Un partage des eaux explosif

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Tigre, Euphrate, Nil : si les crises liées à l'eau ont été nombreuses, elles n'ont jamais abouti à des conflits armés entre Etats. Mais l'épuisement de la ressource et la démographie déplacent les violences à l'intérieur des pays.

Les guerres du XXIe siècle auront l’eau pour enjeu." Cette déclaration péremptoire lancée en 1995 par Ismaïl Serageldin, alors vice-président de la Banque mondiale, a connu un grand retentissement. Dès les années 80, la CIA elle-même identifiait une dizaine de zones "à conflit hydrique"potentiel, du bassin du Jourdain à celui du Syr Daria (Ouzbékistan), en passant par ceux du Nil, du Tigre et de l’Euphrate. Dans un best-seller, Resources Wars (2001), l’universitaire américain Michael Klare identifiait pour sa part le contrôle des ressources naturelles, à commencer par l’eau, comme l’une des principales causes de conflits potentiels. Que faut-il en penser?

Zoom Repères : une convention naissante

Doctrine balbutiante, le droit international de l’eau s’appuie sur la Convention de 1997 concernant "les utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation". Rejetant les principes de la "souveraineté territoriale" [l’eau qui se trouve sur mon territoire est à ma disposition pleine et entière -vision des pays d’amont], de l’"d’intégrité territoriale" [la répartition naturelle des eaux est intouchable -thèse des pays d’aval], ou de la "première appropriation" [je suis le premier à avoir mis l’eau en valeur], ce texte veut promouvoir une coopération pour un usage juste et équilibré des ressources d’un bassin versant. On est encore loin de son entrée en vigueur : une douzaine de pays l’ont ratifié, il en faut trente-cinq au minimum.

Les deux tiers des principaux fleuves du monde traversent plusieurs Etats et l’on recense 263 bassins fluviaux transfrontaliers, une cinquantaine de plus qu’il y a vingt-cinq ans. Une donnée marginale dans les analyses géopolitiques... jusqu’à ce que la raréfaction de l’eau devienne préoccupante.

"L’appropriation de l’eau n’a cependant presque jamais donné lieu à des guerres", constate le géographe américain Aaron Wolf, auteur d’une remarquable base de données sur la question. L’analyse de 1831 discordes transfrontalières intervenues dans le monde depuis 1950 est parlante : 1228 se sont soldées par des accords de coopération; 507 furent conflictuelles mais 21 seulement ont donné lieu à des opérations militaires violentes, avec Israël pour protagoniste dans 18 cas. De guerre proprement dite dont l’enjeu était l’eau, Aaron Wolf n’en cite qu’une, celle qui opposa il y a 4500 ans les cités de Lagash et d’Umma, au sud de l’Irak.

Israël -le pays le plus mal doté en eau du Proche-Orient avec la Jordanie-, n’a certes jamais caché qu’il était prêt à se battre pour sa sécurité hydrique. Les heurts transfrontaliers commencent en 1951 pour la jouissance des eaux du Jourdain. En 1964, Tel Aviv procède unilatéralement à une "dérivation" du fleuve par pompage massif. La Syrie et le Liban ripostent avec la construction de barrages en amont. Ils seront bombardés et détruits par l’armée israélienne. La Guerre des Six jours, en 1967, marque le paroxysme de cette tension. Elle ne fut pourtant pas la première "guerre de l’eau" des temps modernes. C’est la menace égyptienne, au Sud, qui a décidé au premier chef de la mobilisation d’Israël, même si les offensives "secondaires" contre la Jordanie, le Liban et la Syrie eurent pour conséquence une sécurisation spectaculaire de ses ressources hydriques : contrôle des nappes phréatiques de la Cisjordanie, large accès au Jourdain et à son principal affluent, le Yarmouk, sécurisation du "château d’eau" du Golan. De même, le conflit israélo-palestinien actuel n’est pas réductible à une guerre pour l’eau, même si la paix future dépend en partie de sa redistribution : la consommation d’un Israélien est quatre à cinq fois plus élevée que celle d’un Palestinien. A 500 km de là, sur les rives du Tigre et de l’Euphrate, certains observateurs prédisaient que les armes parleraient au nom de l’eau. La Turquie, où naissent les deux fleuves, s’est mise en devoir, à la fin des années 70, de valoriser les étendues délaissées du sud-est de l’Anatolie en engageant un vaste programme de construction d’une vingtaine de barrages qui doit s’achever en 2010, pour l’irrigation principalement. Sans accord de partage de l’eau avec ses voisins syrien et irakien. Au terme de ce programme, il ne resterait respectivement à la disposition de la Syrie et de l’Irak que les deux tiers et le quart du débit actuel du fleuve. En 1990, lors du remplissage du barrage Atatürk sur l’Euphrate, la tension devient très forte. En 1998, l’affrontement semble imminent entre la Turquie et la Syrie. Il n’aura pas lieu, Damas ne nourrissant guère d’illusion face à un adversaire beaucoup plus puissant, membre de l’Otan et allié à Israël depuis 1996. Qui plus est, remarque Frédéric Lasserre, géographe québécois, les conflits armés n’offrent souvent qu’une faible garantie de règlement des litiges de l’eau: pour sécuriser son approvisionnement, la Syrie aurait dû conquérir puis défendre la vaste partie turque du bassin versant de l’Euphrate.

Même cas de figure avec l’Egypte, qui voit d’un très mauvais oeil que l’Ethiopie entreprenne des barrages sur le Nil bleu, menaçant le débit aval du fleuve "sacré", source de 90% de son eau. Mais l’Egypte, au contraire de la Syrie, aurait les moyens militaires d’imposer ses vues. Cette région est-elle, de ce fait, une zone où un conflit pourrait éclater, comme le pensent certains ? Pas sûr, car les belligérants potentiels, engagés aujourd’hui dans des négociations, semblent vouloir régler leurs différends sous les auspices de la Convention internationale de 1997 (voir Repères).

Il serait pourtant hâtif de tirer de l’histoire passée et présente la leçon que tous les conflits de l’eau se régleront par la coopération. Croissance démographique, explosion des besoins, salinisation des sols, pollution... : les tensions présentes et à venir n’ont pas d’équivalent dans le passé. Et les raisons de la violence se multiplient objectivement. Mais cette violence est surtout interne aux Etats, comme l’explique Thomas Homer-Dixon, professeur à l’université de Toronto, qui a étudié les mécanismes complexes de déstabilisation entraînés par la raréfaction des ressources : déplacements de population, conflits identitaires, soulèvement contre les gouvernements...

Les paysans du sud, victimes désignées

"La racine des conflits de l’eau réside avant tout dans les pays", corrobore Frédéric Lasserre, qui souligne en premier lieu la question de l’agriculture. Parce qu’elle est pointée comme la grande gaspilleuse d’eau, elle pourrait souffrir des premières et principales restrictions.

Aux Etats-Unis, la pression vient des villes : les zones urbaines, dont certaines commencent à manquer d’eau, réclament leur part aux campagnes, où les lobbys des agriculteurs, au nom du droit "imprescriptible" des occupants de la terre, défendent becs et ongle la jouissance des ressources sur lesquelles ils sont assis. En Espagne, le plan de détournement des eaux de l’Ebre (PHN) au profit de l’agro-industrie andalouse a provoqué une vaste campagne de protestation des écologistes et des régions du Nord où coule le fleuve. Il a finalement été annulé par le gouvernement socialiste élu en 2004 mais n’est pas à l’abri d’une réactivation en cas d’alternance politique. D’une manière générale, dans les pays du Sud confrontés à la rareté de l’eau, ce sont les petits paysans qui devraient d’abord payer l’addition. On voit déjà le mécanisme à l’oeuvre avec les émeutes qui ont éclaté à plusieurs reprises, depuis le début des années 1990, à propos de l’usage croissant des eaux de la rivière Cauvery par les agriculteurs de l’Etat indien du Karnataka, au détriment de ceux du Tamil Nadu, en aval.

Au Pakistan, les paysans de la province du Sindh, dans la partie méridionale de l’Indus, manifestent régulièrement leur mécontentement devant les décisions de Karachi favorisant les agriculteurs du Punjab (en amont), alliés politique du gouvernement, dans la gestion de l’eau du grand fleuve dont le bassin fait vivre près de 150 millions de personnes. L’Indus arrive à sec à son embouchure, plusieurs semaines par an, et les terres du delta sont envahies par l’eau salée. Le projet de percement en amont du canal de Thal, en 2001, a encore fait monter la pression d’un cran.

Le partage de l’Indus et celui de cinq autres grands cours d’eau himalayens, a été réglé en 1960 par un traité entre l’Inde et le Pakistan souvent qualifié d’exemplaire, alors que le conflit frontalier du Cachemire maintient les armées en alerte depuis bientôt soixante ans. Son intensification, au début des années 2000, a fourni un prétexte aux radicaux indiens pour demander la révision de ce traité qui, à leurs yeux, fait la part trop belle au pays voisin. Avec un Pakistan soumis à des pressions intérieures sur l’eau grandissantes, une telle révision serait potentiellement explosive pour la région. L’aggravation des tensions locales pourrait alors faire du mythe des guerres de l’eau une sanglante réalité.

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