Faut-il avoir peur des privatisations ?

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Les multinationales de l'eau sont souvent sur le banc des accusés. Non sans raisons. Mais les Etats qui font appel à elles sont coupables aussi. Le recours au privé n'est pas critiquable en soi. Tout dépend du cadre imposé. Tour d'horizon.

L’eau ne devrait pas être considérée comme une marchandise ordinaire", s’insurge Jean-Luc Touly. Proche du réseau Attac et du courant altermondialiste, cet employé rebelle de Veolia Water (ex-Vivendi) accuse. " Suez et Veolia Water, à elles deux, détiennent les deux tiers du marché mondial de l’eau. En même temps que le modèle français, c’est une opacité totale qui est exportée, un système mafieux, non concurrentiel, marqué par la corruption des hommes politiques les plus influents." Fondateur en 2001 de la branche française de l’Association pour un contrat mondial de l’eau (Acme), Jean-Luc Touly milite contre toute intervention du secteur privé dans l’eau.

Zoom Repères : 5 % des consommateurs gérés par le privé

La distribution d’eau -celle du robinet - est assurée dans le monde à 95% par de opérateurs publics (Etat ou municipalités). La gestion par des entreprises privées (5% des consommateurs branchés sur un réseau d’eau) est régie par un contrat avec les autorités: c’est la délégation de service public, modèle qui prévaut en France. Il prend la forme de l’affermage (la collectivité délègue la gestion, mais a la charge des investissements) ou de la concession (l’entreprise finance les infrastructures et répercute cette charge sur les factures).

La participation du privé se fait aussidans le cadre de sociétés d’économie mixte (capitaux publics et privés).

Dernière bataille en date, pour les ONG les plus radicales : la réforme du secteur telle que la préconise la Banque mondiale au Ghana. La Coalition nationale contre la privatisation de l’eau (NCAP), un collectif d’associations ghanéennes mené par des syndicats, redoute des augmentations de tarifs - mais aussi des coupes claires dans les effectifs de l’actuelle régie nationale, un établissement public. Un appel d’offres devrait voir, courant 2005, un opérateur international gérer la distribution de l’eau dans les principales villes de ce pays d’Afrique de l’Ouest.

En France, deux ONG, Les Amis de la Terre et Peuples solidaires, ont battu le rappel des troupes. Des lettres ont afflué aux sièges des multinationales de l’eau, appelant à ne pas soumissionner au Ghana. "Il s’agit de voir si les opérateurs de l’eau vont accepter d’entendre le message qui leur est adressé avec insistance. Ou s’ils vont opter pour une politique de l’autruche leur permettant de décrocher le contrat sans se soucier de la volonté des principaux intéressés", a conclu le 3 décembre 2004 un communiqué des Amis de la Terre. Chez Suez (ex-Lyonnaise des Eaux), Veolia Water et la Saur, filiale de Bouygues, l’on regrette que le débat se résume parfois à de "l’invective".

Les thèses de l’altermondialisme n’en prennent pas moins appui sur un retentissant ratage : Cochabamba. En septembre 1999, les services municipaux de l’eau de cette ville, la troisième de Bolivie, ont été confiés à la firme Aguas del Turani. Filiale du groupe américain Bechtel, l’entreprise n’a pas hésité à amortir par avance ses futurs investissements en faisant... tripler les factures au consommateur ! Les paysans se sont mobilisés les premiers, suivis par les citadins. En avril 2000, les manifestations ont tourné à l’émeute. Le contrat a été résilié, mais Bechtel s’est retourné contre le gouvernement bolivien. La firme lui réclame aujourd’hui 25 millions de dollars de dommages et intérêts, soit la moitié des profits espérés pendant les quarante ans que devait durer la concession. En Argentine, les déboires de Suez ne s’expliquent pas par une course effrénée aux profits mais par la tourmente financière du pays. A Buenos Aires, la capitale, le groupe français a décroché, en 1993, un contrat de concession de trente ans pour distribuer de l’eau à toute la ville, bidonvilles compris. Ce qui s’annonçait comme un exemple prometteur a tourné au fiasco, à cause de la dépréciation, puis de la dévaluation, le 6 janvier 2002, du peso argentin. Les recettes de Suez ont perdu quatre fois leur valeur, tandis que le prêt contracté auprès de la Banque mondiale a continué, lui, d’être remboursé en dollars. Suez a connu les mêmes retournements de conjoncture aux Philippines.

Echaudés, comme d’autres multinationales opérant dans divers secteur, les grands groupes de l’eau suivent une stratégie beaucoup plus circonspecte dans les zones dites "à risque". Ces deux dernières années, c’est en Europe, aux Etats-Unis et en Chine que Veolia Water a décroché ses plus importants contrats. Ses investissements en Afrique n’en ont pas moins triplé entre 1999 et 2004, passant de 38,5 à 122,8 millions d’euros. Sur les marchés émergents, Suez a réduit de 30% ses investissements. Quelque 6,2 milliards d’euros de capitaux étaient investis dans ces pays fin 2003, contre 10,3 milliards début 2002.

Cette prudence est-elle une si bonne nouvelle ? Le second Forum mondial de l’eau, organisé en 2000 à La Haye (Pays-Bas), a consacré une prise de conscience générale sur l’existence d’un stress hydraulique, avec un usage croissant pour une ressource qui diminue. Devenu un "droit fondamental", l’accès à l’eau a été inscrit en 2000 parmi les objectifs du millénaire des Nations unies. D’ici à 2015, la moitié de la population mondiale privée d’eau potable devrait être raccordée. La facture porterait sur 100 milliards de dollars de plus par an pendant vingt-cinq ans. Autrement dit, 180 milliards de dollars par an, au lieu des 80 milliards de dollars actuels, largement fournis par le privé.

Partenariats public-privé

Car l’argent public ne suffit pas. Tous secteurs confondus, le total de l’aide publique au développement des pays industrialisés ne dépasse pas 52 milliards de dollars annuels. L’aide officielle consacrée à l’eau a atteint un pic de 2,7 milliards de dollars en 1997. En déclin depuis, elle n’était que de 1,4 milliard en 2002. Une initiative de l’Europe sur l’eau, annoncée en septembre 2002 lors du sommet de Johannesburg sur le développement durable, a certes été dotée d’un fonds de 500 millions d’euros. Ce montant pourrait doubler si les appels de Romano Prodi, l’ex-président de la Commission européenne, sont entendus. Il n’empêche: face aux besoins existants, même le "milliard Prodi" pourrait n’être que menue monnaie. Pas étonnant, dans ces conditions, que le troisième Forum mondial de l’eau, en 2003 à Kyoto, se soit conclu par des appels aux partenariats public-privé (PPP). Seul problème : les opérateurs privés, qui ne desservent pas plus de 5% de la population mondiale ayant accès à l’eau, aimeraient qu’on ne les prenne pas pour les "banquiers" de leur secteur. "Ce serait bien qu’on arrête de parler de privatisations, réagit un porte-parole de Veolia Water (ex-Vivendi), le leader mondial de l’eau. Ce terme fausse le débat et donne l’impression que c’est la ressource qui est privatisée, l’eau, alors que nous n’en sommes jamais les propriétaires. Ce que nous faisons, c’est de la gestion déléguée de service public." Nuance. Présentés comme des "barons de l’eau" par leurs détracteurs altermondialistes, les grands groupes doivent endosser le mauvais rôle, tout en étant attendus comme des sauveurs pour investir dans ces partenariats publics-privés.

Chargé des relations institutionnelles de Veolia Water (110 millions de clients dans 65 pays) sur la question bien spécifique de "l’accès à l’eau pour tous", Pierre Victoria rappelle que les "deux seules véritables privatisations de l’eau comme ressource ont eu lieu en Angleterre et au Chili". Dans ces deux pays, qui ne sont pas devenus des modèles, les pouvoirs publics se sont entièrement débarrassés de la responsabilité de l’eau en revendant leur réseau à des opérateurs privés. Ailleurs, le modèle français prévaut : des autorités nationales ou locales confient pour un temps plus ou moins long la gestion de l’eau à des opérateurs publics et privés. La gestion publique, d’ailleurs, n’est pas une garantie de meilleure efficacité ou de plus grande équité. Au Cambodge, la régie des eaux de Phnom Penh a mené sa modernisation avec succès, mais en augmentant les factures de 20% à 30%, sans souci particulier pour les ménages les plus pauvres (cf AI n°5, p. 35).

Autrement plus complexes que la dichotomie entre public et privé, les vrais enjeux de l’eau sont politiques. Tout se joue en amont des contrats, dans la négociation entre l’opérateur privé et la puissance publique. La vision, le degré d’expertise et l’influence exercée ou non par l’Etat ou les collectivités locales Paraissent déterminantes, sur la question très sensible de la tarification du service. "J’ai rencontrer des responsables de communautés urbaines en Afrique qui ont préféré laisser l’opérateur privé augmenter les tarifs, plutôt que d’en assumer eux-mêmes la responsabilité face à leurs électeurs", remarque Christophe Le Jallé, chargé de programme au sein du réseau Programme Solidarité Eau (PS Eau), à Paris.

Quand l’électricité paie l’eau

Au Gabon, Veolia Water a tenu sa promesse de faire baisser de plus de 17% les tarifs de l’eau, en 1997, dès sa première année d’activité. Depuis, les tarifs n’ont jamais dépassé le taux d’inflation, affirme l’entreprise, et le nombre d’abonnés à l’eau potable a augmenté de 68% en huit ans. Après avoir repris 51% de la Société d’eau et d’électricité du Gabon (Seeg), Veolia Water a effectué une péréquation entre les services d’eau et d’électricité. "Une facture d’électricité plus élevée est plus légitime qu’une facture d’eau, explique Pierre Victoria. L’eau, on peut toujours aller la chercher. L’électricité, non." Parmi les exemples de privatisations réussies, PS Eau cite le Maroc, où 4 millions de personnes (soit 15% de la population) ont été raccordées depuis 2001. Le groupe Suez aurait même dépassé ses objectifs dans l’approvisionnement des bidonvilles de Casablanca. Une façon de cultiver "l’adhésion des populations", condition essentielle pour les grandes compagnies depuis la leçon de Cochabamba. Au Maroc, les autorités se sont investies sur la question de l’intégration des plus pauvres dans les grandes villes. Des clauses ont été négociées dans ce sens. Veolia Water s’est engagé à faire 75000 branchements "sociaux" (raccordements gratuits ou à tarif plus bas) à Rabat, Tanger et Tétouan, où il est présent depuis 2001. Le groupe n’a pas pour autant fait une croix sur les profits. Au contraire. De la rentabilité de ces opérations au Maroc, qui restent à établir sur le long terme, dépend une stratégie d’expansion qui pourrait voir ce modèle reproduit ailleurs. Si le recours au privé n’est pas la panacée, il n’est pas non plus la chronique d’un désastre annoncé. Sauf quand se rencontrent un Etat défaillant et des multinationales, soucieuses d’abord de profit.

Zoom Les riches paient pour les pauvres

Au Niger, l’un des pays les plus pauvres, Veolia Water enregistre un taux de recouvrement de 95% de ses factures. Un niveau comParable à n’importe quelle grande ville de France, alors que le revenu moyen par habitant ne dépasse pas les 190 dollars par an. L’explication tient à la satisfaction tirée de l’amélioration du service, dans un pays sahélien où l’eau a toujours eu son prix. Un contrat de gestion de dix ans a été passé en mars 2001, portant sur les services d’eau potable de 52 centres urbains, dont la capitale, Niamey (700000 habitants). L’opération, financée à hauteur de 65 millions de dollars par des bailleurs publics - l’Agence de développement internationale (IDA), l’Agence française de développement (AFD) et la Banque ouest-africaine de développement (Boad)-, visait à améliorer l’exploitation d’un réseau structurellement déficitaire, sans pénaliser les usagers.

L’une des clauses centrales du contrat a porté sur le maintien du prix de l’eau à un niveau abordable : 208 F CFA le mètre cube (soit un prix moyen de 0,3 euros). Au Niger, où les inégalités sociales, comme dans toute l’Afrique, sont très fortes, les riches paient pour les pauvres: des niveaux variables de facturation ont été établis par l’Etat et sont appliqués par la Société d’exploitation des eaux du Niger (Seen), l’entité formée et détenue à 55% par Veolia Water pour exécuter son contrat. Les tarifs augmentent par paliers, en fonction des volumes d’eau utilisés. "Une consommation normale est estimée en fonction du nombre de personnes par ménage, explique un responsable du groupe. Si vous êtes dans une tranche de consommation qui révèle que vous arrosez un jardin ou lavez votre voiture, c’est que vous appartenez à la catégorie des plus riches." Parmi les priorités du contrat d’affermage (voir Repère) figurent aussi des branchements sociaux (11250 réalisés en deux ans) et l’installation de bornes fontaines dans les zones d’habitation les plus pauvres, en partenariat avec des associations de quartier et la Croix- Rouge française. Seule limite à la réussite nigérienne : le programme ne concerne que 1,9 million de personnes sur 11 millions d’habitants. Ailleurs, le pays continue d’assumer - ou pas- sa mission de service public, avec les moyens du bord.

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