Entretien

Climat : le Sud avancera si...

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Farhana Yamin Spécialiste du droit de l'environnement, Farhana Yamin est chercheur à l'Institut d'études du développement de l'université du Sussex (Angleterre). Elle pilote le projet Basic (voir Repères p. 44). Elle a été à la tête de la Foundation for International Environmental Law and Development (Field).
José Goldemberg Secrétaire d'Etat à l'Environnement de l'Etat de São Paulo, au Brésil, José Goldemberg est spécialiste des questions énergétiques. Lors du premier Sommet de la Terre à Rio, en 1992, il était ministre fédéral de l'Environnement et fut l'un des architectes de la Convention internationale sur le climat.

Les pays en développement sont-ils déjà affectés par le changement climatique?

José Goldemberg. On ne peut pas l’affirmer aujourd’hui, mais on observe déjà un certain nombre d’événements étranges que les climatologues interprètent comme les prémisses d’une instabilité croissante de l’atmosphère... La Chine subit des inondations géantes à répétition. Et actuellement, une grave sécheresse frappe le Sud du pays, qui n’est pourtant pas une région aride. Le changement climatique n’est plus une théorie, c’est une réalité, même si ses effets ne sont pas encore très lisibles. On sait que la température moyenne à la surface du globe a crû de 0,6°C au cours des cent dernières années, alors qu’elle a été stable durant des millénaires. Et les températures les plus hautes depuis un siècle ont été enregistrées ces quatre dernières années. L’un des principaux risques pour les pays en développement, avec leurs milliers de kilomètres de côtes densément peuplées, en Asie du Sud et en Chine en particulier, c’est l’élévation prévisible du niveau des océans. On a vu avec le tsunami à quel point ces régions étaient exposées. Un mètre de plus et c’est le tiers du Bangladesh qui se retrouvera sous l’eau. Les premières et principales victimes du réchauffement climatique seront les pays pauvres, à commencer par les populations démunies.

Les pays émergents sont devenus de gros émetteurs de gaz à effet de serre. Leur attitude évolue-t-elle

Farhana Yamin. Les émissions du Sud dépasseront celles de l’OCDE dès 2015, principalement du fait de grands Etats comme la Chine, l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud. Le premier de ces quatre pays représente aujourd’hui 40% des émissions du monde en développement. Ensemble, ils comptent pour 60%. Ils viennent de réaliser des études sur les impacts potentiels du changement climatique chez eux et s’interrogent sur des mesures de prévention et leurs coûts. Leur prise de conscience est réelle. Et pourrait favoriser un rapprochement avec les autres pays du Sud, les Etats pauvres et insulaires. Que Samoa soit sous les eaux ne préoccupe guère l’Inde ou la Chine. Mais ces derniers réalisent aujourd’hui qu’une bonne partie de leur population est elle-même menacée. Bien entendu, leur position dans la négociation internationale n’a pas changé. Ce sont, ne cessent-ils de rappeler, les pays riches qui portent la responsabilité historique de l’accumulation des gaz à effet de serre de la révolution industrielle à nos jours. A eux de dépolluer les premiers. Il est hors de question pour les grands pays émergents d’entraver leur croissance et de s’engager aujourd’hui sur des plafonds globaux d’émissions, comme l’ont fait les pays développés signataires du protocole de Kyoto. Mais sur le plan intérieur, ils ont lancé des politiques prometteuses.

Est-ce le risque environnemental qui les motive?

F. Y. L’Inde a lancé un vaste programme de développement des énergies renouvelables. Un ministère des Energies non conventionnelles a été créé l’an dernier. Si l’Inde veut être moins dépendante du pétrole et du charbon, c’est d’abord pour des raisons économiques et géopolitiques. Mais le souci de l’environnement n’est pas totalement absent. Les vieilles centrales électriques à charbon posent de graves problèmes de pollution et de santé publique. L’évolution est similaire en Chine. Ce pays vient d’adopter une loi qui prévoit que les énergies renouvelables devront représenter 10% de la production électrique en 2020 contre un peu moins de 1% aujourd’hui. C’est sans doute l’un des plans les plus ambitieux au monde et la Chine avance extrêmement vite sur ces questions. Avant tout soucieuse de préserver sa croissance, elle doit trouver des alternatives énergétiques face à un pétrole de plus en plus cher. Mais sa politique de diversification aura un impact important en terme d’émissions évitées.

J. B. Il y a deux raisons pour agir en politique nous disait Machiavel : la nécessité ou la vertu. La politique énergétique de mon pays, le Brésil, ne relève certes pas de la vertu mais de contraintes économiques ou d’opportunités que nous valorisons, comme notre potentiel hydroélectrique ou la culture de la canne à sucre. Mais cela a des effets positifs pour l’environnement. L’alcool tiré de la canne représente aujourd’hui le quart de l’essence consommée au Brésil. Sans ce carburant vert, nous émettrions dix millions de tonnes de carbone de plus par an1, soit environ 3% de nos émissions totales. De même, le gouvernement fédéral soutient la production d’électricité tirée des énergies renouvelables. Une loi inspirée du modèle allemand oblige les compagnies d’électricité à acheter cette énergie verte et cela concerne aujourd’hui une puissance installée de 3000 mégawatts, l’équivalent de trois réacteurs nucléaires. Hélas, ces progrès sont contrecarrés par la poursuite de la déforestation de l’Amazonie. La destruction de cet immense réservoir de carbone est une source importante d’émissions et c’est un domaine où notre pays aurait pourtant les moyens d’agir bien davantage qu’il ne le fait.

Ces innovations ont un coût. Les pays émergents peuvent-ils aller plus loin sans nuire à leur développement?

F. Y. Ils n’ont pas épuisé, loin s’en faut, toutes les possibilités de progrès dans ce domaine, mais c’est effectivement ce qu’ils craignent. Aussi l’attitude des pays riches est-elle déterminante. Si ces pays, avec les moyens technologiques et financiers qui sont les leurs, ne peuvent démontrer leur capacité à réduire leurs émissions tout en préservant la qualité de vie de leurs concitoyens, alors les pays émergents auront toutes les raisons de penser qu’il leur est impossible d’aller plus loin. Or au rythme de ses progrès, il y a fort à parier que l’Union européenne n’atteindra pas son objectif: une réduction de 8 % de ses émissions en 2012 par rapport à leur niveau de 1990. Surtout, le rejet du protocole de Kyoto par les Etats-Unis a eu un effet psychologique désastreux. Quand le pays le plus riche de la planète envoie un message aussi négatif, pourquoi ceux du Sud s’engageraient-ils dans cette voie?

J. G. Cependant, la situation pourrait évoluer. Les Etats-Unis sont certes responsables d’un tiers des émissions mondiales et refusent aujourd’hui, du moins au niveau de l’administration fédérale, tout effort significatif. Mais ils sont aussi exposés aux conséquences du réchauffement. Et comme les autres pays du Nord, ils seront de plus en plus affectés par les émissions du monde en développement. Ils vont finir par devoir négocier. La Chine est le deuxième émetteur mondial. Dans une dizaine d’années, elle aura rattrapé les Etats-Unis. Cette capacité de nuisance est la véritable arme dont disposent les pays du Sud. Elle leur offre la possibilité de rééquilibrer le jeu des négociations internationales. Mais s’ils veulent en tirer parti, il faut qu’ils renforcent leur capacité d’expertise propre et leur coopération (voir Repères).

Les pays émergents doivent-ils prendre des engagements contraignants? C’est l’une des raisons pour lesquelles les Etats-Unis ont rejeté Kyoto...

F. Y. Si vous pensez à des engagement du type de ceux qu’ont pris les pays riches partie prenante au protocole de Kyoto, la réponse, clairement, est non, et ce pour une raison simple. Fixer des objectifs globaux d’émissions suppose d’avoir des infrastructures pour les mesurer avec précision. Il faut pouvoir contrôler, vérifier, mais aussi évaluer les implications économiques des mesures envisagées. C’est un exercice auquel Européens et Nord-Américains sont rompus. Les pays émergents n’ont pas ces capacités scientifiques et administratives. La Russie elle-même, qui a souscrit à un objectif global, a beaucoup de mal à réaliser l’inventaire de ses rejets de gaz à effet de serre. Pour les pays du Sud, la tâche serait en outre beaucoup plus ardue, car une part importante de leurs émissions provient de sources difficiles à comptabiliser, telles que l’agriculture. Même s’ils en avaient la volonté politique, les dirigeants de ces pays ne pourraient donc pas s’engager sur des objectifs du type de ceux de Kyoto. Mais il y existe d’autres options, par exemple, un élargissement du mécanisme de développement propre, un instrument destiné à favoriser les réductions d’émissions dans les pays du Sud, mais sa portée est aujourd’hui très limitée (voir encadré).

J. G. Les pays du Sud, en vertu du protocole de Kyoto, ne sont pas astreints à des plafonds globaux d’émissions et ils ne vont pas renoncer à cet avantage. Mais en raison de leur contribution croissante au changement climatique, il faut qu’ils prennent des engagements. Ce qu’ils pourraient accepter dans le cadre d’une négociation internationale, ce sont des objectifs sectoriels. Le Brésil pourrait, sur la base des progrès déjà accomplis avec les carburants tirés de la biomasse, s’engager sur des objectifs dans ce domaine assortis d’un calendrier. De même, pour brûler son charbon, la Chine a tout intérêt à remplacer ses vieilles centrales thermiques par des équipements modernes offrant un bien meilleur rendement énergétique. Il y a ici un potentiel énorme de réduction d’émissions. Ce pays pourrait aisément accepter des objectifs dans le secteur énergétique, ce qu’il pourrait difficilement faire pour l’agriculture. Si la Chine, l’Inde, le Brésil adoptaient de tels engagements, les Etats-Unis réviseraient-ils alors leur position? Je n’en sais rien. Mais je puis vous garantir que cela embarrasserait sérieusement l’administration Bush, qui perdrait alors l’argument qu’elle a brandi pour rejeter le protocole de Kyoto.

Zoom Repères : le projet Basic

Les pays du Sud ne prendront des engagements sur la réduction de leurs émissions que s’ils disposent d’une meilleure information sur les coûts et les bénéfices de telles politiques. Ils auraient aussi avantage à partager ces informations et à renforcer leurs capacités d’expertise commune pour mieux défendre leurs intérêts dans le débat international. C’est l’objectif du programme Basic coordonné par l’Institute of Development Studies (université du Sussex)1, qui réunit une quarantaine de scientifiques et d’acteurs des négociations sur le climat du Brésil, d’Afrique du Sud, d’Inde et de Chine, et a tenu son premier séminaire le 13 mars dernier. Les sherpas d’une initiative commune de ces pays émergents?

Est-ce l’évolution qui se dessine? Y a-t-il une convergence de vues entre ces grands pays?

J. G. Le Brésil et la Chine sont davantage soucieux d’agir sur les causes et de maîtriser leurs émissions que l’Inde. Celle-ci raisonne plutôt en terme d’adaptation aux conséquences, par exemple ce qui lui en coûtera d’endiguer la montée des eaux. Mais ces pays me semblent aujourd’hui ouverts à la négociation dans les limites dont nous venons de parler. Le prochain G8 organisé par Tony Blair en juillet prochain représente une opportunité pour aller de l’avant. Le Premier ministre britannique a invité les chefs d’Etat de cinq pays, la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud et le Mexique, et le changement climatique sera l’un des points forts de leur rencontre. Cette initiative pourrait permettre de relancer le débat sur l’engagement des pays émergents pour la période qui s’ouvrira à partir de 2012, date à laquelle prend fin la première phase de mise en oeuvre du protocole de Kyoto, où seuls les pays riches avaient des objectifs à respecter. Ce que j’espère, c’est que des négociations officielles s’ouvrent sur ce sujet lors de la prochaine conférence des Etats signataires de la convention sur le climat, en novembre prochain à Montréal.

Zoom Coopération industrielle Nord-Sud : un système très limité

Le mécanisme de développement propre (Clean development mechanism ou CDM dans le jargon de la négociation sur le climat) est le seul instrument prévu par le protocole de Kyoto pour favoriser des réductions d’émissions de gaz à effet de serre dans les pays du Sud. Le CDM consiste, pour un pays riche (ou pour son secteur privé) contraint de diminuer ses émissions, à financer au Sud des projets permettant une réduction des rejets de gaz carbonique, qui sera comptabilisée et mise au crédit de l’entreprise ou de l’Etat qui la finance.

L’intérêt de ce dispositif pour un industriel d’un pays du Nord réside dans le fait qu’il est relativement moins coûteux de payer des réductions d’émissions au Sud (en investissant dans une centrale thermique moderne par exemple), que d’améliorer la performance de ses propres installations, qui obéissent déjà à des normes d’efficacité énergétique plus élevées. Le CDM fonctionne déjà. A São Paulo, par exemple, un projet financé par les Pays-Bas de récupération du méthane dégagé par les déchets urbains permet de faire tourner une petite centrale électrique. Quatre programmes sont opérationnels aujourd’hui, représentant environ un total de 5 millions de tonnes de carbone évitées par an1, l’équivalent des émissions de... Chypre. Un bilan fort modeste, en raison notamment de la lourdeur d’une procédure au cas par cas. Après avoir été examiné par les autorités du pays receveur, chaque projet doit être approuvé par le comité technique du secrétariat de la convention climat, à Bonn. L’assouplissement du fonctionnement du CDM et l’élargissement de son champ d’application (du projet ponctuel à un secteur économique entier) font partie des questions aujourd’hui très discutées.

  • 1. La combustion de cet alcool produit des émissions de CO2. Mais elles sont compensées, parce qu’en poussant, la canne a sucre a tiré son carbone de l’atmosphère.
Propos recueillis par Antoine de Ravignan

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