Le retour du service public

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La concurrence, dogme fondateur de l'Europe, est contradictoire avec l'idée de services publics. Mais, l'Union reconnaît de plus en plus leur nécessité.

Le très libéral ex-commissaire européen Frits Bolkestein aura au moins réussi sa sortie. Avec son projet de directive sur les services, il a réveillé toutes les craintes de voir "Bruxelles" faire un sort aux services publics. Alors que, lentement mais sûrement, une doctrine est en train de se construire pour concilier désormais le respect de la concurrence, au coeur de la construction européenne depuis son origine, avec les exigences de cohésion sociale et territoriale qui légitiment l’existence de puissants services publics partout en Europe.

Le Traité de Rome de 1957 visait avant tout à supprimer les barrières douanières pour les échanges de biens. Rien d’étonnant donc à ce qu’il ne contienne qu’une référence fugitive aux services publics dans son article 90. Pendant trente ans, ce silence ne posera guère de problèmes. C’est à partir de 1986 et de l’Acte unique visant à instaurer à partir de 1993 un marché "unique" que le vent tourne. Les dirigeants européens décident alors de passer à la vitesse supérieure en unifiant aussi le marché des services et les flux financiers. Un prolongement logique de la construction européenne dans des sociétés devenues très largement des "sociétés de services". Mais l’Acte unique fait apParaître au grand jour la contradiction entre les exigences de "concurrence libre et non faussée" héritées de Rome et les mesures prises par tous les Etats membres pour corriger les disparités sociales et territoriales lors de la fourniture de nombreux services.

L’Acte unique visait à unifier en priorité les marchés des entreprises dites de réseau: chemin de fer, postes, télécommunications, électricité, gaz. Un domaine qui recoupe largement les "services publics industriels et commerciaux" dans le jargon administratif français et les "services d’intérêt économique général" (SIEG) en langage bruxellois. A savoir ceux des services publics, dont les utilisateurs couvrent une large partie des coûts par le prix qu’ils paient contrairement aux services publics administratifs comme l’éducation, la justice ou la police, où cette part reste faible. Ces derniers, qui ne relèvent pas d’une logique de marché, restent exclus pour l’instant des efforts d’intégration européenne. Mais la frontière entre eux est ténue et les craintes concernant l’avenir à terme des services publics administatifs alimentent les oppositions à l’égard de l’action de l’Europe vis-à-vis des SIEG.

Les limites du modèle français

Cette volonté d’intégrer les services de réseau à l’échelle du continent ne peut pas se traduire par l’adoption d’un "service public à la française" : il est inconcevable de créer une EDF, une SNCF ou des PTT européennes avec un super Etat fédéral employeur-producteur se substituant à l’Etat français. L’unification de ces réseaux emprunte donc la voie de l’extension du modèle dit de "délégation de service public" : les Etats peuvent continuer à fixer des obligations de service public, mais ils doivent laisser désormais la production et la distribution de ces services à des opérateurs, entreprises privées ou publiques de toutes origines en terme de "nationalité", en interdisant toute discrimination entre elles. Une organisation qui n’a rien de révolutionnaire, même pour la France: elle ressemble à celle qui prévaut depuis cent cinquante ans dans les services publics locaux (eau, assainissement, traitements des déchets) le plus souvent gérés par des opérateurs privés.

Mais ce changement bouscule des entreprises symboles - héritées de la Libération - et de puissants groupes de pression qui vont de certains grands corps de l’Etat dont les positions de pouvoir sont remises en question, aux gros bataillons du mouvement syndical essentiellement regroupés dans le secteur public. Cet aspect est très sensible en France, car c’est l’un des pays où le fossé est le plus grand entre les conditions d’emploi des salariés du secteur privé et celles du secteur public. En Allemagne, aux Pays Bas ou dans les pays scandinaves, les changements de statut entraînés par ces réformes ont suscité beaucoup moins de crispations car les salariés du privé et du public bénéficient de protections assez similaires en termes de conventions collectives et de puissances syndicales.

De plus, la mise en oeuvre de telles réformes crée inévitablement des difficultés supplémentaires: les bons réglages sont toujours difficiles à trouver en termes de régulation. Le respect du principe de "subsidiarité" imposé à Bruxelles par les Etats pour conserver une partie de leurs pouvoirs, aboutit de plus à des aberrations : les régulations restent très diverses et l’objectif d’intégration européenne est souvent très loin d’être réalisé en pratique. Le pire exemple en a été fourni par la vente des licences de téléphonie mobile organisée de façon totalement anarchique en 2000-2001. Les sommets atteints par le prix de ces licences en Allemagne et au Royaume-Uni ont plongé tout le secteur dans une très grave crise dont il n’est pas encore sorti. L’Acte unique a mis en lumière la difficulté à concilier concurrence et impératifs de services publics. Surtout du fait de la problématique des aides d’Etat, très strictement encadrées par les traités et soumises à l’autorisation de la toute puissante direction générale de la Concurrence de Bruxelles.

C’est d’abord la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) qui sera amenée à traiter ce conflit. C’est elle qui, avec les arrêts Corbeau de 1993 et Almelo de 1994, mettra une première limite à l’impérialisme de la concurrence en reconnaissant la légitimité d’entraves à ce principe au nom de missions de service public. C’est elle qui, en 2001, décide, avec l’arrêt Ferring, que les sommes versées par les autorités publiques en compensation de missions de services publics ne relèvent pas du régime des aides d’Etat encadrées par les Traités européens. Et donc que la Commission n’a pas son mot à dire. C’est encore elle qui dégage, en 2003, dans l’arrêt Altmark, les conditions permettant de distinguer une compensation de service public légitime d’une aide d’Etat interdite. Parallèlement, les choses évoluent aussi du côté des autres institutions européennes. En 1996, la Commission publie pour la première fois une communication sur les services d’intérêt général.

En 1997, le Traité d’Amsterdam inclut un article 16, qui reconnaît le rôle central des services publics dans la cohésion sociale et territoriale de l’Union et impose aux Etats membres de leur permettre de fonctionner correctement. Une petite révolution juridique dans un monde jusque-là régi par le sacro-saint principe de la concurrence.En 2003, suivra un livre vert de la Commission et, en 2004, un livre blanc : deux étapes obligatoires du processus législatif qui devraient mener à une directive définissant les relations entre services publics et marché à l’échelle de l’Union. Une telle directive est explicitement prévue par le projet de Traité constitutionnel qui reprend l’article 16 du Traité d’Amsterdam et fait de plus figurer le service public au rang des valeurs que doit défendre l’Union.

Zoom Traité constitutionnel, article III-122

[...] Eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général en tant que services auxquels tous dans l’Union attribuent une valeur ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de sa cohésion sociale et territoriale, l’Union et les Etats membres [...] veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d’accomplir leurs missions [...].

Une bataille rude

Mais la Commission devrait clarifier, dès les prochains mois, la question des aides d’Etat, qui introduit une forte insécurité juridique. Début 2004, alors que Frits Bolkestein concoctait sa directive, Mario Monti, l’ex-commissaire à la Concurrence mettait au point un "paquet" de trois textes destinés à tirer les leçons de l’arrêt Altmark en supprimant une grande partie des obligations de déclarations au titre des aides d’Etat. Ce paquet ne va pas jusqu’au bout de la démarche mais il marque un allègement sensible des contraintes pesant sur les services publics. En février dernier, la majorité du Parlement européen a cependant adopté un rapport plus restrictif que le paquet Monti. La bataille reste donc rude, alors que la droite domine dans toutes les instances européennes. Mais l’arbre Bolkestein ne doit pas cacher la forêt des progrès effectués depuis une dizaine d’années vers une pleine reconnaissance de la légitimité des services publics au sein de la construction européenne. Même si ceux-ci différeront beaucoup à l’avenir des "services publics à la française" si souvent idéalisés. A posteriori.

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