Maroc-Espagne, l’impossible frontière

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Madrid et Rabat agissent de concert dans la chasse aux clandestins. Mais, Paradoxe, l'agriculture espagnole repose sur les immigrés marocains. Et la stabilité du Maroc sur les devises de ses trois millions d'émigrés en Europe. Enquête.

D’un côté du détroit de Gibraltar, l’Espagne adossée à la riche Europe. De l’autre le Maroc et derrière lui toute l’Afrique. Ce bras de mer de 14 kilomètres, qui sur les cartes sépare deux continents, est une frontière impossible. Certes en principe, l’Union européenne est quasiment fermée à l’immigration économique. Mais au vu des différences de niveau de vie entre les deux continents, cette fermeture est une illusion, comme le prouvent les naufrages de pateras, ces embarcations qui traversent clandestinement la Méditerranée et sombrent parfois à quelques centaines de mètres des rivages andalous. Ni l’Espagne, ni le Maroc ne peuvent seuls mettre un terme à cette tragédie, tant les enjeux qu’elle dévoile dépassent les deux riverains du détroit, tant aussi leurs intérêts sont complexes et leurs relations bilatérales sont ambiguës.

Madrid, douanier de l’union

L’Espagne est aujourd’hui devenue, comme la France, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, un pays d’immigration. Une situation à laquelle elle ne s’attendait guère lorsqu’elle est entrée dans la Communauté européenne en 1986. A l’époque, le pays ne comptait pratiquement pas de résidents étrangers sur son sol. Dix-huit ans plus tard, ils représentent au moins 5% de la population espagnole, dont de nombreux sans papier. Les Marocains (300000 personnes) forment, avec les Latino-Américains (Equatoriens, Colombiens...), l’une des principales communautés étrangères vivant en Espagne. Une immigration qui est le fruit de la proximité géographique et de l’histoire, car le nord du Maroc fut un protectorat espagnol de 1912 à 1956. Une immigration surtout qui a transformé l’Espagne en douanier de l’Union sur les côtes méditerranéennes.

Madrid a, en effet, rejoint la famille européenne au moment où celle-ci posait les bases de sa politique commune en matière d’abolition des frontières intérieures, de visas et d’immigration. Ce processus devait se traduire par l’adoption des accords de Schengen entrés en vigueur en 1995. Madrid, dont l’arsenal juridique en la matière était jusque-là quasi-inexistant, a dû rapidement élaborer des loi sur le statut des étrangers. La première a été adoptée en 1986, puis complétée en 1996 pour favoriser l’intégration des immigrés. Un nouveau texte lui a succédé en 2000 qui, sous l’impulsion du Parti Populaire (droite), a ac-centué la répression contre les mi-grants illégaux alors même que ceux-ci font fonctionner des pans entiers de l’économie espagnole, dans les services et l’agriculture surtout.

Parallèlement, Madrid a été un des promoteurs du Partenariat euro-méditerranéen, le processus de Barcelone, lancé en 1995. L’un des objectifs de celui-ci était de favoriser dans les pays de la rive sud un développement économique susceptible de limiter la poussée migratoire. Dix ans plus tard pourtant, le détroit de Gibraltar et les Canaries sont devenus l’une des principales portes d’entrée de l’Union pour les migrants illégaux, qu’ils soient issus du Maghreb ou qu’ils transitent par son sol, comme les Africains subsahariens. Le Partenariat n’a pas rempli son objectif, faute de moyens financiers européens et de volonté politique des deux côtés de la Méditerranée. Mais aussi parce que, depuis le 11 septembre, sa dimension strictement sécuritaire est devenue dominante.

Or, aussi sophistiqués soient-ils, les contrôles douaniers et policiers ne pourront pourtant pas transformer le détroit en frontière infranchissable. D’abord parce que l’on n’interrompt pas brutalement une histoire ancienne et des liens de dépendance puissants. Le Maroc compte près de trois millions de citoyens installés à l’étranger, essentiellement en Europe qui ont tissé des réseaux solides (familiaux, ethniques, commerciaux...) entre les deux rives de la Méditerranée. Et le phénomène ne se tarit pas. Au-delà des régions traditionnelles d’exil (le Souss au sud-ouest ou le Rif au nord), de nouvelles provinces marocaines concentrent désormais l’essentiel de l’émigration vers l’Espagne et l’Italie. Il s’agit des régions centrale (entre Beni Mellal, Khourigba et Kasba Tadla) et orientale (entre Oujda Figuig et Bouarfa). Des zones dont l’économie agricole est en crise, et dont les villes, de taille moyenne, ne sont à même d’absorber ni l’exode rural, ni les jeunes diplômés qui arrivent sur le marché du travail. Dans ce contexte, l’émigration est une manne indispensable pour le Maroc. En 2003, le pays a reçu plus de 3 milliards d’euros de ses ressortissants à l’étranger. Le pays, dont la situation économique et politique ne s’améliore que très lentement, est incapable de se passer de cet apport financier.

Méfiances et intérêts opposés

La situation économique de la plupart des pays d’Afrique noire est encore plus dramatique que celle du royaume chérifien et pousse leurs habitants à l’exil. Les émigrants africains effectuent des trajets chaque fois plus risqués en camions au coeur du Sahara ou par la côte (Sénégal, Mauritanie, Sahara-Occidental) pour parvenir jusqu’au Maroc. Arrivés dans le royaume, ils attendent souvent pendant des mois dans les médinas et les bidonvilles de Tanger ou Tétouan l’opportunité d’accéder au territoire espagnol (Andalousie, Canaries). D’autres tentent de s’approcher de Ceuta ou Melilla, deux enclaves espagnoles au nord du Maroc. Certains enfin, las d’essayer en vain ou sans moyens financiers pour payer le passeur, se mettent au service des mafias marocaines. Pour l’instant, le Maroc est seulement un pays de transit, mais il est probable qu’à long terme, il se convertisse en lieu d’installation pour les Africains, si le niveau de vie s’y élève plus vite que celui des pays du Sud du Sahara.

Dans ce contexte mouvant, le Maroc et l’Espagne ont une attitude ambivalente, reflet de vieilles méfiances et d’intérêts en partie opposés. L’immigration n’est en effet qu’un sujet parmi d’autres de débats et de tensions (zones de pêches, concurrence des produits agricoles, souveraineté sur Ceuta et Melilla...) entre les deux capitales, le minuscule îlot du Persil/Laïla les ayant conduites au bord de l’affrontement à l’été 2002. Les attentats du 11 septembre, puis ceux de Casablanca (16 mai 2003) et de Madrid (11 mars 2004) ont certes rapproché les deux capitales. Mais elles ont aussi favorisé une confusion croissante entre la guerre antiterroriste et le contrôle des migrations. Depuis février 2004, des patrouilles maritimes conjointes sont organisées par Madrid et Rabat. Entre le 1er janvier et le 31 août 2004, 11000 migrants clandestins ont été interpellés sur la côte méditerranéenne espagnole et dans les Iles Canaries (contre 19 000 en 2003, dont 60% de Marocains).

Rabat a bien compris qu’elle pouvait monnayer son rôle policier et tente d’obtenir une aide financière en échange du contrôle de ses frontières. Un contrôle qui, dans la pratique, est pourtant relâché, tant les autorités savent que l’apport financier des émigrés marocains est vital pour la stabilité du royaume.

Les migrations internationales via la Méditerranée en 2001

L’Espagne et le Maroc ont néanmoins signé, en 1992, un accord de réadmission qui prévoit que les migrants illégaux marocains interceptés par les forces de l’ordre espagnoles sont immédiatement renvoyés dans leur pays. Vingt mille personnes ont été ainsi rapatriées au Maroc en 2003, Madrid préférant ignorer les conditions dans lesquelles s’effectuent ces retours forcés. Les Africains qui ont transité par le Maroc et sont interceptés par les autorités espagnoles sont eux aussi expulsables par l’Espagne. Sur le papier, au moins. Car en pratique, faute d’accord de réadmission avec la plupart des Etats subsahariens, ou à défaut de pouvoir établir clairement l’origine des individus, l’Espagne les laisse végéter dans des limbes administratives : ils restent dans le pays et attendent de pouvoir régulariser leur situation en décrochant un emploi... Le gouvernement espagnol procède régulièrement à des opérations de régularisation de ces sans-papiers qui vivent sur son sol et font fonctionner une partie de son économie. En cela, il est vrai, Madrid ne fait que suivre l’exemple de ses voisins du nord, illustrant les hésitations de l’Union face à une poussée migratoire qui va se poursuivre et face à laquelle l’Europe devra imaginer d’autres solutions qu’un simple repli défensif.

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