Notre ami Ben Ali

6 min

L'exemple tunisien est révélateur. La peur de l'islamisme conduit les Européens à soutenir un dictateur qui sacrifie à sa survie l'avenir de toute une population. Et continue ainsi à faire le lit de l'islam politique.

Le président Ben Ali l’a bien compris. Il peut être " élu " et réélu à la tête de la Tunisie avec des scores ubuesques (94,49% des voix en octobre 2004), il reste pour l’Europe, et singulièrement pour la France, le bon élève de la classe méditerranéenne. Au premier abord, la Tunisie a tout pour plaire à l’Union. Le régime de Ben Ali est installé au pouvoir depuis 1987. A la différence de l’Algérie, le pays a évité la guerre civile. Et, sans pour autant se bousculer, les investisseurs étrangers le préfèrent à ses voisins maghrébins. La démocratie et les droits de l’Homme, en revanche, sont relégués par l’Union à l’arrière-plan. L’exemple tunisien révèle toutes les ambiguïtés du Partenariat euro-méditerranéen. Au-delà de la rhétorique sur la promotion de la société civile, le processus de Barcelone initié en 1995, a aux yeux des gouvernements qui l’ont signé, de part et d’autre de la Méditerranée, des objectifs d’abord sécuritaires et économiques. Les gouvernements arabes l’utilisent dans un sul but: assurer leur maintien au pouvoir, dosant pour cela leurs gages à la puissante Europe. Ainsi, le régime Ben Ali et sa bureaucratie sont-ils passés maîtres dans l’art de l’esquive. Tunis traîne sans cesse des pieds dans l’application de l’accord d’association qu’elle a signé avec l’Europe dès 1995, tardant à réduire les droits de douane ou les barrières tarifaires aux importations européennes.

La manipulation du processus

De même, les privatisations, pièce maîtresse de la libéralisation économique, avancent en Tunisie à un train de sénateur. Et le régime Ben Ali a su habilement manipuler le processus pour garder la mainmise sur le secteur privé et favoriser sa clientèle politique.1 Cette guerre d’usure, pourtant, n’empêche pas la poursuite du mouvement de libéralisation économique.

L’Union, de son côté, fixe au Partenariat euro-méditerranéen deux objectifs très concrets et de court terme. Sur le premier -faire des Etats de la rive Sud des garde-frontières de l’Union - la Tunisie remplit sa part du contrat: grosso modo les flux de migrants vers la France et l’Italie sont contenus. Le second objectif est de prévenir la montée en puissance du mouvement islamiste au Maghreb et au Machrek. Cette lutte contre l’islamisme dont la priorité s’est accentuée depuis le 11 septembre est fondée sur un volet policier, la répression, et sur un volet économique,la libéralisation étant censée apporter la prospérité et priver les mouvements islamistes d’un terreau social propice à leur implantation.

Sur le plan policier, Ben Ali a choisi, dès 1991, la voie de la répression. Le parti Ennahda, pourtant modéré et qui n’a de cesse de chercher un modus vivendi avec le pouvoir en place, est interdit, ses principaux dirigeants sont en exil et plus de cinq cent militants croupissent dans les geôles du régime.

Sur le plan économique aussi, malgré la résistance passive du régime, la Tunisie apParaît comme un élève prometteur. Le PIB par habitantaugmente régulièrement depuis dix ans. Mais cette hausse masque l’accroissement des inégalités dans la société tunisienne. La croissance de la richesse nationale profite aux propriétaires et aux dirigeants des entreprises, alors que le niveau de vie de la masse de la population régresse.

Le régime Ben Ali remet progressivement en cause tous les mécanismes de redistribution et de promotion sociale que Habib Bourguiba (1956-1987) avait mis en place après l’indépendance: subventions des produits de première nécessité, quasi-gratuité de la santé et de l’éducation... Conjugués à la petite rente pétrolière des années 70, ils avaient permis l’émergence d’une classe moyenne. Or, son existence même est aujourd’hui menacée. Car le régime Ben Ali a remplacé la redistribution autoritaire des années 60-70 par un clientélisme de court terme, fondé sur la corruption et l’endettement des ménages.

Des embryons d’infrastructures dans des quartiers populaires ou des régions rurales défavorisées ont, certes, été réalisés mais ces initiatives ciblées, à finalités politiques plutôt que sociales, ne sont pas à même de contrecarrer les effets de la libéralisation. Les salariés sont les grands perdants de l’ouverture du pays au marché international, un nombre croissant d’entreprises locales ne résistant pas à la concurrence des firmes étrangères, notamment dans le secteur textile. Le népotisme des sommets du pouvoir s’ajoute aux facteurs de discrédit et de crise. Les classes moyennes urbaines, héritières de la tradition laïcisante du régime Bourguiba, ont pourtant longtemps formé le principal soutien du pouvoir. Inquiètes devant l’influence du mouvement islamiste dans les années 80, elles ont vu dans le régime policier de Ben Ali le meilleur garant contre l’arrivée au pouvoir d’Ennahda. Ce pari pourrait se révéler être un jeu de dupes. Car de même qu’il les sacrifie sur l’autel de la libéralisation économique, le régime pourrait demain les abandonner pour conserver son pouvoir. En effet -et Ben Ali en est conscient- le mouvement islamiste, tout interdit qu’il soit, bénéficie d’un potentiel certain dans une population très précarisée et révoltée par la montée des discours islamophobes qui accompagnent les guerres de Bush. De leur côté, les partis d’opposition "laïcs", souvent issus des catégories sociales favorisées, semblent, pour l’heure, incapables d’offrir une alternative crédible. En premier lieu, à cause de la répression qui les frappe. Mais aussi en raison de leur élitisme qui leur fait privilégier la recherche de négociations avec le pouvoir plutôt qu’une stratégie de mobilisation populaire. Ce même élitisme les empêche de comprendre que, derrière l’écho du discours islamiste, existent des revendications sociales, politiques et culturelles légitimes et pas seulement une crispation sur des valeurs conservatrices. En réalité, l’objectif de nombre de ces opposants laïcs n’est pas une démocratisation réelle, mais une simple libéralisation de la scène politique : liberté de presse, élections multipartites...

Si demain Ben Ali était soumis à des pressions extérieures significatives, il pourrait fort bien laisser se développer des "poches" d’expression réservées à ces élites. Sans pour autant changer les orientations fondamentales du régime. Une telle libéralisation -superficielle-, contribuerait au discrédit de la démocratie aux yeux de la majorité de la population et pourrait susciter l’apparition de mouvements islamistes radicaux. Un scénario noir pour la Tunisie que ne pourraientt contrecarrer qu’une rupture démocratique profonde et une politique économique mettant au premier plan la satisfaction des besoins sociaux des classes défavorisées.

Le poids de la manne touristique

Le tourisme est le secteur-clé de l’économie tunisienne. Il génère 300 000 emplois directs et indirects. Il reste la première source de devises du pays, même si, depuis 2001, son rôle tend à se réduire.

Le poids de la manne touristique

Le tourisme est le secteur-clé de l’économie tunisienne. Il génère 300 000 emplois directs et indirects. Il reste la première source de devises du pays, même si, depuis 2001, son rôle tend à se réduire.

  • 1. "Tunisie : une libéralisation en trompe-l’oeil" in Les Enjeux 2005, Alternatives Internationales, Hors-Série n°2, novembre 2004

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