La faute à Bruxelles ?

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Les rouages de l'Union sont obscurs pour les citoyens. Et les hommes de la Commission passent pour autant d'eurocrates fascinés par le libéralisme. Voyage au centre de l'exécutif bruxellois. Pour savoir à quoi s'en tenir.

Les 240000 fonctionnaires de la Commission européenne sont-ils aussi affreux, sales et méchants que se l’imaginent certains citoyens de l’Union? Les plus visés par ces critiques sont les fonctionnaires des puissantes directions générales du Commerce extérieur et de la Concurrence, considérés comme les principaux responsables du vent libéral qui souffle sur l’Europe depuis le début des années 90. Et de fait, "la Commission est majoritairement libérale, admet l’économiste Jean Pisani-Ferry. Mais ce n’est pas, au départ, le résultat d’un choix idéologique des fonctionnaires. Le libéralisme est au coeur du Traité de Rome qui prône l’ouverture des marchés. Aujourdencore, les fonctionnaires européens appliquent rigoureusement les règles édictées dans cette "Bible", où les politiques communautaires -celles qui sont de la compétence exclusive ou quasi exclusive de la Commission- sont longuement détaillées. Ce sont le Commerce international, la Concurrence, le Marché intérieur." Le pouvoir de la Commission s’identifie ainsi à des politiques dominées, par essence, par la logique marchande. Les directions générales Environnement, Protection des consommateurs ou Affaires sociales, elles, partagent leurs compétences avec les Etats membres.

Or, l’emprise des traités sur la politique de la Commission a été renforcée ces deux dernières décennies par la mue sociologique des fonctionnaires européens, à la faveur des différents élargissements et d’un renouvellement de génération. "En vingt ans, le nombre de fonctionnaires est passé de 8000 à 24000, explique un haut fonctionnaire français détaché à Bruxelles. A l’origine, les pionniers de la Commission ressemblaient à un commando de bâtisseurs, missionnaires de l’Europe unie. Le libéralisme du Traité [de Rome] était alors mâtiné d’une bonne dose de souplesse et de compromis, élément essentiel du bagage des fondateurs qui avaient connu la guerre, pour certains les camps ou la résistance. Aujourd’hui, la nouvelle génération d’"eurocrates" est plus gestionnaire, sélectionnée en fonction de sa connaissance technique des dossiers. Elle a donc une vision à court terme. Le plus souvent économistes ou juristes, les fonctionnaires actuels ont perdu, dans leur course à l’excellence, un peu de ce rêve européen qui animait les fondateurs. Ils travaillent davantage dans un esprit d’obéissance stricte aux règles des traités." Car, au gré de l’expertise qui progresse, le sens des finalités politiques s’effiloche. Et l’uniformisation des formations, comme celle qu’assure le collège d’Europe à Bruges, n’est pas étrangère à cette évolution. " La Commission attire de plus en plus des profils similaires, ce qui a tendance à générer une pensée unique dangereuse, explique l’anthropologue Marc Abélès. Mais cette pensée est aussi, Paradoxalement, le fruit du climat multiculturel qui règne dans les institutions européennes. Au sein de la Commission, aucune nationalité ne raisonne comme une autre, ce qui est une source de richesse, mais aussi de blocage et d’incompréhension. Pour dépasser ces barrières, les fonctionnaires se sont forgé une culture européenne, un credo, presque un langage à part entière." Tous, dans un microcosme bruxellois où l’on vit souvent en circuit fermé, adhèrent profondément à cette religion européenne, mais lui donnent un sens plus technique que métaphysique. Personne ne discute la lettre des traités et les politiques qu’ils inspirent. Même les organismes de recherche politico-économiques, encore balbutiants, peinent à imposer un véritable renouvellement de la pensée.

Disciplinés et légitimistes

Dans ces conditions, la Commission vit en vase intellectuel clos. "Les fonctionnaires sont peut-être de trop bons élèves, concède Pascal Lamy, ancien commissaire européen au Commerce international de la Commission Prodi. Disciplinés, voire légitimistes, ils ont un esprit très "nordique" de la fonction publique: sérieux et strict." Quelle que soit leur appartenance politique, les fonctionnaires de la direction Concurrence ou Commerce appliquent donc à la lettre la logique économique des traités. Ce qui ne les empêche pas de témoigner d’une "fidélité hors pair à la ligne idéologique ou politique définie par le commissaire", explique le sociologue Andy Smith.

Car, c’est de cette fidélité et de la cohésion administrative et politique du cabinet que dépend souvent le succès des propositions de la direction, lors de la réunion du Collège des commissaires, le mercredi. Le plus souvent issus d’anciens gouvernements nationaux, ces derniers sont rompus à l’organisation et au travail d’équipe et savent jouer de leurs prérogatives comme des moindres vides institutionnels pour faire valoir leur politique au Collège. Leur marge de manoeuvre est pourtant clairement définie: désigné par les Etats membres puis nommé par le président de la Commission, le commissaire, gardien de l’intérêt général européen propose des textes réglementaires relatifs à son mandat, sur la base juridique du traité. Il débat ensuite en Commission pour l’adoption collégiale d’une proposition, qui sera soumise à l’approbation des deux chambres législatives de l’Union, à savoir le Conseil des ministres et le Parlement européen. Seule exception à la règle : le commissaire de la direction Commerce, qui dispose d’un pouvoir supplémentaire, celui de la négociation internationale. Il est le seul représentant de l’Union à l’OMC et agit alors sous mandat direct du Conseil des ministres. Mais, la direction Commerce est, de ce point de vue, une exception.

Les autres commissaires doivent ruser davantage pour influencer le cours des choses. Le fonctionnement collégial leur permet, par exemple, d’intervenir sur les propositions du voisin, voire de les influencer lors de la réunion hebdomadaire du Collège, pour tirer à lui (ou non) la couverture libérale.

L’Anglais Sir Leon Brittan, ancien commissaire à la Concurrence (1989-92) et au Commerce international (1993-99) était passé maître dans cet art. "Il avait structuré son cabinet de manière à ce que les membres de son personnel travaillent autant sur leur "propres dossiers"que sur ceux des autres, assistent aux réunions intercabinets et participent par là même à une foule d’autres décisions", explique Andy Smith.

La personnalité des commissaires joue ainsi un rôle fondamental dans l’orientation politique de la machine administrative bruxelloise. Malgré l’emprise des traités, les commissions se suivent donc sans forcément se ressembler. La personnalité du président étant évidemment fondamentale dans cette stratégie de l’influence qui est au coeur du processus décisionnel européen, notamment face au Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement. "Jacques Delors en est le meilleur exemple, confie un ancien fonctionnaire de la Commission Prodi. Il avait su gagner le soutien de François Mitterrand et du Chancelier Khol, il avait une méthode et une vision. Ce qui lui a permis de mener à son terme un vrai projet, le marché intérieur, et de peser considérablement sur les décisions. Mais le Conseil s’est vite rendu compte que la forte personnalité du président de la Commission ne lui laissait pas les coudées franches. Depuis, les Etats membres choisissent des présidents moins charismatiques et plus gestionnaires."

Une instabilité productive

Les Etats jouissent du pouvoir de nommer les membres de la Commission, dont ils usent pour façonner celle-ci à leur image politique. Témoin la nouvelle Commission Barroso, " le collège le plus à droite de l’histoire de la Commission, selon un haut fonctionnaire français qui ajoute : avec un Conseil européen à droite, un élargissement qui fait la part belle aux nouveaux Etats membres d’Europe de l’Est, très libéraux en réaction à leur passé communiste, c’est la porte ouverte à un libéralisme vainqueur". A ceci près que le coeur politique européen a parfois ses raisons démocratiques que la raison libérale ignore.

On a vu récemment certains gouvernements de centre-droit défendre l’Europe sociale sous la pression de leurs opinions publiques, à l’occasion du débat sur la directive Bolkestein. Le recul de la Commission, à cette occasion, a apporté une nouvelle preuve, selon Marc Abélès, que "l’Union est un système d’institutions évolutives, pas encore stabilisées, en perpétuelle construction comparée aux modèles des Etats-nations qui la composent. Et cette instabilité est productive, si on sait l’expliquer au citoyen."

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