Entretien

Japon : le nouveau contrat social

13 min
Jean-Marie Bouissou chercheur au Centre d'études et de recherches internationales (Ceri)

Le Japon connaît depuis quinze ans une transformation économique, sociale et culturelle très profonde. Même si cette mutation est liée aux effets de la modernisation sociale vécue depuis 1945, la crise des années 90 en a manifestement accéléré le rythme. Comment l’archipel a-t-il géré ce bouleversement ?

En douceur, avec peu de convulsions et de fractures sociales. Il a pourtant subi un choc très violent. En 1990, l’éclatement de la bulle spéculative a provoqué un véritable effondrement de l’économie. Les banques, criblées de créances irrécupérables pour s’être livrées à une orgie de crédits dans l’euphorie de l’argent trop facile, ont pressé les entreprises de rembourser. Les firmes les moins solides ont sombré. Les autres ont réduit leurs investissements et leurs effectifs. Depuis 1990, l’industrie japonaise a perdu près de trois millions d’emplois. L’Archipel a redécouvert le chômage. La croissance est tombée à 0,5% de moyenne pendant la décennie 90.

Comment le pays s’est-il adapté ?

Il a renégocié le compromis social inventé après la guerre et qui faisait reposer la protection sociale des salariés sur les entreprises, surtout les grandes, via le fameux emploi à vie et la progression automatique des salaires à l’ancienneté. En outre, les richesses produites par les branches les plus dynamiques de l’économie servaient en partie à faire vivre une multitude de secteurs très peu productifs comme l’agriculture, les travaux publics ou la petite distribution, qui abritaient la clientèle du Parti libéral-démocrate au pouvoir. Le Japon était en quelque sorte le pays de l’"Entreprise-providence"...Ce système infligeait aux entreprises des coûts sociaux très importants qu’elles répercutaient naturellement sur les consommateurs, qui payaient tout trop cher. Cela peut sembler contraire à la logique économique. Mais, pendant trois décennies, ce système a assuré au Japon le plein emploi, la paix sociale et une croissance très forte. Il fonctionnait grâce au niveau de productivité exceptionnel des salariés, dévoués corps et âme à leur "Entreprise-providence", au sacrifice des consommateurs, et surtout à une foule de règlements administratifs limitant le jeu de la concurrence intérieure, pour empêcher les entreprises de rogner sur leurs coûts sociaux, et grâce au protectionnisme empêchant la concurrence étrangère.

La mondialisation de l’économie ne pouvait que ruiner le modèle. Dès les années 80, le regain de productivité de l’économie américaine et l’émergence des nouveaux pays industrialisés d’Asie ont entamé la compétitivité des entreprises nippones. Au début des années 90, un salarié "à vie" d’une grande firme japonaise gagnait 2,5 fois plus qu’un Français ! La crise n’a été retardée que par la "bulle financière", pendant laquelle les gains spéculatifs des entreprises ont masqué la réalité.

Le Japon était donc contraint de rediscuter son pacte social. Il l’a fait tout au long des années 90, sans grands heurts. Le salariat à vie a été pour l’essentiel abandonné et le marché du travail assoupli : plus d’un quart de l’emploi est aujourd’hui très précaire. Un peu partout, les syndicats ont accepté des réductions de rémunérations contre la promesse de maintenir les effectifs. Le système de progression automatique à l’ancienneté a été largement remis en cause, et les salaires liés aux performances individuelles et aux résultats de l’entreprise. Même si les coûts restent encore très élevés, le pays commence à toucher les dividendes de sa grande transformation. La croissance semble repartir depuis le milieu de 2003. Cette reprise, fondée sur les exportations vers la Chine et les Etats-Unis, est encore fragile, mais elle reflète la santé en partie retrouvée des entreprises de l’archipel.

Mais où est la "renégociation" ? Les salariés ont beaucoup perdu au démantèlement du modèle...

Pas tant que cela, car l’Etat prend peu à peu le relais de l’Entreprise-providence. Les pécules versés traditionnellement par les firmes à leurs salariés à vie au moment de leur départ se font moins généreux, mais le système des retraites a été consolidé. Et un dispositif d’assurance-chômage digne de ce nom mis en place. Pendant longtemps, seuls les salariés à temps plein ayant cotisé longuement avaient droit aux allocations ; aujourd’hui, des travailleurs à temps partiel y ont accès après seulement six mois de cotisation. Les Japonais ont donc bien négocié un nouveau compromis social. En prenant bien soin d’éviter les conflits au milieu desquels était né le précédent, dans les années 50. Des syndicats extrêmement combatifs et un pouvoir conservateur s’appuyant volontiers sur la pègre pour faire la sale besogne s’étaient alors affrontés très durement... La mémoire ouvrière, mais aussi celle des dirigeants, est restée traumatisée par ces violences, la chasse aux syndicalistes, les meurtres de militants... A peine quarante années plus tard, personne au Japon ne voulait sacrifier une stabilité sociale aussi chèrement acquise. Les élites -la bureaucratie, la classe politique, le patronat- et les salariés savent qu’il faut passer à une nouvelle étape dans la modernisation. Mais ils ont fait le choix implicite de la révolution douce et du compromis entre groupes sociaux. Même si cela doit prendre plus de temps et coûter plus cher.

Concrètement comment les dirigeants ont-ils réussi à empêcher les conflits d’intérêts, réels au Japon comme ailleurs, de se transformer en conflits sociaux ?

Je pense que l’hégémonie politique absolue du Parti libéral démocrate, au pouvoir depuis 1955, a beaucoup contribué à échafauder une ingénierie du changement très particulière. En l’absence de toute opposition crédible, la lutte entre partisans et adversaires du changement s’est déroulée au sein même du parti gouvernemental. D’un côté, les conservateurs, arc-boutés sur la défense de leurs fiefs électoraux traditionnels, comme les salariés des travaux publics, les petits commerçants ou la population rurale, résistaient farouchement à toute tentative pour déréglementer, privatiser ou promouvoir les droits des consommateurs. Mais au sein du PLD, d’autres étaient conscients que le monde changeait. Ils prêtaient l’oreille aux demandes de la fraction la plus dynamique du patronat et à celles de la "tribu des sans parti", ces électeurs indépendants qui se caractérisent par leur style de vie consumériste et refusent de continuer à être sacrifiés aux intérêts des producteurs et des secteurs archaïques. Ceux-là voulaient ouvrir le marché à la concurrence, déréglementer, donner plus de pouvoir aux collectivités locales et aux consommateurs, lutter contre la gabegie des travaux publics qui dilapide 7 à 8% du PIB et défigure sous le béton les paysages de l’archipel... Le PLD est davantage qu’un parti "conservateur". C’est un véritable Japon miniature. C’est cette diversité interne qui lui a permis d’être, depuis le début de la crise, à la fois le gardien d’un certain statu quo et le grand parti réformateur, inventant au coup par coup cette étrange synthèse : la " révolution douce ", pour reprendre la jolie expression qu’Anne Garrigue a trouvée pour parler des changements dans l’univers des femmes japonaises, mais qui pourrait aussi s’appliquer à la nation toute entière. Depuis plus de dix ans, le processus de réforme est fait d’avancées et de reculs, de mouvement et de statu quo, de libéralisation et de protection...

Bien sûr, cette méthode a ses inconvénients. Il a fallu près de dix ans pour que les dirigeants japonais obligent les banques à purger l’essentiel de leurs créances douteuses et pour procéder à la grande réforme de l’administration centrale. Retardant d’autant la sortie de crise. Mais au total, ces atermoiements ont évité à la société japonaise à la fois l’immobilisme et les grandes embardées. Et le très médiatique premier ministre actuel, Junichirô Koizumi, champion autoproclamé des réformes, n’échappe pas à la règle. S’il fait avancer depuis 2001 son agenda avec plus de détermination que d’autres, il n’est pas dépourvu de prudence tactique. Au total, il a réussi à faire adopter à peu près autant de projets qu’il en a ajournés. Le chantier de la réforme avance ainsi cahin-caha.

Mais les réformes ont forcément fait des perdants...

Assez peu au regard de l’importance du changement en cours. Les nouvelles formes de protection sociale ont évité les pires drames et les solidarités familiales ont énormément joué. Les secteurs archaïques surprotégés ont beaucoup souffert. Plus de 1,4 million de petites exploitations agricoles et 300000 boutiques on disparu depuis le début de la crise, mais la plupart étaient tenues par des personnes âgées qui ont simplement pris leur retraite...

Surtout, au Japon aussi, le vice a ses vertus : la relation clientéliste qui est au coeur du système politique a permis d’amortir le choc. Pragmatique et mu par l’unique obsession de conserver le pouvoir, le PLD a déversé à partir de 1992 des milliards de yens sur le corps électoral, à raison de deux plans de relance par an. A grand renfort de subventions, d’allègements d’impôts, de prêts aux PME-PMI et de programmes de travaux publics, les conservateurs ont mis du baume sur toutes les plaies. Ces politiques publiques ont enveloppé une bonne partie du Japon en crise dans un confortable édredon. Les vrais exclus sont rares. L’archipel tout entier compte deux fois moins de sans-abri que la seule ville de New York. Le coût budgétaire de cette politique est colossal : la dette publique japonaise représente aujourd’hui environ 150% du PIB, l’équivalent de dix-huit années de recettes fiscales. Seul le niveau exceptionnel de l’épargne des ménages a permis de financer cette politique, qu’il faudra bien payer un jour. Mais les économistes américains, dont le pays a été champion toutes catégories des déficits dans les années 80, seraient mal venus de prétendre que la plaie budgétaire est mortelle pour un pays disposant d’autant de ressources que la deuxième puissance économique mondiale.

La fin de la sécurité de l’emploi et les baisses de salaires ne sont pas des réformes douces...

Au niveau des entreprises comme au niveau de la nation, la métamorphose a été accomplie avec retenue, très souvent négociée point par point au sein de chaque entreprise entre le patronat et le syndicat maison. Au final, elle a été consentie par tous non seulement au nom du réalisme, mais aussi au nom d’une conception commune de la société et de la réussite économique. Le patronat japonais reste très attaché à son modèle de "capitalisme d’ingénieurs" qui a tout de même permis d’accroître de manière fabuleuse la richesse du pays entre 1950 et 1990. Du coup, même si le Japon a traduit la plupart des versets de l’Evangile selon Wall Street dans sa législation, le modèle anglo-saxon n’est toujours pas en odeur de sainteté sur l’archipel. Et malgré les droits nouveaux accordés aux actionnaires, les entreprises restent pour l’essentiel dirigées par des managers issus de leurs rangs, qui préfèrent investir dans l’outil de production que de licencier à la hache pour faire la danse du ventre devant les fonds de pension anglo-saxons.

Un seul exemple : la manière dont les firmes japonaises ont réduit leurs effectifs. On est très loin des dégraissages-minute à l’américaine ! Les plans sociaux, négociés avec les syndicats, reposent en général sur des départs volontaires généreusement indemnisés, ou des reclassements dans des filiales plus ou moins utiles subventionnées par des aides publiques à la reconversion ; beaucoup de plans ne sont d’ailleurs pas assortis de calendrier précis et peuvent être révisés si la conjoncture se retourne ; ceux qui comportent des dates butoir sont souvent étalés sur plusieurs années, si bien que les réductions d’effectifs correspondent peu ou prou au volume naturel des départs en retraite... Entreprises et syndicats explorent aussi ensemble, depuis quelques années la voie du partage du travail, le wôku shiaringu (work sharing), qui associe RTT et horaires à la carte, souvent avec le soutien financier des collectivités locales.

Depuis que la révolution de Meiji (1868-1912) a ouvert l’archipel au monde après deux siècles et demi de repli sur soi, le même slogan -"Technologie occidentale, esprit japonais"- a présidé à toutes les phases de la modernisation du pays. Et l’on peut se demander si l’archipel n’est pas en train de prouver, face au capitalisme néolibéral qui commence à se défraîchir, que l’on peut rénover son modèle sans renoncer aux valeurs qui le fondent: la finance n’est pas tout, les ressources humaines ne sont pas seulement des variables de coût à ajuster, et la cohésion nationale est en soi un facteur très performant de réussite économique...

La société japonaise voit-elle ces bouleversements avec autant d’optimisme?

Comme beaucoup de Français, les Japonais sont conscients que le système auquel ils doivent leur prospérité et leur sécurité a fait son temps, tout en redoutant parfois ce qui sortira de la transition actuelle. Mais à la différence de beaucoup d’entre nous, les habitants de l’archipel n’éprouvent pas un sentiment de perte globale car la société évolue à leurs yeux plutôt dans le bon sens : si cette troisième modernisation -après l’ère Meiji et l’après-guerre- consiste à troquer un peu moins de sécurité sociale et psychologique contre un peu plus de liberté, alors le jeu vaut la chandelle ! Les Japonais refusent de plus en plus leur "société corsetée", où chacun est coincé dans les hiérarchies comme dans une camisole, où même les relations de voisinage peuvent être un carcan et la maternité un chemin de croix semé d’une infinité d’obligations, comme celle de l’obentô, cette boîte-repas artistiquement travaillée que toute mère doit préparer de ses mains chaque jour dès la maternelle, et dont la qualité sera dûment jugée par l’institutrice...

Tant que le système apportait un niveau de vie toujours plus élevé, la sécurité et la fierté, on tolérait ses contraintes. Aujourd’hui, à travers leurs excentricités vestimentaires, leur vie privée, ou même à travers le refus généralisé de faire des enfants, des millions de Japonais revendiquent leur droit à l’épanouissement personnel et au plaisir. La société devient plus "cool" et moins révérencieuse. Et elle renoue avec une part refoulée d’elle-même. Ce qu’on présente souvent comme "la culture japonaise traditionnelle" est en réalité une fabrication de l’ère Meiji, où elle a servi à intégrer la nation en étendant autoritairement à toute la société le système de valeurs d’une petite minorité -les samouraïs- fondé sur le contrôle de soi, l’obéissance et le sacrifice. Cette manipulation a refoulé la riche culture populaire, qui faisait une grande place à la recherche des plaisirs, aux émotions et à l’esprit frondeur. Mais chaque Japonais en est porteur et la culture de l’obéissance et de l’effort a toujours présenté une fragilité intrinsèque.

Cette nouvelle irrévérence peut-t-elle déboucher sur le plan politique ?

Il est encore trop tôt pour le dire. Mais les Japonais se mêlent de plus en plus de ce qui, traditionnellement, ne les regardait pas. Ils redéfinissent ainsi, par le bas, la relation entre gouvernants et gouvernés. Dans un pays où une administration très puissante a longtemps considéré les citoyens comme des sujets et où la classe politique les traitait d’abord comme des clients, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur du changement. La société civile a pris conscience d’elle-même avec le grand élan de solidarité nationale qui s’est manifesté en 1995, lors du séisme de Kobe. Non sans mal, les mouvements citoyens ont obligé les autorités à mieux reconnaître le droit d’association et le droit d’information. Dans certaines collectivités locales, tout habitant peut désormais éplucher jusqu’aux factures de restaurant remboursées aux fonctionnaires et la rémunération de leurs heures supplémentaires. Les Japonais ne s’en sont pas privés. Des ombudsmen citoyens ont révélé des dizaines de milliards de yens de détournements, obligé des gouverneurs à démissionner et des milliers de fonctionnaires à rembourser les factures de complaisance et défraiements indus. Il y a peut-être là aussi, pour la rénovation de la démocratie française, quelques idées à prendre...

Par Jean-Marie Bouissou : Quand les sumos apprennent à danser, Fayard, 2003.

Le Japon depuis 1945, Armand Colin, 1997.Japon : le déclin? Ed. Complexe, 1995.

La Chine vers l’économie de marché? -La longue marche de l’après-Mao. Nathan, 1993.

Propos recueillis par Sandrine TOLOTTI

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