Un libre-échange inégal

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En poussant les pays du Sud à ouvrir leurs marchés, l'Europe prend le risque de mettre en péril leurs économies. Et de les priver de recettes douanières indipensables au financement de l'Etat. A un moment où les demandes sociales explosent.

C’est l’Europe qui a fait le premier pas vers la liberté des échanges économiques en Méditerranée. Dès le départ cependant, l’ouverture des frontières était mesurée à l’aune de ses intérêts et de sa puissance. Elle l’est toujours. Au risque de provoquer dans les pays de la rive sud (Maghreb et Moyen-Orient), aux économies fragiles, des chocs déstabilisateurs.

Au cours des années 70, la Communauté européenne a supprimé les droits de douane qu’elle imposait aux produits manufacturés (et seulement ceux-là) des pays de la rive sud (Maghreb et Moyen-Orient). Par la suite, dans le cadre du Partenariat euro-méditerranéen lancé en 1995, l’Union leur a proposé de signer des accords d’association. Objectif : créer une vaste zone de libre-échange entre les deux rives à l’horizon 2010 afin de stimuler le développement économique du Sud et d’assurer la stabilité politique de toute la Méditerranée.

A l’exception de la Syrie avec qui les négociations sont en cours, de tels accords ont aujourd’hui été signés avec tous les pays méditerranéens. Ils prévoient que ces derniers suppriment à leur tour leurs droits de douane sur les produits industriels venus d’Europe. En échange, l’Union a mis en place un dispositif politique et un accompagnement financier qui doit aider ces pays à s’adapter à cette nouvelle donne : accroissement de la productivité, bonne gouvernance, réforme fiscale... Le programme d’aide Meda s’élève à 5 milliards d’euros pour la période 2000-2006. Un montant modeste si on songe que les pays d’Europe centrale recevront par habitant dix fois plus au cours de la même période.

Entrées et sorties sur le marché du travail (en milliers).

L’urgence de réformes

L’accompagnement est indispensable pour les pays méditerranéens. Car les effets prévisibles du libre-échange peuvent y être conséquents. La disparition des tarifs douaniers entraînera d’abord une hausse des importations de produits européens et partant, une certaine dégradation de la balance commerciale de ces pays. Mais surtout, elle nécessitera de profondes réformes fiscales sans lesquelles le déficit public augmentera, car le produit des taxes douanières représente une part importante des recettes de l’Etat. Ainsi, au Maghreb, le budget devrait se voir amputé, en cumulé, de 10% (Maroc) à 20% (Algérie) de ses recettes, la Tunisie se situant au milieu de la fourchette. Une véritable purge alors que ces pays font face à des besoins considérables dans les secteurs sociaux (santé, éducation...) déjà défaillants. Plusieurs conditions seraient nécessaires pour que les pays du Sud bénéficient de leur association avec l’Union. Il serait d’abord logique que les produits agricoles -un des principaux atouts de certains des pays méditerranéens-, soient inclus dans les accords. Mais la France, et surtout l’Espagne et l’Italie, ne veulent pas que les agrumes marocains ou l’huile d’olive tunisienne concurrencent leurs productions.

Ensuite, il faudrait que le secteur privé européen, et pas seulement l’aide publique, prenne la direction du Sud. L’afflux d’investissements directs étrangers, qui était l’un des retombées attendue des accords d’association, ne s’est toujours pas produit. Les pays méditerranéens, aux marchés trop étroits et aux réglementations trop bureaucratiques, demeurent peu attractifs pour les entrepreneurs de la rive nord. Enfin, la disparition des barrières entre l’Union et la rive Sud devrait être complétée par un processus identique au sein du Maghreb et du Machrek. Or, du fait de la résistance des gouvernements locaux, ce processus Sud-Sud est encore balbutiant, et les marchés restent cloisonnés. L’accord d’Agadir signé en 2004 par l’Egypte, la Jordanie, le Maroc et la Tunisie vise cependant à établir une zone de libre-échange entre ces pays.

Il est d’autant plus important de contrebalancer les effets négatifs potentiellement induits par les accords d’association qu’ils se produisent à un moment critique pour les pays méditerranéens. Ceux-ci sont confrontés à deux autres chocs. Le premier est commercial. Depuis le 1er janvier 2005, les pays membres de l’OMC ont supprimé tous les quotas appliqués aux échanges de produits du textile-habillement dans le cadre des Accords multifibres mis en place en 1974. Or, le textile représente entre la moitié (Egypte et Maroc) et les deux tiers (Tunisie) des exportations manufacturières des pays méditerranéens vers l’Union. Et ce secteur industriel n’a pu s’y développer que grâce aux préférences que l’Europe a accordées à ses partenaires de la rive sud.

Textile : la concurrence chinoise

La fin des quotas textiles risque de provoquer une concurrence accrue dans ce secteur et une forte progression des parts de marché de la Chine, qui a adhéré à l’OMC fin 2001. Une étude de l’OMC1 estime que la part des exportations textiles chinoises va passer de 16% à 50% sur le marché américain et de 18% à 29% sur le marché européen. Et la part des pays méditerranéens sur ce dernier se réduirait de 20% à 15%. La baisse tendancielle de leurs parts de marché au cours des dernières années montre que cette prévision est sérieuse.

Flux d’investissements européens par zone géographique en 1994-2001 (en %)
Répartition des stocks d’investissement européen par pays de la rive sud en 2002.

Le second choc auquel sont confrontés les pays méditerranéens est social. Du fait de la transition démographique, les arrivées sur le marché du travail vont culminer au cours des prochaines années (jusqu’en 2010 environ) : la population active va croître à un rythme supérieur à 3% par an contre 1,8% pour la population totale. En théorie, cette "manne démographique" constitue une opportunité pour accélérer la croissance, puisqu’elle augmente la force de travail potentielle. En pratique, elle constitue surtout un défi considérable en termes de création d’emplois pour les jeunes qui vont arriver sur le marché du travail. Des taux de croissance de plus de 6% par an seraient ainsi nécessaires pour stabiliser le chômage à son niveau actuel. La comParaison entre ces chiffres et le taux de croissance moyen du PIB au cours des cinq dernières années (2% par an) met en évidence le défi auxquels ces pays sont confrontés. On peut en déduire que la régulation des flux migratoires -une motivation majeure de l’UE pour signer des accords d’association- restera d’une actualité brûlante.

Alors que l’Europe vient de procéder à son élargissement à l’Est, il est trop tôt pour évaluer l’ampleur des différents chocs évoqués ici. Mais l’Union ne pourra échapper à terme à une réflexion de fond sur sa relation avec les pays méditerranéens. La nouvelle Politique de voisinage, ébauchée par Romano Prodi, offre une vision des rapports que l’Europe pourrait établir avec la rive sud, mais aussi avec l’Ukraine, la Moldavie ou la Biélorussie: une libre circulation des biens, des services, des capitaux et des hommes "de Marrakech à Moscou", selon l’expression de Chris Patten, ancien Commissaire européen aux relations extérieures. Mais sans participation aux institutions communautaires. Cette perspective sera-t-elle suffisamment mobilisatrice pour les voisins de l’Union?

  • 1. H. K. Nordas, "The Global Textile and Clothing Industry post the Agreement on Textiles and Clothing", OMC, Genève, 2004.

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