Espagne : l’enfer des serres

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Surexploitation, conditions de vie indécentes, racisme : les saisonniers marocains en Andalousie risquent d'être les grands perdants de la régularisation des sans-papier espagnols.

Normalizacion". Depuis l’automne, le mot court d’un bout de l’Espagne à l’autre. A partir de février et durant trois mois, le gouvernement procèdera à un vaste mouvement de régularisation des sans-papiers Ils sont plus d’1 million à travailler dans l’ombre ou à survivre misérablement. Pour eux, c’est l’ultime espoir de pouvoir enfin exister un peu au grand jour. Deux conditions sont nécessaires afin de bénéficier de cette "normalization": fournir au début de la procédure un certificat de résidence de six mois, -l’empadroniamento- et une promesse d’embauche pour un contrat de travail de la même durée. Cette double obligation est inquiétante pour beaucoup. Et, dans les zones d’agriculture intensive, grandes pourvoyeuses de travail illégal ou clandestin, certains observateurs estiment déjà qu’il y aura très peu de régularisations.

Entre Almeria et Malaga, au sud de l’Andalousie, le gros bourg d’El Ejido a vu, en trente ans, sa population passer de 1000 à 60000 habitants. Dans le même temps, des dizaines de milliers d’hectares de serres, les invernaderos, envahissaient ce territoire, l’un des plus arides d’une des provinces les plus pauvres d’Espagne, où le spart, une herbe utilisée pour tresser paniers, cordes, tapis, balais, était l’une des principales ressources du milieu naturel1. Une région grande pourvoyeuse d’émigrants pour le reste de l’Europe -de 1946 à 1987, 2,8 millions saisonniers agricoles traversèrent les Pyrénées pour la France notamment, où main d’oeuvre à bon marché, ils furent employés dans les serres, pour les vendanges, la plantation du riz ou la récolte des fruits.

Ici aujourd’hui, on tranche les falaises rocheuses comme des mottes de terre pour installer quelques serres de plus. D’Almeria partent, chaque jour en haute saison, un millier de camions qui iront déverser en Europe du Nord des montagnes de tomates, d’aubergines, de poivrons...Pendant la saison 2003-2004, 2,67 millions de tonnes de fruits et légumes ont été produits. La moitié (1,46 millions de tonnes)2 a pris le chemin de la France, de la Hollande, et surtout de l’Allemagne.

Naissance d’une ville

Un ensoleillement incomParable et des nappes phréatiques abondantes ont fourni l’environnement géoclimatique idéal à cette production massive. Les techniques ont fait le reste : à l’intérieur des terres, pratique traditionnelle de la culture sur treille pour le raisin; en pays valencien, introduction de l’enarenado, superposition de couches de fumier et de sable; enfin, à la fin des années 60, arrivée du plastique. Tout était en place pour que la serriculture se développe, repoussant l’élevage ovin et caprin vers les montagnes. Le développement du marché européen fera office de starter, fruits et légumes empruntant les circuits de commercialisation utilisés jusqu’alors pour les agrumes.

C’est ainsi qu’apParaîtra El Eljido, une ville sortie de nulle part, là où ne s’élevaient, jusque dans les années 80, que des cortijos, bâtiments construits à proximité des terres cultivables par les premiers migrants venus, dans les années 50-60, des Alpujarras, ces montagnes du Sud-est de l’Andalousie. La ville compte dorénavant des dizaines de banques qui se succèdent le long de l’artère principale. Sur ce territoire où, contrairement à l’intérieur des terres, la taille de la plupart des exploitations agricoles ne dépasse pas quelques hectares, les industries de conditionnement, du plastique, des engrais, des produits phytosanitaires et du transport se sont développées dans le sillage d’une activité agricole dopée par l’exportation et les subventions européennes.

Une main-d’oeuvre indispensable

Au début des années 80, tandis qu’explose la serriculture, la main-d’oeuvre familiale sort progressivement du cadre de l’exploitation agricole, remplacée par un afflux de migrants, essentiellement marocains. 300000 d’entre eux vivent aujourd’hui en Espagne Corvéables à merci, ils sont indispensables au développement de ce système de production. Car en Europe, la division internationale du travail est à l’ordre du jour. Désormais, pris en tenaille entre l’augmentation des coûts de production (plastique et transport surtout) et la baisse fréquente des prix de vente (moins 18,5% pour la tomate cette année)3, l’agriculteur, devenu simple sous-traitant de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution, n’a plus qu’un seul objectif : rester compétitif. Pour cela, il agrandit les surfaces, améliore la productivité et tente de baisser par tous les moyens le coût de la main d’oeuvre. Sur la foire d’empoigne de la production fruitière et légumière méditerranéenne, la bataille va se dérouler à coups de main-d’oeuvre bon marché. De ce point de vue, l’Andalousie n’était pas la plus mal placée, avec à sa porte l’immense réservoir des candidats marocains à l’émigration... S’il existe une convention collective - le salaire journalier y est fixé à un peu plus de 36 euros, elle est rarement respectée : la règle est plutôt de 30 euros pour les salariés pourvus d’un titre de séjour (mais travaillant néanmoins pour la plupart sans contrat).

Quant aux sans-papiers qui occupent les chabolas, ces bidonvilles de fortune établis sur des terrains vagues, ils sont contraints d’accepter deux euros de l’heure. Mais ceux qui vivent dans les cortijos ne touchent pas pour autant l’intégralité de leur salaire.

Juan Carlos Checa, sociologue du département Sciences humaines de l’université d’Almeria, explique comment la rentabilité de ces bâtiments est assurée: "Aucun investissement n’est fait pour améliorer le logement de ces ouvriers agricoles. Soit ils occupent les lieux "gratuitement" contre un travail de nuit non rémunéré: ouverture des serres, arrosage, surveillance ; soit ils paient un loyer ou leur employeur procède à un retrait sur salaire de 3 à 5 euros par jour et par personne." Une recette simple et efficace pour baisser les salaires... Mais qui connaît, au Maroc, les conditions de travail et de vie de la communauté marocaine dans l’Eldorado andalou? Pour beaucoup de prétendants lancés à la poursuite du "rêve européen", l’aventure tourne au cauchemar.

Sous un bouquet d’eucalyptus dépenaillés, quelque part dans le labyrinthe de serres qui étrangle El Ejido, des huttes de planches, de cartons, de plastique tendus avec des ficelles. Ici, entre quelques arbres, survivent une quarantaine de Marocains grâce à deux ou trois d’entre eux qui ont trouvé du travail. Quelques briques assemblées font office de four à pain à une centaine de mètres du robinet qui sert de seul point d’eau. Selon le SOC (Sindicato de Obreros del Campo) créé il y a près de trente ans pour défendre les centaines de milliers de journaliers andalous, près de 4000 migrants vivent dans ces chabolas. Pour la plupart, ce sont des paysans chassés de leur pays par des années de sécheresse. Mais pas tous. Brahim est licencié en droit de l’Université de Marrakech. Il parle trois langues et son récit est sans illusions : "Je suis là depuis trois ans et je n’ai toujours pas de papiers. Pourquoi je suis venu ? Les premiers qui sont rentrés au Maroc nous disaient : "L’Europe c’est le Paradis". Je n’ai pas trouvé de travail au Maroc, car là-bas tout se vend, tout s’achète, les places et les diplômes aussi. Ici on est tellement nombreux que les patrons n’ont que l’embarras du choix. C’est nous qui marchons, du lever au coucher du soleil, pour trouver du travail..."

Quand le soir tombe, il faut revenir au campement directement. Il n’est pas vraiment conseillé aux Maghrébins de s’aventurer dans les rues d’El Ejido. "Ici les entrepreneurs font leur loi, explique une animatrice de Mujeres Progresistas, une association espagnole qui lutte pour l’égalité des chances, et la police fait ce qu’ils demandent. Elle ne ramasse les sans-papiers qu’en été, quand les patrons n’en ont pas besoin.".

Mais, plus que les contrôles, ce sont les agressions racistes qui sont redoutées. Abdelkader, animateur du SOC à El Ejido, en dénombre une centaine depuis 2003. D. se rendait en ville pour téléphoner à sa famille. Ebloui par les phares de la voiture qui venait au pas à sa rencontre, il n’a pas vu l’homme en descendre. Des pierres ont fusé, lui cassant le nez et la mâchoire. M. a été attaqué par six jeunes qui sortaient d’une discothèque. Jambe cassée et infection galopante, on doit l’amputer prochainement.

Tout le monde a ici en mémoire les ratonnades racistes qui ont déferlé sur la région pendant ce mois de février 2000. A la suite de trois meurtres commis par des déséquilibrés marocains, une foule ivre de haine mène durant trois jours la "chasse aux Maures". Routes bloquées, police passive: un huis clos avec matraquages, incendies de logement, saccages de commerce. Pour protester contre ce déferlement de violences, une grève fut déclenchée pour obtenir relogement et indemnisation pour les victimes, régularisation et programme de logements sociaux pour tous. Trois ans plus tard, aucune de ces revendications n’a été satisfaite, mais les employeurs n’ont pas tardé à réagir. Depuis trois ans, par cars entiers arrivent de l’Europe de l’Est de nouveaux candidats à la ser vitude, prêts à tout accepter pour travailler.

Avec leurs collègues de misère d’Amérique Latine, ils ont déjà remplacé, selon le SOC, près de la moitié de la main d’oeuvre africaine. A El Ejido, dans les coulisses du "miracle économique" se dissimule un véritable laboratoire de la régression sociale où règnent l’impunité pour les uns (aucune plainte déposée après les événements de février 2000 n’a abouti) et l’absence de droits pour les autres. Beaucoup craignent ici que la régularisation annoncée ne laisse sur le bord de la route la grande majorité de ceux qui contribuent pourtant à l’économie de la région. En Catalogne, 39% des employeurs4 viennent d’annoncer d’ores et déjà qu’ils ne signeront pas les contrats de travail nécessaires à la régularisation annoncée. A quelques centaines de kilomètres d’Almeria, non loin de la frontière portugaise, on aborde un autre "Eldorado".

Ici la fraise s’appelle oro rojo, l’or rouge. 10000 hectares en produisent annuellement 300000 tonnes, plaçant la province de Huelva à la tête des régions productrices dans le monde. Déforestation massive, techniques culturales à la "californienne": entre 1970 et 1980, le paysage traditionnel de pins et d’eucalyptus, entourant quelques cultures horticoles, a disparu. Le plastique règne en maître. De février à mai, près de 50000 saisonniers y travaillent. Impossible de ne pas les voir : en fin d’après midi, le long de la route qui mène de Mazagon à Palos de la Frontera, une file interminable s’avance vers le bourg le plus proche, où se croisent Africains et blondes polonaises. Au loin fument les cheminées de l’immense pôle chimique, rappelant combien ce mode de production agricole dépend des grands groupes industriels, fournisseurs de produits phytosanitaires et autres intrants chimiques.

Dans une pinède, des Africains ont installé un campement. Jose Maria, animateur de Pro Derecho Humano, une ONG espagnole, montre les abris. "Il y a eu des cas de tuberculose ici, explique t-il. Ils étaient près de 500, mais beaucoup sont déjà partis vers Lerida. Il Paraît qu’il y a du travail là-bas pour les pommes." C’est l’heure du repas, des gamelles de riz cuisent sur des feux de bois. Ici cohabitent toutes les nationalités d’Afrique de l’Ouest. Dramarine est malien : "Je ne pouvais pas imaginer, assure t-il, que je vivrais ici sous les arbres, dans la brousse, sans papiers, sans argent, sans pouvoir me nourrir... Quand on téléphone à la famille au pays, on dit que tout va bien. On ne peut pas dire autre chose." Honte : le mot revient souvent.

Quelques centaines de mètres plus loin, une petite maison basse entre les champs de fraises, 30 m2 tout au plus. Dix femmes roumaines se partagent cet espace quand elles ne travaillent pas à la finca (propriété agricole). Maura veut acheter un piano à sa fille, son mari est taxi. Viorica, divorcée et sans emploi, a trois enfants dont il faut payer les études. Célibataire, Hanka gagnait 85 euros par mois en Roumanie comme enseignante pour enfants handicapés. Nicoleta, la plus jeune, est encore étudiante.

Plus corvéables encore...

Venues en Espagne pour la première fois, elles supportent la promiscuité, l’absence de douche et d’eau chaude, la dureté du travail pour une raison bien simple : deux ou trois jours de travail à Huelva équivalent à un mois de salaire en Roumanie. Les femmes des pays de l’Est sont apparues depuis trois ans. En mars 2002, les saisonniers marocains ont participé à une marche pour défendre leur droit au travail. C’en était trop pour les employeurs : considérés comme mas conflictivos et polemicos,5 les Maghrébins sont désormais rejetés des fraiseraies. 7000 Roumaines et Polonaises en 2002, 13000 en 2003, près de 20 000 en 2004 ont parcouru les 5000 kilomètres qui les séparent du pays de l’or rouge.

Sofia se souvient du recrutement à Bucarest : "Nous avons fait la queue pendant dix heures pour entrer dans un bâtiment où nous attendaient plusieurs hommes qui disaient : "Viens vite, signe, il n’y a rien à lire, c’est écrit en espagnol, sors tes papiers..." Il faut avoir entre 20 et 40 ans et n’être ni grosse, ni enceinte. "Chaque mois de novembre, des représentants de groupements d’employeurs se rendent en Roumanie pour sélectionner les candidates. Pour les "heureuses élues", il en coûte d’abord 300 euros (trois fois le Smic roumain) de frais divers : certificat médical, casier judiciaire, visa, transport. A la clef, la signature d’un pré-contrat... et la dure réalité au bout du voyage.

Punitions et humiliations

Vicentia a travaillé à la finca Cruzado Gonzalez S.C.A. Elle a été licenciée au bout d’une semaine pour avoir réclamé son dû : "On nous avait promis 5 euros de l’heure, et nous étions payés 3,50 euros. Nous ne travaillions que trois ou quatre heures par jour et la pression était constante, avec la menace d’être renvoyées en Roumanie. Il était interdit de se relever dans les champs, impossible de parler... !" Elle connaît bien les conditions faites à ses compatriotes : le rendement imposé (jusqu’à 250 kg par jour), les sanctions en cas de quota non rempli (rester toute la journée debout à regarder travailler les autres), les passeports confisqués, le dépassement des horaires de travail...

Mais tant de femmes attendent en Roumanie de prendre le bus pour le sud de l’Espagne, que l’on peut s’interroger sur l’effet qu’aurait la description de la réalité sur les postulantes au départ. Pour 30,50 euros par jour et quelles que soient les conditions, elles sont pour la plupart prêtes à venir remplacer une main-d’oeuvre espagnole payée dans le nord de l’Espagne 50,60 euros par jour...

Cette femme polonaise rencontrée devant une finca le confirme : "Le patron nous l’a dit : l’an prochain, il n’y aura plus d’Espagnoles. Uniquement des Polonaises, des Roumaines et des Bulgares."

  • 1. Dormir al raso, de P. M. Torregrosa, M. El Gheryb. Ed Vosa. 1994.
  • 2. La Voz de Almeria, 5 novembre 2004.
  • 3. La voz de Almeria, 5 nov 2004.
  • 4. El Païs, 9 novembre 2004.
  • 5. El Païs; 8 mars 2002.

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