Maroc : un code de la famille difficile à décoder

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Les nouvelles lois marocaines sur la famille donnent aux femmes des droits inédits. Du moins sur le papier. Dans la réalité, l'application ne va pas sans mal. Reportage.

Il est 15 h, la grande salle du Palais de justice de Casablanca se remplit: à gauche, les rangées réservées aux hommes, à droite celles des femmes. Derrière les avocats, le silence se fait. Sur les visages, on lit l’attente et l’inquiétude. La présidente du tout nouveau tribunal de la famille appelle les candidats au divorce un à un. Mais elle elle doit ajourner beaucoup de séances. Car il manque des documents dans les dossiers. Ou les maris ne se sont pas présentés. Le ton monte parfois entre la magistrate et les plaignants. Fondues dans la masse, quelques lycéennes préparent un exposé sur la réforme du code de la famille, entrée en vigueur le 9 février 2004 au Maroc. Comme la plupart des présents, elles découvrent, étonnées, les nouvelles règles du divorce appliquées par le tribunal. Des règles qui donnent aux femmes des droits inédits, sur le papier au moins.

En présentant en octobre 2003 le projet plusieurs fois reporté de réforme de la moudawana (code de la famille) devant le Parlement, le roi MohamedVI avait pris tout le monde de court. En 2000, un précédent projet avait été vigoureusement combattu par les mouvements islamistes. Ceux-ci avaient mobilisé 2 000 000 d’opposants à la réforme à Casablanca. Et conspué les auteurs du texte, les partis de gauche et les "mouvements féministes manipulés par l’Occident dans le but d’atteindre l’islam à travers la déstabilisation de la famille ", selon le Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste, 3e force parlementaire). En 2003, au contraire, l’initiative royale a été applaudie par tous. A la différence du projet socialiste qui ne s’appuyait pas explicitement sur les références islamiques, le code actuel a été préparé par une commission composée à la fois d’ouléma et de représentants de la société civile, parmi lesquels plusieurs femmes. En outre, le timing politique imposait au PJD des concessions: affaiblis par les attentats de Casablanca du 16 mai 2003 et une sévère vague de répression antiterroriste, les islamistes faisaient profil bas. Le roi, pouvait donc imposer de nouveaux droits pour les femmes, tout en garantissant le respect de la religion en tant que commandeur des croyants.

Pour la juriste et militante féministe Leila Rhiwi, "le nouveau code est révolutionnaire dans son esprit". En proclamant l’égalité entre les hommes et les femmes et la responsabilité conjointe des deux parents dans la famille, il met fin au principe d’obéissance de la femme à son époux. Révolutionnaire, le texte l’est aussi sur un autre plan. Comme dans la majorité des pays musulmans, la gestion des affaires familiales et sexuelles est inconcevable en dehors du cadre strictement religieux. Or, au lieu de se contenter de proclamer la loi de sa propre autorité, le roi l’a soumise au Parlement, instance non religieuse, où il a été corrigé par 53 amendements et voté à l’unanimité. S’il s’affirme ouvertement d’inspiration islamique, le texte apporte des nouveautés qui ne figurent pas dans la charia (loi islamique): la reconnaissance du lien de paternité en dehors du mariage, l’adoption, la gestion en commun du patrimoine acquis pendant le mariage. L’appareil judiciaire est aussi renforcé: création de tribunaux de la famille, grande marge d’appréciation du juge, limitation des prérogatives des adouls, des notaires religieux qui géraient jusque-là mariages, divorces, garde des enfants et héritage en statuant selon les principes religieux.

Vers la fin de la répudiation

L’une des innovations principales de la loi est l’institution d’un acte de mariage officiel désormais obligatoire pour valider une union. L’association Solidarité féminine s’en réjouit: "Beaucoup de femmes étaient abusées par des islamistes adeptes du mariage exclusivement religieux. Une tel mariage se passe généralement en comité très restreint. On récite une petite prière et le tour est joué. Du coup, si le mari répudiait son épouse, elle n’avait aucun moyen de prouver son mariage et pouvait se retrouver mère célibataire de fait." Un drame social au Maroc. D’autant que, jusqu’en 2003, les enfants nés hors mariage n’avaient même pas d’existence légale: pas de nationalité, pas de scolarité publique, aucun soutien étatique.

En vertu de l’actuelle moudawana, un homme ne peut plus répudier sa femme du jour au lendemain et l’expulser impunément dut domicile conjugal avec ses enfants ("et sa djellaba", selon l’expression), il doit obtenir l’autorisation du juge et verser une pension alimentaire. Les femmes aussi peuvent demander le divorce sans avoir à se justifier, ni à renoncer à tous leurs droits comme cela se fait traditionnellement dans le cas du divorce khôl, ou répudiation avec compensation (pour le mari). La moudawana a introduit un nouveau type de divorce: celui de la désunion (ou chiqaq). "Beaucoup de femmes demandent aujourd’hui ce divorce et l’obtiennent", affirme Zhour el Hor, présidente du tribunal de la famille de Casablanca. Fini le temps où il fallait attendre dix à quinze ans pour un divorce khôl. Le délai est désormais de six mois.

Des restrictions très importantes

Mais certains juges refusent le recours à la désunion. Et ils en ont le droit en cas de désaccord des plaignants. Car si la loi est révolutionnaire, elle permet aussi de nombreux aménagements qui contournent les progrès. Ainsi, par exemple, la femme n’a plus besoin de la tutelle d’un homme - généralement son père - pour se marier (mais elle peut choisir d’y recourir), l’âge du mariage a été relevé de 15 à 18 ans pour les jeunes filles (mais le juge peut autoriser des exceptions), la polygamie est sévèrement conditionnée (mais pas interdite). Selon le ministère de la Justice, 25% de femmes se seraient mariées sans tutelle paternelle en 2004: c’est mieux pour les uns, pas assez pour les autres. "L’esprit du code est trahi parce que ce qui devait être exceptionnel est en réalité la règle", dénonce Bouchra Abdou, de la Ligue démocratique pour les droits de la femme (LDDF) à Casablanca.

Pour obliger un père à reconnaître un enfant né hors mariage, une femme peut demander un test ADN. Une avancée considérable. Mais les conditions sont restrictives: c’est le juge qui prend la décision et les deux "fauteurs" doivent avoir été...fiancés. Et le prouver par des témoins ou des photos. En outre, l’article 492 du code pénal, qui assimile les relations sexuelles hors mariage à de la prostitution passible de prison n’a pas été aboli! Le texte trébuche enfin sur les réalités marocaines. Alors que les contentieux relevaient jusque-là des adouls, l’appareil judiciaire est débordé. S’y ajoute la résistance des mentalités. Un effort de formation des juges a été entrepris mais il reste insuffisant, comme le montrent les statistiques d’un rapport de la LDDF, publié en février dernier après une enquête réalisée auprès de neuf tribunaux. "On a vu des juges marier des jeunes filles à 11 ans sous prétexte qu’elles avaient leurs règles", rapporte Bouchra Abdou. A la campagne, certains adouls exigent toujours un tuteur matrimonial pour des jeunes filles majeures. Des hommes continuent d’expulser leurs femmes sans se savoir en faute. Quand les femmes demandent le divorce, des juges, leur réclament des preuves à charge. Dans la pratique, les Marocaines continuent de recourir en masse au divorce khôl.

Le code a généré des amalgames et des peurs. "Notre religion s’occupe déjà depuis 1400 ans de régler les histoires de mariage! Pourquoi compliquer les choses?", proteste, comme beaucoup d’autres, Mohamed, 27 ans, banquier à Mekhnès. Se croyant exclus du projet, les hommes sont persuadés qu’ils ont tout à perdre en se mariant, notamment leur fortune. Ils ne savent pas qu’en l’absence d’accord des parties, la moudawana institue la séParation des biens acquis pendant le mariage. Dans les campagnes, les femmes hésitent à tirer profit du nouveau code de peur d’enfreindre l’islam, comme le leur font croire des islamistes. "Le problème c’est que toutes ces conquêtes ont été arrachées par une élite de femmes et n’ont pas été portées par la masse d’entre elles, qui sont analphabètes", relève Salima Bar Mousa, de la Maison des femmes de Tanger. La LDDF organise donc des caravanes dans les quartiers et en milieu rural. Sa stratégie: utiliser les traditions musulmanes pour appuyer la réforme. "Quand vous dites, par exemple, que le prophète lui-même a refusé que son gendre Ali prenne une autre épouse, les femmes acceptent mieux leurs droits."

Des cassettes audio sont distribuées en arabe dialectal et en tamazight (berbère). Si l’Association démocratique de femmes du Maroc (ADFM) a fait diffuser en mai dernier une série de spots télévisés en arabe dialectal, aucune campagne télévisée digne de ce nom n’a été menée par l’Etat, hormis quelques émissions en arabe littéral, maîtrisé par peu de Marocains. Comment dans ces conditions atteindre les 48% d’analphabètes (70% pour les femmes) que compte le Maroc?

Au tribunal, les juges débordés n’ont pas le temps de leur expliquer leurs droits et, dans la campagne, personne ne s’en donne la peine. Difficile pour une femme d’identifier le bon interlocuteur à l’extérieur du village ou du quartier, de se rendre seule au prochain tribunal situé à des dizaines de km au risque de se tromper et d’être obligée de tout recommencer. Et ces démarches coûtent cher alors qu’un Marocain sur six vit avec moins d’un dollar par jour.

A ces multiples barrières s’ajoute l’absence totale de confiance des Marocains dans leur propre système judiciaire. "Vous pouvez écrire des kilomètres de textes, une bonne enveloppe sera plus efficace qu’une bonne preuve", affirme Mohamed, chauffeur de taxi à Casablanca. "Je connais un juge au tribunal de Mohammedia qui, après sept séances, a déclaré à une femme, que l’affaire n’était pas de son ressort et qu’elle devait aller à Casablanca", rapporte, consternée, une avocate. Les autorités essaient sans succès de réformer la justice depuis cinq ans, à coup de licenciements et de formations. Mais les verdicts continuent de surprendre, les dossiers de se perdre, les bakchichs de circuler.

Malgré leurs réserves, les mouvements féministes restent optimistes. Le texte reste un exemple au Maghreb. "Certains articles contredisent l’égalité des sexes, mais une réforme globale n’est plus nécessaire, comme en Algérie. Il ne nous reste plus qu’à nous battre sur des amendements", estime une juriste. Mais pour que la loi protège le citoyen, il doit pouvoir la faire réellement appliquer. Et cela, conclut-elle, c’est la responsabilité de l’Etat."

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