Entretien

Ventes d’armes : quel contrôle des citoyens ?

13 min
Patrice Bouveret président du Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits (Lyon).
Louis Gautier délégué national du Parti socialiste et ancien conseiller de Lionel Jospin pour la Défense.
Jean de Tonquedec a travaillé dans le secteur de l'armement. Il est l'auteur de Marchand d'armes (Flammarion, 2003).

L’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Pakistan, trois Etats non démocratiques, se situant dans des zones très troublées, font partie des pays auxquels la France a livré le plus d’armes en 2003, selon les données du gouvernement. La France vend-elle des armes à n’importe qui?

Louis Gautier. Il faut d’abord souligner un progrès: chacun peut maintenant savoir à quels pays la France vend des armes et pour quel montant. Depuis 1999 en effet, le gouvernement présente au Parlement, chaque année en principe, un rapport sur les exportations d’armes. Et les critères que la France applique pour ces ventes sont mieux connus. AuParavant, ils relevaient de directives ministérielles que seuls connaissaient les fonctionnaires et les industriels habilités par le ministère de la Défense. Depuis 1998, la France adhère au Code de conduite européen sur les exportations d’armes qui a dressé une liste de huit critères, dans lesquels on trouve la paix et le respect des droits de l’homme alors qu’auParavant c’étaient surtout des risques de transferts de technologie militaire qui étaient pris en compte. Ces critères ne sont pas aujourd’hui juridiquement contraignants. Chaque pays les interprète, mais ils constituent une référence commune. Les livraisons effectives aux trois pays que vous citez pour 2003 correspondent en majeure partie à des contrats signés après la première guerre du Golfe, au milieu des années 90, et qui sont exécutés aujourd’hui en raison de la longueur de la mise en oeuvre des transferts (délais de fabrication, livraisons échelonnées) dans ce genre de marchés. La question est surtout de savoir si les futures transactions respecteront plus les normes du Code de conduite. Tout en sachant que la réalité économique domine un marché très concurrentiel et que ces critères ne s’imposeront jamais à 100%.

Jean de Tonquedec. Pourquoi la France a-t-elle une industrie d’armement? Pour des raisons historiques et économiques. Lorsque Charles de Gaulle a dû rééquiper l’armée française en 1945, il a été contraint d’aller mendier des armes aux Etats-Unis et il ne s’en est jamais remis. Il a donc impulsé le développement d’une d’industrie d’armement publique (Giat-Industries pour le terrestre, Direction des constructions navales...) afin d’assurer l’indépendance stratégique de la France. Et des firmes privées comme Dassault ont été "sponsorisées" par l’Etat qui leur a assuré de grands contrats. A ce contexte historique, s’ajoute une contrainte économique. Pour pouvoir rentabiliser les chaînes des usines françaises, le seul marché national ne suffit plus. Il faut vendre à l’exportation et évidemment à des pays solvables, au premier rang desquels les monarchies du Golfe. Des pays qui en effet ne sont pas démocratiques et où les droits de l’homme ne sont pas respectés. De même, la France vend des armes en Inde et au Pakistan alors que ces deux pays sont en conflit larvé. Elle joue sur les deux tableaux. Un pays qui respecterait à la lettre un code de bonne conduite se fermerait les portes de nombreux clients. Et ne pourrait pas faire tourner ses usines.

Patrice Bouveret. Le pragmatisme que vous invoquez n’explique pas à lui seul la politique de ventes d’armes de la France. Si le profit était la motivation principale de ses exportations, elle aurait tout intérêt à vendre des technologies nucléaires militaires pour lesquelles, hélas, il existe aujourd’hui une forte demande dans certains pays. La France ne le fait pas pour des raisons de sécurité. Les critères économiques ne sont pas premiers dans ces choix. Et ils ne doivent pas l’être. Les armes ne sont pas des produits ordinaires.

Louis Gautier. Dans les années 50, la France a aidé Israël à développer ses capacités nucléaires militaires. Mais aujourd’hui, elle s’interdit d’exporter des armes nucléaires. Elle ne vend à l’étranger que du nucléaire civil. Le risque de détournement de ces technologies ne peut, hélas, être totalement écarté malgré les inspections de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique). Concernant les armes conventionnelles, ce n’est pas un hasard si les exportations d’armes des pays vendeurs se dirigent vers des régions du monde où la tension est forte. En ce moment, vous ferez peu d’affaires en Amérique latine. Et beaucoup en Asie du Sud, au Moyen-Orient et en Extrême-Orient. Cela ne veut pas dire qu’il faille vendre des armes à tout le monde. Il y a le principe de réalité et l’idéal. La route de la responsabilité politique doit être tracée au milieu. A propos de l’Inde et du Pakistan, certains affirmeront qu’elle alimente l’affrontement entre les deux pays. D’autres diront que ces exportations rétablissent l’équilibre entre ces belligérants potentiels. Personnellement, je ne crois pas que la diplomatie française trouve son compte dans ses louvoiements.

Jean de Tonquedec. Les ventes d’armes mêlent les motivations politiques et commerciales parfois jusqu’à l’ambiguïté. En théorie, la France s’interdit de vendre à des pays en conflit. Lors de guerre Irak-Iran (1980-88), son premier client était pourtant l’Irak. Paris a alors vendu et loué à Saddam Hussein des quantités considérables d’armement. Comme industriel du secteur, j’ai passé beaucoup de temps dans ce pays. Un jour à Bassora, au sud, un déluge d’obus s’est abattu à proximité de mon hôtel, me forçant à trouver refuge dans la cave. Ces obus avaient été vendus à Téhéran par un autre industriel français, la société Luchaire. Ne me dites pas que le gouvernement français n’était pas au courant. Des matériels aussi lourds que des obus ne sortent pas si facilement du territoire.

Patrice Bouveret. La France participe activement à la prolifération des armes conventionnelles dans le monde. Ses exportations augmentent les risques de conflits. Par ailleurs, le fait de vendre à des pays étrangers pour rentabiliser l’industrie nationale résulte d’un choix politique. Faut-il vraiment que la France fasse en partie payer ses moyens de défense par de riches clients étrangers? Ne peut-elle en assumer le coût elle-même?

Louis Gautier. La France a besoin d’une politique de défense. Et donc d’une industrie d’armement. Si demain, l’Union européenne augmente ses dépenses militaires et met en commun ses industries d’armement, celles-ci pourront se rentabiliser sur le seul marché de l’Union. Et du coup, elles seront moins dépendantes des exportations hors d’Europe, dans des pays parfois contestables, pour assurer leur rentabilité. Mais la politique européenne en la matière piétine. Dans l’espoir qu’elle se concrétise, à l’horizon d’une dizaine d’années, il faut conserver l’outil industriel de l’armement français.

L’argument selon lequel les exportations d’armes bénéficient à l’économie française est il prouvé?

Louis Gautier. Les exportations servent à équilibrer un secteur vital pour la sécurité du pays. La France pourrait décider de payer seule le prix de son armement, mais cela impliquerait d’augmenter les dépenses de défense au détriment de celles de l’éducation ou de la santé, par exemple. Les citoyens l’admettraient-ils? Je ne crois pas. Autant il est possible d’évaluer la rentabilité d’un contrat, autant il est très difficile de faire une évaluation macro-économique du secteur de l’armement, notamment parce que les matériels sont fabriqués sur de très longues périodes. Comment évaluer par ailleurs les retombées des innovations technologiques militaires dans le secteur civil? Cette difficulté n’est pas propre au secteur militaire. C’est vrai aussi des domaines civils exportant de la haute technologie. Comme ceux-ci d’ailleurs, l’armement se mondialise. Faire un bilan en France aurait eu un sens lorsque les firmes travaillaient en vase clos principalement pour le seul marché intérieur, jusqu’au milieu des années 80. Aujourd’hui, les retombées dépassent trop nos frontières pour effectuer pareille analyse.

Patrice Bouveret. De nombreux économistes, comme Jacques Aben ou Jean-Paul Hébert, montrent que les exportations profitent principalement aux entreprises privées. Et ils estiment que les exportations d’armes coûtent plus à la France qu’elles ne lui rapportent. Notamment en raison du soutien apporté par l’Etat à ces ventes et surtout aux entreprises publiques déficitaires comme Giat Industries et la DCN. Dans un rapport parlementaire sur le contrôle des exportations d’armes en 2000, trois députés s’étonnaient de ce que le gouvernement français ne soit pas en état de répondre, chiffres à l’appui, à la question que vous posez !

Jean de Tonquedec. En qui concerne les entreprises, les grandes firmes privées comme Thalès gagnent beaucoup d’argent. Un avionneur comme Dassault fait certes plus de bénéfices sur son activité civile que militaire. Mais en réalité, ses frais de recherche et de développement, qui bénéficient aux avions civils, sont financés par les commandes militaires de l’Etat, comme dans le cas du Rafale. Enfin, il est clair que le Giat et la DCN perdent beaucoup d’argent. Le dernier exemple en date est le char Leclerc. Le Giat a subi des pertes de change d’1,6 milliard de francs sur un contrat avec les Emirats arabes à cause des erreurs grossières de ses responsables financiers !

Les choix politiques d’exportation d’armes ne devraient-ils pas faire l’objet d’un débat politique public en France, et d’abord au Parlement?

Patrice Bouveret. Un tel débat est vital pour notre démocratie, car il soulève des questions politiques et stratégiques centrales sur les buts que la France s’assigne en matière de politique étrangère et sur les moyens qu’elle met en oeuvre, notamment en matière d’armement. Or il n’a pas lieu. S’il y a eu des progrès depuis 1999 avec la publication du rapport sur les exportations d’armes de la France, aujourd’hui nous régressons. Alors que théoriquement ce rapport est annuel, le dernier publié en décembre 2004 porte sur les deux années 2002-2003. Les parlementaires n’ont pas pu se l’approprier. Aucun grand débat n’a été organisé.

Jean de Tonquedec. Il est possible d’organiser un tel débat, mais il risque de n’aboutir à rien ou presque. Pour une raison simple. En France, dès que l’on aborde des sujets sensibles, comme les exportations d’armes vers certains Etats, le pouvoir brandit le secret défense. Or les autorités classent ainsi à peu près n’importe quel type d’informations. C’est ridicule, mais efficace. Toute la procédure judiciaire concernant l’affaire des frégates, contrat qui aurait donné lieu à de considérables commissions occultes à Taiwan et en France, est bloquée à cause du secret défense. Il n’est possible de débattre qu’en cercles fermés, entre experts.

Louis Gautier. Le débat sur la défense, au-delà du seul armement, est tari en France. Avez-vous entendu beaucoup d’hommes politiques, de droite ou de gauche, s’exprimer sur la possible levée par l’Union européenne de l’embargo des ventes à la Chine? De même, le dernier rapport sur les exportations d’armes n’a guère suscité la curiosité des parlementaires. Personne, pourtant, ne leur interdit de poser des questions embarrassantes au gouvernement, lors d’une séance télévisée par exemple, sur les directives de haut niveau qui précisent les critères d’exportation. Ou sur le montant des ventes d’armes à tel ou tel pays. Ce n’est pas le système institutionnel qui est en cause, mais l’indifférence de la classe politique qui laisse de facto les mains libres au pouvoir exécutif.

Patrice Bouveret. Dans des pays comme les Etats-Unis ou la Suède, les contrats les plus importants sont approuvés par le Parlement. Pourquoi pas en France?

Louis Gautier. Pourquoi pas en effet, mais il ne faut pas sous estimer un risque double. D’une part, il est à craindre que, pour des raisons de confidentialité, les industriels ne fournissent aux parlementaires que des informations commerciales incomplètes sur le contrat. D’autre part, une telle procédure ouvrirait la voie au jeu des groupes de pression au Parlement. Comme cela se voit au Congrès américain. Ces lobbies représentent les industriels, mais aussi les régions où l’emploi dans l’armement est menacé si le contrat n’est pas conclu. On est assez loin des critères éthiques et politiques.

Jean de Tonquedec. La négociation d’un contrat demande au moins quatre ans de travail intensif. Le contrôle sur les exportations qui est effectué aujourd’hui en France par la CIEEMG se fait selon des critères qui, même s’ils ne sont pas tous publics, sont globalement connus des industriels. Une firme ne va pas négocier un contrat pendant plusieurs années si elle n’est pas persuadée qu’il sera approuvé par la Commission. En revanche, l’approbation par le Parlement serait soumise à des affrontements partisans sans lien avec le contrat lui-même.

Ce contrôle, qui aujourd’hui relève du seul pouvoir exécutif, est-il vraiment efficace? Les vendeurs d’armes ne peuvent-ils passer à travers les mailles du filet, en mentant sur le destinataire final des livraisons, par exemple?

Jean de Tonquedec. Les exportateurs français vendent surtout des matériels lourds dont la traçabilité est possible, sinon aisée. C’est notamment le travail des services de renseignement. En revanche, les exportateurs français font peu le commerce d’armes légères qui peuvent plus facilement transiter clandestinement d’un pays à l’autre. Cela dit, les missiles portables qui permettent d’abattre un avion ou un hélicoptère posent des problèmes spécifiques. Ce sont des armes très dangereuses si elles tombent entre les mains de terroristes. Les firmes qui les fabriquent en France sont scrupuleuses et soumises au contrôle de la CIEEMG. En revanche, les missiles russes circulent partout dans le monde. En France, hors des complicités exceptionnelles aux sommets de l’Etat, comme dans le cas de Luchaire que j’ai évoqué pour l’Iran, ou l’activité clandestine des services secrets, le système de contrôle fonctionne correctement. J’en ai fait l’expérience. L’obsession permanente d’un industriel, dans l’armement ou ailleurs, est de trouver des contrats et donc des heures de travail pour ses salariés. Ce qui peut inciter à être "sur la frange" de la loi. Le chantier de fabrication navale que je dirigeais à Cherbourg avait vendu à l’époque du shah douze patrouilleurs lance-missiles à l’Iran. Après la révolution islamique en 1978, la France a interdit les exportations d’armes vers l’Iran. Mais un officier iranien avec qui j’ai travaillé à l’époque du shah m’a contacté pour faire réparer les patrouilleurs. Cela représentait deux ans de travail. J’ai donc demandé à un confrère brésilien de me servir de couverture et de réaliser à ma place ce chantier, mais en embauchant provisoirement des salariés que j’aurais licenciés dans ce but. Nous avons obtenu l’accord des autorités brésiliennes. Mais les services de renseignement français ont découvert le projet. Et j’ai été obligé de tout arrêter.

Louis Gautier. Aujourd’hui, les outils de contrôle, en France et plus largement en Europe, fonctionnent de manière assez satisfaisante. Même s’il y a inévitablement quelques ratés, des réexportations d’armes légères essentiellement. Les autorités politiques des six pays producteurs en Europe (Allemagne, France, Espagne, Italie, Royaume-Uni, Suède) connaissent leurs industriels. Chaque Etat est confronté à des sociétés le plus souvent basées dans un seul pays de l’Union. Et les informations circulent entre les six gouvernements. Les industriels ne peuvent guère obtenir ici une autorisation qu’on leur a refusé à côté. Mais si demain la concentration crée des entreprises plus grandes, avec des participations américaines notamment, avec de nombreuses filiales et des sous-traitants dans les pays en développement, le rapport de force de chaque Etat européen avec ces multinationales sera déséquilibré. Et le système de contrôle peut se transformer en passoire. Il faudrait que les Etats de l’Union mettent en commun leurs budgets de défense pour avoir un poids significatif face aux industriels, comme cela se passe aux Etats-Unis entre le Pentagone et les firmes de l’armement. Au-delà d’une harmonisation des critères d’exportation, les pays européens devraient exercer ensemble le contrôle afin d’éviter que certains Etats soient plus laxistes que les autres.

Propos recueillis par Yann Mens et Amar Nafa

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !