Chine : opérations de destruction massive
L'urbanisation au pas de charge passe par le déplacement forcé de millions de citadins pauvres à la périphérie des villes. Provoquant un mouvement de révolte contre les autorités.
Dans le quartier Guanghuali, au coeur du futur Manhattan de Pékin, Liu Yumei vend des raviolis sous une tente, au pied de sa cité promise à la démolition. Transie, elle se frotte les mains dans un décor de tours clinquantes en construction : au sud, on distingue le Fortune Plazza, à l’ouest, la Windsor Avenue Tower, à l’est, l’actuel terrain vague fera bientôt place au plus haut gratte-ciel de la capitale chinoise. En revanche, les vieux immeubles de quatre étages -construits pour les ouvriers dans les années 50- ne sont plus que portes défoncées, plomberies éventrées, vitres arrachées. Il règne ici une atmosphère de désolation. "Ils ont coupé le chauffage", explique Liu. Sur les murs de brique rouge, des inscriptions : "Les démolitions et déplacements forcés sont anticonstitutionnels!", "Les droits du peuple sont inviolables !", "Voyez ce que fait notre gouvernement !"
Cet îlot est l’emplacement de la futur tour Guorun, vaste projet immobilier. C’est également l’un des multiples foyers de la résistance contre les démolisseurs à l’heure où Pékin subit un lifting intégral dans la perspective des Jeux olympiques de 2008. Comme tous ses voisins, Tiejun Zhao a perdu son poste depuis que l’entreprise d’Etat qui l’employait a fermé ses portes, il y a quelques années. Jouissant d’une petite indemnité de chômage, il avait surtout pu conserver le logement au loyer très modéré attaché à son ancien emploi. Au printemps, il a reçu un avis de l’administration locale. Il avait jusqu’au 1er juin pour vider les lieux contre une indemnité de 7000 yuans (636 euros) par mètre carré, alors que les prix d’achat actuels sur le marché immobilier sont deux à trois fois plus élevés. Sur les 735 familles concernées, 205 ne se sont pas laissé intimider et ont décidé de se battre pour une compensation leur permettant de retrouver un logement à Pékin et non pas dans la lointaine périphérie, voire en province.
"Derrière la porte de chaque famille, explique Tiejun Zhao, il y a un gros couteau ou une barre de fer. C’est pour nous défendre contre les hommes de main des promoteurs alliés aux fonctionnaires locaux qui se font une fortune sur notre dos." "En Chine, celui qui a l’argent fait la loi, renchérit un voisin qui s’est fait molester, il y a peu, par un inconnu."
Ces derniers mois, le quartier a enregistré quatorze morts violentes dont un suicide. "L’injustice et l’insécurité provoquent la mort", poursuit Tiejun Zhao. Un attroupement de mécontents se forme. "Qui peut habiter au Fortune Plazza", interroge une femme. Qui peut payer des appartements à 20 000 yuans (1818 euros) le mètre carré ? Deng Xiaoping a dit qu’il fallait laisser une minorité s’enrichir en premier. C’est fait. Mais il y a surtout une vaste majorité de pauvres." Une autre renchérit: "Nous ne demandons pas un retour à l’égalité de Mao, mais le respect de nos droits qui sont les mêmes que ceux des riches."
Depuis une quinzaine d’années, à la faveur de la conversion de la Chine au "socialisme de marché", l’urbanisation du pays a connu un spectaculaire coup d’accélérateur. En 1949, seuls 10% des Chinois vivaient en ville. Dix ans plus tard, ce taux était passé à 15%. Un niveau qui allait rester longtemps stagnant. En 1990, le taux d’urbanisation n’était encore que de 19,8%. Mais la croissance accélérée qu’a connue la Chine depuis a propulsé ce taux, en 2003, à 40,53(sur une population totale de 1,3 milliard d’habitants). En 2020, plus d’un Chinois sur deux sera un citadin. Cette explosion s’est accompagnée d’une polarisation de la richesse, avec l’expulsion de millions de citadins pauvres, contraints de quitter le centre des villes où tours de bureaux, hôtels de luxe et immeubles de standing ont pris la place des vieux quartiers de brique.
Elle a également entraîné le déplacement forcé de 40 millions de paysans dont les terres ont été réquisitionnées pour agrandir les villes (voir encadré p. 24). Les démolisseurs agissent de façon expéditive. Les résidents sont parfois avertis seulement quelques semaines à l’avance en découvrant peint sur leur maison le caractère chai, synonyme de démolition. Mais le coeur du problème est la faiblesse des indemnisations. Celles-ci doivent, selon la loi, être calculées en fonction du prix du marché et sur la base d’un accord entre le promoteur immobilier, le bureau administratif des démolitions et déplacements et les résidents. Dans la pratique, la dernière partie n’est jamais consultée et se voit imposer une offre globale de départ. Trois cas de figure se présentent alors : soit les habitants acceptent et doivent s’endetter s’ils veulent pouvoir acheter un nouveau logement dans le quartier, soit ils empochent l’indemnisation pour s’installer en lointaine banlieue, soit ils refusent. En cas de résistance, les autorités locales ordonnent la démolition. Les récalcitrants sont alors l’objet de menaces psychologiques ou physiques avec l’intervention de la police ou d’hommes de main recrutés parmi les ex-prisonniers. Puis, les bulldozers entrent en scène de jour ou de nuit engloutissant des maisons parfois encore habitées.
Dix millions de pétitionnaires
D’abord sporadique, la contestation a enflé, pour devenir l’une des principales sources du mécontentement antigouvernemental. Si les citadins voient plutôt d’un bon oeil la démolition de leur ancien habitat hérité du communisme -où régnaient la promiscuité et le manque d’hygiène - pour faire place à des constructions modernes équipées de chauffage et de sanitaires individuels, ils s’insurgent contre la faiblesse des indemnisations et les violences.
En 2003, dix millions de personnes dans tout le pays ont signé des pétitions (shangfang) pour réclamer justice auprès d’organes gouvernementaux d’échelon supérieur. A peine 2% ont obtenu une réponse -rarement positive-, révèle une enquête récente de l’Académie chinoise des sciences sociales.
"Nous vivons dans une dictature pire que celle du Kuomintang !", s’exclame Ye Minjun, jeune homme de 22 ans. En 2001, l’appartement et le restaurant que possédaient son père et son oncle ont été rasés "pour les Jeux olympiques". Au lieu du million de yuans de dédommagement auquel ils avaient droit, ils n’en ont touché que 100 000. L’oncle a tenté de se suicider. Quant au père, Ye Guozhu, après trois ans de réclamations, il a décidé cet été avec soixante-dix autres pétitionnaires d’organiser une manifestation. Il a été arrêté et la manifestation a été interdite. "Je n’ai aucune nouvelle, poursuit Ye Minjun. Je sais juste qu’il est détenu dans une prison de Pékin pour troubles à l’ordre social."
Diverses études universitaires chinoises mettent pourtant très ouvertement en garde le Parti communiste contre le risque d’aggravation des tensions si rien n’est fait pour améliorer la loi et surtout l’appliquer. En mars 2004, le Parlement a amendé la Constitution et introduit le principe de la protection des droits de l’homme et de la propriété privée. Mais encore faut-il que cela se traduise en texte de loi. C’est le principal espoir des victimes de l’arbitraire pour obtenir justice. A l’image de Ye Guozhu, de très nombreux citoyens tentent de s’unir pour mieux se défendre. Jusqu’ici, pourtant, le Parti s’en tient à sa tactique consistant à tuer dans l’oeuf toute forme d’opposition organisée afin d’atomiser la société et mieux la contrôler. En 2003, le pouvoir a procédé à l’arrestation de deux avocats des déplacés forcés : Xu Yonghai et Zheng Enchong. Tous deux ont été condamnés sous prétexte d’avoir révélé des "secrets d’Etat". Zheng Enchong défendait les habitants d’une parcelle qui a été au coeur du plus grand scandale politico-financier de Shanghai et qui a entraîné la chute de l’homme d’affaires Zhou Zhengyi. Ce cas classique de corruption avait des ramifications jusque dans l’entourage de l’ex-président Jiang Zemin. Si la corruption et la spéculation immobilière bénéficient souvent de soutiens à l’échelon supérieur, elles concernent essentiellement les pouvoirs locaux. De nombreux Chinois, considèrent qu’ils sont les principaux responsables et attendent d’un pouvoir central, parfaitement informé de la situation, des sanctions contre les coupables. Attitude qui s’inscrit dans une tradition chinoise associant l’empereur, ou la direction centrale, à une forme de justice supérieure défendant le peuple contre les intérêts locaux qui l’oppriment. Les dirigeants à Pékin jouent d’ailleurs volontiers sur ce registre et ils n’hésitent pas à se présenter en réParateurs de torts. Mais la résolution du problème dépasse largement la sanction de fonctionnaires locaux corrompus. Elle passe avant tout par une réforme politique et par une séParation des pouvoirs (voir Repères p. 23)... qui n’est pas à l’ordre du jour. En octobre dernier, le PC chinois, certes traversé par des débats internes, mais avant tout préoccupé de sa survie politique et craignant une amplification des troubles sociaux, a fini par imposer sa censure sur la presse "libérale". Ce fut notamment le cas du Liaowang Dongfang (L’Observateur d’Orient), journal de tendance "réformatrice" contrôlé par l’agence Chine nouvelle, qui avait publié des articles sur la question foncière.
"Le peuple souffre"
Loin de s’essouffler, les mouvements redoublent. Les pétitionnaires dénoncent les promesses non tenues du président Hu Jintao et du Premier ministre Wen Jiabao d’introduire plus de justice sociale dans les réformes économiques. Sur les tours en chantier du quartier Guanghuali, on peut lire ce slogan du Parti: "L’homme est à la base du développement". Sur l’immeuble de Tiejun Zhao, on peut lire ce poème: "Le peuple souffre, le peuple est en difficulté, le peuple craint par-dessus tout les déplacements forcés. Nous sommes comme des poissons sur la planche du cuisinier. La violence des fonctionnaires et des promoteurs égale celle du tigre. N’ont-ils pas tiré la leçon du passé ?"