Entretien

Pierre Rosanvallon : « Les sociétés doivent avoir un pouvoir de délibération »

10 min
Pierre Rosanvallon

Les institutions européennes sont elles moins démocratiques que les institutions nationales ?

Pierre Rosanvallon. Le débat en la matière est souvent mal posé. Car il présume l’existence d’une sorte de décalage en négatif entre les formes -supposées accomplies- de la démocratie nationale et les formes -supposées inachevées- de la démocratie européenne. La construction démocratique de l’Union serait en somme en "retard" sur celle des Etats membres. Il me semble, au contraire, que le "déficit démocratique" européen est le miroir d’une crise générale de la démocratie. Les sentiments d’impuissance des citoyens, de plus grande difficulté à voir le monde maîtrisé, l’appréhension d’un déclin du politique, ne concernent pas simplement la construction européenne. De ce point de vue, "Bruxelles" apParaît comme le bouc émissaire de nos incertitudes face à des mutations profondes et générales. La question n’est donc pas de reproduire à l’échelle européenne les formes de la démocratie représentative.

Comment se manifeste cette crise globale de la démocratie?

P. R. Elle se décline, à l’échelle nationale comme à l’échelle européenne sur tous les modes. La crise de la représentation touche aussi bien les parlements nationaux que le Parlement européen. Le problème d’une "démocratie juridique" -à travers le rôle fondamental de la Cour de justice de Luxembourg- se substituant à une démocratie politique -représentée par le Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement- n’est pas inconnue du débat français, où la question du "gouvernement des juges" a fait couler beaucoup d’encre. Surtout, le reproche permanent adressé à la "technocratie" européenne reflète une tendance lourde de toutes nos démocraties, où les autorités administratives indépendantes ont pris du pouvoir depuis longtemps. Souvenons-nous du débat en France lors de l’adoption, au début du XXe siècle, d’un statut de la fonction publique. Bon nombre de républicains s’opposaient au nom de la démocratie parlementaire à la revendication de fonctionnaires prétendant représenter l’universel et, à ce titre, s’affranchir de la tutelle politique... Cette revendication correspondait pourtant à une demande citoyenne! La société française préférait le pouvoir impartial des fonctionnaires au pouvoir partisan des politiciens. Plus récemment, c’est sous la pression des citoyens que la France a confié à une autorité indépendante, le Conseil supérieur de l’audiovisuel, la charge d’attribuer les fréquences et de nommer les dirigeants des grands services publics de l’audiovisuel. Quoi de plus politique, pourtant, que ce type de décisions? Mais, précisément, les Français refusaient qu’elles relèvent d’un pouvoir politique suspecté d’être partisan. Cette évolution reflète, profondément, le décalage entre un fantasme - la pure démocratie d’intérêt général - et la réalité : la démocratie possède toujours une dimension politicienne importante, elle exprime la volonté d’une majorité. La pure démocratie de l’intérêt général, qui serait la démocratie de l’unanimité, n’existe pas. Et c’est bien pourquoi nous mettons en place depuis plus de deux siècles, au sein de nos démocraties, des pouvoirs de nature " contre-politique ".

Reprocher à l’Europe d’être "technocratique" me Paraît de ce point de vue contradictoire. En tant que forme politique particulièrement représentative du pouvoir croissant des autorités non élues et du droit, l’Europe est moins en retard qu’en avance de ce point de vue.

Pourquoi les peuples réprouvent-ils, à l’échelle européenne, une évolution qu’ils ont souhaitée à l’échelle nationale ?

P. R. Parce qu’il y a une différence majeure entre l’Europe et les nations, et nous sommes au coeur du véritable déficit démocratique européen: l’absence d’espace public. Il n’y a pas d’opinion publique organisée à l’échelle européenne, pas de presse européenne, de télévision européenne, de parti politique européen... Or, la démocratie ce n’est pas seulement une question d’élections, d’organisation des pouvoirs publics, c’est aussi de plus en plus une question de délibération. Tout cela s’explique sans doute par la jeunesse de la construction européenne et par la barrière linguistique entre les populations, mais cela entrave l’émergence d’une véritable communauté politique en Europe. A mes yeux, le problème n’est donc pas tant de renforcer les compétences du Parlement européen que de trouver des moyens d’associer davantage les sociétés à la délibération. C’est très compliqué parce l’espace public ne se décrète pas. Il est toujours né, historiquement, d’initiatives de la société civile pour créer des associations, des journaux, des forums citoyens...

Cela étant, si l’émergence d’une opinion publique européenne relève encore d’une lointaine utopie, nous assistons depuis quelques années au développement d’une société civile organisée à l’échelle européenne. Le Comité économique et social siégeant à Bruxelles, notamment, est un espace de représentation et d’intervention pour de nombreuses ONG et les syndicats. Et ces acteurs sont écoutés par les responsables de la Commission. Mais c’est encore très insuffisant, et cela explique probablement le malaise actuel: faute d’espace d’expression, les populations ont le sentiment de ne pas être entendues, même si les décisions sont prises par des gouvernements qu’elles choisissent ou des autorités chargées par les gouvernements de décider en leur nom.

En confiant la politique monétaire à une institution indépendante du pouvoir politique, les gouvernements de la zone euro ne sont-ils pas allés très loin ?

P. R. Il y a peut-être une question de degré, mais l’essentiel est ailleurs: ces "précontraintes" que les gouvernements se sont imposées à eux-mêmes correspondent à un comportement essentiel dans l’histoire des démocraties. De la même manière que la demande sociale aboutit à confier certaines décisions à des autorités indépendantes, la demande sociale exige du pouvoir qu’il se contraigne lui-même. Un gouvernement français ne peut pas, sous prétexte qu’il a été démocratiquement élu, dilapider le patrimoine national. La vente des biens patrimoniaux de l’Etat est soumise à des règles de procédure très strictes. Le droit constitutionnel est une autre précontrainte : on ne peut pas gouverner n’importe comment... Critiquer l’existence de précontraintes, en soi, relève d’une vision angélique, démagogique et simpliste du pouvoir démocratique.

Dans ce contexte, l’Union a-t-elle la moindre chance de devenir un jour une véritable communauté politique?

P. R. Nous nous heurtons ici aux limites d’un système politique qui ne se donne pas pour vocation de construire une communauté de redistribution. Car il n’y a pas de demos, de peuple européen. L’Union n’est pas perçue par ses habitants, même quand ils revendiquent "l’Europe sociale", comme un espace légitime de solidarité. Or, une communauté politique, ce n’est pas seulement l’organisation du vote ou de la prise de décision. C’est aussi une communauté de redistribution. La démocratie, ce sont à la fois des procédures et une manière de résoudre la question centrale de l’égalisation nécessaire et admissible des conditions. De ce point de vue, les chiffres disent de manière très spectaculaire l’absence de communauté démocratique européenne: alors que 40 à 50% de la richesse est redistribuée à l’échelle nationale, 1% seulement de la richesse est redistribuée à l’échelle européenne! On ne saurait mieux dire l’absence de lien politique entre les citoyens européens. Fonder une communauté de redistribution européenne signifierait que l’ouvrier allemand accepte d’être solidaire du paysan portugais et le salarié français du paysan polonais. La véritable Europe sociale, ce serait cela. Nous en sommes encore loin, et la revendication de l’Europe sociale repose de ce point de vue sur une ambiguïté fondamentale : alors qu’elle devrait être l’acceptation de formes de redistribution à l’égard des autres, beaucoup de citoyens la voient à l’inverse comme une forme de protection à l’égard des autres.

Quel regard portez-vous sur la dimension sociale de l’Europe jusqu’à présent?

P. R. Comme je viens de le dire, la protection sociale par la redistribution est réduite à la portion congrue, et cela ne changera pas de sitôt. En revanche, il existe une protection sociale par le droit, où l’Europe joue à mes yeux un rôle fondamental, grâce à la Charte européenne des droits, intégrée à la Constitution. Aujourd’hui, dans les entreprises européennes, les salariés peuvent s’appuyer sur des textes européens pour lutter contre la discrimination ou le harcèlement. Et cela me Paraît d’autant plus fondamental que l’évolution des formes du travail révolutionne le droit du travail, qui devient de plus en plus un droit de l’homme au travail.

Le droit du travail classique, tel qu’il a été construit peu à peu au fil du XXe siècle, a été conçu pour mettre en place des collectifs protecteurs, c’est-à-dire des règles générales protectrices adossées à un acteur central, le syndicat. Cela correspondait à un certain âge de la condition ouvrière, un certain type d’organisation du travail. Tout le monde était menacé par la même chose: une installation dangereuse, le rythme de la chaîne... Aujourd’hui, les problèmes de condition de travail se posent aussi en termes individuels: les liens au sein des entreprises reposent de plus en plus sur le face à face, et la qualité de la relation sociale personnelle joue un rôle essentiel. D’où la centralité croissante des questions de harcèlement, de discrimination, d’autonomie, d’égalité entre hommes et femmes ou d’atteintes à la dignité. Un droit protecteur collectif, dans ce contexte, ne suffit plus. Il faut protéger l’individu. Et l’Europe, véritable construction politique par le droit, est particulièrement adaptée à cette tâche.

Mais si, en l’absence d’un peuple européen, l’Union ne peut fonder avant longtemps une véritable communauté politique, à quoi sert l’Europe ?

P. R. Cela nous ramène à la question de savoir dans quelle mesure l’Europe peut remplir un rôle entre nation et globalisation. L’Europe ne peut se substituer ni à la défaite des nations -encore une fois en raison de l’absence d’un peuple européen- ni à l’impuissance de la mondialisation. Elle n’est pas une sorte de moyen terme entre ces deux échecs. Elle ne permettra donc pas d’échapper à la refondation des nations et à l’invention d’une régulation économique internationale.

Mais, dans ces limites, elle a un rôle décisif à jouer, car elle offre un nouvel espace d’expérimentation de l’universel. Pour comprendre ce dont je veux parler, il faut se souvenir des circonstances de l’invention de l’Etat-nation. Nous sommes au XIVe siècle en Occident. Et nous nous représentons le monde sur le mode de l’universalité: l’universalité religieuse de la catholicité, l’universalité politique de l’Empire. Mais cet idéal politique cosmopolite ne fonctionne plus, et recouvre le règne de la violence et de la division. C’est dans ce contexte que naît l’idée d’Etat-nation, non pas comme une homogénéité en grand mais comme un universalisme en petit: il ne s’agit pas de mettre en commun des similitudes mais de rendre viable sur un espace restreint l’idéal d’universalité.

La construction européenne peut aujourd’hui s’analyser comme un désir d’élargissement de l’espace viable de l’universel, auquel la régulation mondiale ne peut pas parvenir, un universel du droit, de la régulation économique. Et cela dans un monde traversé non seulement par des logiques impériales fondées sur un universalisme dogmatique, mais aussi et peut-être surtout par des logiques séParatistes identitaires ou sociales. Nous vivons fondamentalement dans un monde travaillé par une dynamique de la dissociation. La construction européenne représente très précisément l’antithèse de cela. Elle cherche à organiser des modalités de vie commune entre des populations différentes non pas en les rapprochant par un supplément de religion ou d’idéologie, à la manière du d’universalisme incarné par les Etats-Unis, mais en les rapprochant par un supplément de débat et de redistribution. La messe n’est pas dite. Mais cette expérience politique positive et vertueuse mérite, dans le monde contemporain, que l’on se batte pour elle.

Propos recueillis par Sandrine TOLOTTI

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