Pourtour méditerranéen : si proches, si loin...

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Plus de 400 millions d'hommes et de femmes cohabitent dans le pourtour méditerranéen. Même s'ils ont un air de famille, leurs cultures et leurs histoires sont très différentes. L'idée de les rassembler est européenne. Et tout sauf désintéressée.

Par Yann Mens

Frères, cousins ou juste voisins... Les riverains de la Méditerranée naviguent entre des identités. La géographie les fait vivre côte à côte. Les flux migratoires et les échanges économiques les rapprochent. La politique souvent les éloigne, au Proche-Orient surtout. A travers le Partenariat euro-méditerranéen, qui célèbre en 2005 son dixième anniversaire, l’Union prétend les rassembler, sinon les unir, en une grande région. Sans grand succès jusqu’à présent. Le processus lancé à Barcelone piétine. Et pour cause. Personne n’est d’accord sur ce qu’est la Méditerranée. Ni sûr de vouloir s’identifier à cette communauté aux contours flous.

Certes, la "mer au milieu des terres", est bien là, palpable, avec ses 3800 kilomètres de pourtour. Et de Barcelone à Beyrouth, les pays qui sont adossés à son rivage comptent plus de 400 millions d’habitants. Mais hormis ce voisinage, qu’ont réellement en commun aujourd’hui les Méditerranéens d’Europe, d’Asie et d’Afrique du Nord ? Une culture forgée au fil des siècles par le climat, la terre et les échanges maritimes ? Malgré la présence de la vigne ou de l’olivier d’un bout à l’autre du rivage, c’est la diversité des sociétés qui l’emporte sur leur unité.

Zoom Les relations Europe-Méditerranée

Le Partenariat euro-méditerranéen, lancé en 1995 à Barcelone, regroupe les 25 Etats de l’Union (dont Chypre et Malte depuis mai 2004) et dix membres du Maghreb et du Proche-Orient : l’Algérie, l’Autorité palestinienne, l’Egypte, Israël, la Jordanie, le Liban, le Maroc, la Syrie, la Tunisie et la Turquie.

L’historien Fernand Braudel s’était efforcé de découvrir une identité méditerranéenne en rapprochant l’histoire humaine du sol et de la mer. Mais, comme l’observe le géographe Marcel Roncayolo, "pour l’homme, comme pour son cortége, plantes, animaux, modèles d’aménagement, la Méditerranée est peut-être voie de passage et de diffusion (par la mer ou par les rives) plus que de stricte origine"1. Pour Braudel lui-même, toute la Méditerranée consiste en mouvement dans l’espace.

Les anthropologues accordent aux sociétés riveraines "un air de famille". Guère plus. "Migrations, échanges, contiguïté spatiale des communautés ne signifient pas fusion, insistent Christian Bromberger et Jean-Yves Durand2 [...]. Même aux périodes les plus harmonieuses de l’histoire du monde méditerranéen, (dans les villes portuaires du xixe et du premier xxe siècle, par exemple), les relations entre communautés n’ont jamais abouti à la formation de collectivités métisses, mais se sont traduites au mieux par une coexistence pacifique et empreinte de curiosité sympathique." Ce sont en réalité ces oppositions entre voisins, "ni trop proches, ni trop lointains", qui forment la spécificité de l’espace méditerranéen. Selon les moments de l’histoire, ces "ennemis complémentaires se crispentbelliqueusement sur leurs différences, se regardent en chiens de faïence ou observent des trêves bienveillantes. D’un côté la guerre, la cacophonie concurrentielle des cloches, des muezzins et des shoffar, de l’autre, l’harmonie andalouse".

Un espace toujours divisé

Témoin de cette diversité et de ces tensions récurrentes, la Méditerranée n’a jamais été unie politiquement depuis l’Empire romain et son Mare Nostrum. Ni les conquérants arabes, ni l’Empire Ottoman ne sont parvenus à en contrôler tout le rivage. Au début du xxe siècle, la France s’est bien vue "comme une nouvelle Rome, restaurant les liens entre les deux rives de la Méditerranée"3, mais elle n’a colonisé qu’une partie du Maghreb et établi un fugace protectorat au Levant (Liban, Syrie). La décolonisation, au contraire, a donné naissance sur la rive sud à des Etats-nations, jaloux de leur souveraineté et de leur indépendance fraîchement conquise.

Au point que le concept même d’identité méditerranéenne provoque de virulentes réactions de rejet, dans le monde arabe surtout qui continue à rêver d’unité du Maroc jusqu’à au Golfe Persique. "Beaucoup d’intellectuels du Sud refusent cette référence [méditerranéenne] perçue comme une falsification et une insulte, quand se creusent les écarts entre le Nord et le Sud et que les conflits guerriers soulignent la force des solidarités religieuses et des oppositions entre l’Ouest et le reste", observent C. Bromberger et J. Y. Durand4. "La célébration de la solidarité méditerranéenne est un discours européen trop en porte-à-faux avec la réalité du Sud pour y être crédible", confirme le politologue Jean Robert Henry5.

Dans ce contexte historique et culturel mouvant, l’idée de rassembler les deux rives en un partenariat politique apParaît pour le moins volontariste, mais surtout intéressée. Elaboré en Europe, le projet porte la trace de son époque, la fin de la guerre froide. Et la marque de ceux qui l’ont conçu, les Etats du sud de l’Union. Longtemps, la Communauté européenne s’est contentée d’avoir avec les pays de la rive sud des relations distantes, sur un mode essentiellement bilatéral. C’est en 1972 que l’ébauche dapproche collective se dessine, à travers la Politique méditerranéenne globale, qui prévoit la négociation d’accords commerciaux avec tous les pays du pourtour méridional. L’entrée de la Grèce (1981) dans la communauté, puis celle de l’Espagne et du Portugal (1986) a un effet contradictoire. D’une part, le flanc sud de la CE s’agrandit, forçant la famille européenne à s’intéresser davantage à ce qui se passe sur ses rivages méridionaux, notamment après la première guerre du Golfe (1991) et l’éclatement de la Yougoslavie. Mais d’autre part, l’adhésion des trois Européens du sud accroît le clivage entre les pays méditerranéens qui sont (ou peuvent devenir) membres de la communauté et ceux qui sont destinés à rester à ses portes. Cette ambiguïté est inscrite dans l’intitulé même du Partenariat euro-méditerranéen lancé par l’Union en 1995. "Euro" s’oppose à "méditerranéen" omme si la rive nord n’appartenait pas vraiment à la Méditerranée... Au-delà de cette étrangeté sémantique, les promoteurs du Partenariat, la France et l’Espagne surtout, ont des objectifs très concrets. Et centrés sur le Maghreb. Alors que la violence fait rage en Algérie, ils veulent prévenir la poussée islamiste sur la rive sud et les migrations incontrôlées vers la rive nord.Ils affirment donc vouloir bâtir une zone de stabilité, de prospérité et de paix en favorisant le développement économique, la bonne gouvernance et la démocratisation au Maghreb et au Proche-Orient. Autant de valeurs supposées communes aux Etats partenaires, mais qui traduisent surtout la propension de l’Union à exporter son modèle vers la rive sud.

Or si par le biais de leurs échanges économiques, les Etats européens ont peu à peu appris à coopérer sur le plan politique, ce fut dans un contexte de développement assez comParable. A l’inverse, les relations entre les deux rives de la Méditerranée sont totalement déséquilibrées. Les pays européens riverains produisent 90% du PNB du bassin alors qu’ils ne représentent que 40% de sa population6. Par ailleurs, les pays de la rive sud font 50% de leurs échanges avec l’Union tandis qu’ils ne représentent que 8% du commerce extérieur européen. Qui plus est, les échanges économiques entre pays du Maghreb et du Proche-Orient restent limités, alors que les tensions politiques sont toujours à vifs. Entre Israël et ses voisins bien sûr, mais aussi entre l’Algérie et le Maroc, éternels rivaux au Sahara Occidental. Quant à la démocratisation, ce n’est pas la priorité des pouvoirs autoritaires du Sud qui tiennent la société civile sous le boisseau.

Le volet économique du partenariat est en outre clairement inspiré par une philosophie très libérale (ouverture des frontières, privatisations...) imposée à un Sud pauvre alors que la riche Union se l’applique à elle-même avec précaution. Attestent de cette philosophie "l’adoption des programmes d’ajustement structurel, la primauté des logiques économiques sur les logiques sociales et de développement, la conviction (du moins chez les partenaires du Nord...) que la libéralisation économique amène la libéralisation politique", observe Béatrice Hibou7.

Dès le départ, se joue donc entre les deux rives un jeu d’esquive. Les gouvernements du Maghreb et du Moyen-Orient feignent de croire à tous les volets du Partenariat alors que ce sont l’aide financière de l’Union et un éventuel accès à ses marchés qui les intéressent. De son côté, l’Union, de plus en plus préoccupée par le contrôle des flux humains à sa frontière méridionale depuis le 11 septembre, continue d’invoquer la solidarité méditerranéenne. Sa politique d’élargissement ontredit cette profession de foi. Car elle creuse le fossé entre pays méditerranéens. Chypre et Malte entrent dans l’Union en mai 2004. La Turquie obtient une date pour l’ouverture formelle des discussions en octobre 2005. Les pays arabes se voient signifier, en creux, leur "différence".

Une rive nord riche, une rive sud jeune

Pourtant, géographie oblige, l’Union doit trouver une bonne distance et un modus vivendi avec ces proches voisins. D’autant qu’ils sont très présents sur son sol au travers des communautés migrantes. Et que la circulation des biens, des hommes, mais aussi des valeurs et des idées, ne cesse de s’intensifier en Méditerranée. L’expérience acquise en Europe Centrale ne lui sert guère, car ces pays n’ont consenti une partie des efforts accomplis depuis 1989 que parce que l’Union leur promettait une possible adhésion. A vue humaine, une telle proposition Paraît improbable pour les pays du Maghreb et du Proche-Orient. L’Europe doit pourtant décider ce qu’elle est prête à offrir à ces sociétés. Au-delà d’une rhétorique sur la solidarité des hommes de Méditerranée.

  • 1. in La Méditerranée dir.D. Borne et J. Scheibling
  • 2. L’anthropologie de la Méditerranée, Maisonneuve et Larose, 2001
  • 3. La Méditerranée comme espace inventé, Pierre Willa, Jean Monnet Workin Papers, 1999
  • 4. Bromberger et Durand, op.cit.
  • 5. L’humanisme européen à l’épreuve des réalités méditerranéennes, Etudes européennes, janvier 2004
  • 6. Jean Pierre Paulet, in La Méditerranée (SEDES, 2004)
  • 7. "Les faces cachées du Partenariat euro-méditerranéen", Critique Internationale, n°18, Janvier 2003.

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