés de capitaux désintermédiés s’accompagnera de crises majeures, souvent dans les pays mêmes qui avaient connu la crise des années 1980 [Sgard, 2002]. Cependant, au lieu d’une stratégie de gestion de crise reposant sur la renégociation des contrats de dette, le FMI va tenter de développer une stratégie toute différente, fondée sur le principe du prêteur en dernier ressort [Fischer, 1999 ; Sachs, 1995]. Soit un opérateur à caractère public, agissant à distance des intérêts privés et qui intervient de manière unilatérale pour stabiliser des marchés pris de panique. Dit autrement, d’une stratégie de no lending into arrears qui a dominé les années 1980, le FMI est passé à une stratégie qui par excellence relève du lending into arrears - c’est-à-dire prêter au pays en crise, parfois massivement, mais sans conditionner cette intervention à aucune considération relative au secteur financier privé et aux droits des créanciers.

Le point significatif est qu’au moment même où s’engageait la transition discrète d’un modèle financier (bancaire) à un autre (désintermédié), les acteurs abandonnaient la règle ancienne de gestion de crise et, sans même le savoir, ouvrait la voie à une nouvelle méthode, toute différente. D’une stratégie qui cherchait à mimer la règle de faillite sans en avoir l’autorité (la juridiction), le FMI passait incidemment à une stratégie qui tenterait de mimer la règle du prêteur en dernier ressort, mais sans en avoir toute la capacité (la création monétaire).

  • 1. Le présent travail repose notamment sur des recherches menées dans les archives du Fonds monétaire international (FMI), à Washington. Sgard [2012] propose une version plus développée, en langue anglaise.
  • 2. On sait le rôle que jouent, dans les organisations internationales, l’informel et le non-dit, le plus souvent exploités par l’organisation elle-même ou par ses membres les plus puissants : ceux, plus généralement, qui sont les plus disposés à faire évoluer l’institution parce que in fine ils sont sûrs de contrôler les termes de cette évolution graduelle. Inversement, les pays membres les plus faibles se trouveront toujours, en tendance, du côté du statu quo et de la défense de l’orthodoxie.
  • 3. " New credits should not be subjected to supervisory criticism " [Federal Reserve Bank of New York, 1982].

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