Tchernobyl : le déni français

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Au lendemain de Tchernobyl, le 26 avril 1986, l'ex-URSS n'eut de cesse de minimiser l'ampleur du drame. Selon l'ONU, 4 millions de personnes y ont été irradiées. Parmi les autres pays touchés par le nuage radioactif, seule la France n'a pris aucune mesure.

Le 26 avril 1986, l’un des quatre réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, explose. Un panache de fumée s’élève à 1000 mètres dans le ciel. Alors que les débris lourds retombent autour de la centrale, des gaz chargés en radioactivité sont poussés à travers l’Europe par un vent de nord-ouest. Sur place, des mesures sont prises dans la précipitation. Envoyés pour déblayer et enterrer les décombres, 600000 "liquidateurs", ouvriers, pompiers et soldats, sont fortement irradiés. Les 45000 habitants de la petite ville de Pripyat, à 3 km de la centrale, sont évacués le 27 avril. Dans les semaines qui suivent, 90000 autres personnes sont déplacées et relogées, dans un rayon de 30 km autour de la centrale, déclaré "zone d’exclusion". La contamination, on le saura plus tard, s’étend sur plus de 26000 km2.

Le bilan immédiat de l’explosion, auquel s’en tient toujours Moscou vingt ans après la catastrophe, est de 31 morts et 7000 irradiés. Cependant, dès août 1986, à Vienne, lors de la conférence de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), la délégation soviétique estime qu’à long terme, l’accident fera un maximum de 40000 morts par cancers radioinduits. A l’Ouest, ce chiffre est vivement contesté : d’autres calculs prédisent entre 125000 et 560000 morts dans les soixante-dix ans après l’accident. Aujourd’hui, l’association russe des "liquidateurs" estime que la moitié d’entre eux sont malades ou décédés. Au total, 4 millions de personnes ont été irradiées dans l’ex-URSS, selon l’ONU. Un suivi médical a été organisé pour 450000 enfants de Biélorussie, la république la plus touchée à cause des vents. Résultat: entre 1990 et 1998, pas moins de 1800 cas de cancer de la thyroïde ont été dénombrés chez ceux âgés de moins de 18 ans en 1986, soit un taux de prévalence deux cents fois plus élevé qu’en Europe de l’Ouest. Au lendemain de la catastrophe, des millions de personnes ont aussi été exposées à la radioactivité dans les autres pays européens. Imitant Moscou, les pays "frères" du bloc de l’Est, -Roumanie, Bulgarie, Yougoslavie et Tchécoslovaquie- n’ont rien fait, ni pour prévenir les risques, ni pour informer la population. Seule la Pologne a distribué à grande échelle des cachets d’iode, pour prévenir les cancers de la thyroïde en bloquant le fonctionnement de cette glande.

A l’Ouest, une étude réalisée en 1987 par le physicien suédois Göran Bengtsson affirme que les pays les plus touchés en dehors du bloc soviétique ont été, par ordre d’importance, les suivants: l’Autriche, la Finlande, la Norvège, la Suède, la Grèce, l’Allemagne, l’Italie, la Suisse, l’Irlande, la Belgique, le Danemark, la France, les Pays-Bas, la Turquie, le Royaume-Uni, le Portugal et l’Espagne.

En Finlande, 500000 têtes de bétail ont été abattues et des restrictions sur la pêche ont été adoptées dans certaines régions jusqu’en 1988. La Suisse a aussitôt fermé ses jardins publics, pour éviter que les enfants ne se roulent dans une herbe peut-être radioactive. Comme en Autriche, en Grande-Bretagne, au Portugal et en Grèce, des consignes ont été données sur la consommation de produits laitiers et de légumes à larges feuilles, épinards, choux, salades, les plus à même de contenir le césium 137 porté par les vents et rabattu à terre par la pluie. En Italie du Nord, des élevages entiers de lapins ont été abattus.

Au Royaume-Uni, des restrictions ont été adoptées sur les mouvements, la vente et l’abattage des moutons dans les régions les plus touchées (Ecosse, Pays de Galles, Irlande du Nord). La durée de vie du césium étant de trente ans, ces restrictions sont toujours en vigueur. Questionnée sur le maintien de ces mesures, la Commission européenne a répondu le 21 avril 2005 qu’il "résulte de la conjonction de plusieurs facteurs, notamment le fait que de nombreux pâturages en moyenne altitude au Royaume-Uni sont constitués de prairies comprenant des végétaux susceptibles d’accumuler et recycler le césium radioactif. [...] Certaines régions d’autres Etats membres (Suède et Finlande) connaissent des situations analogues pour d’autres animaux d’élevage en milieux naturels et semi-naturels, tels que les rennes."

L’Allemagne abandonne le nucléaire

Après la catastrophe, l’Allemagne a interdit la consommation de produits frais et distribué dans certaines régions des cachets d’iode de potassium. Quatrième producteur d’énergie nucléaire mondial, berceau de l’opposition de la société civile au nucléaire, c’est en Allemagne que les effets politiques de Tchernobyl auront été les plus forts. Soumis à la pression des écologistes et de l’opinion, le gouvernement a conclu en 2000 un accord avec les industriels pour l’abandon total, d’ici à 2020, de cette source d’énergie. Une décision qui reste à mettre en oeuvre... Quant à la France, deuxième producteur mondial d’électricité d’origine nucléaire après les Etats-Unis, elle a été la seule en Europe de l’Ouest à ne prendre aucune mesure de précaution. La première réaction du Service central pour la protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI) a consisté à minimiser le danger. Pourtant, les relevés de ses stations régionales l’ont contraint à reconnaître, le 1er mai 1986, une "légère hausse de radioactivité atmosphérique" dans le sud-est de la France.

Zoom Thyroïde : les cancers augmentent

L’association française des malades de la thyroïde a été fondée en 1999 à Bourret, dans le Tarn-et-Garonne, par des patients qui s’y trouvent curieusement nombreux (quatre jeunes atteints de cancer sur 500 habitants). Aujourd’hui forte de 3000 membres, l’AFMT a porté plainte contre X, le 1er mars 2001, avec la Criirad, pour "défaut de protection des populations contre les retombées radioactives de l’accident". Décidés à établir les responsabilités de l’Etat, mais aussi un lien clair de cause à effet entre le nuage de Tchernobyl et certains cancers de la thyroïde, ces plaignants luttent pour qu’une étude épidémiologique soit ordonnée par la justice. En attendant le dénouement d’un procès qui s’annonce long, la querelle d’experts continue. La Société française d’énergie nucléaire (Sfen), qui regroupe des ingénieurs et des médecins, a volé le 19 avril dernier au secours des autorités. Yvon Grall, spécialiste de médecine nucléaire, a rappelé que les cancers de la thyroïde augmentent certes de 7% par an en France, mais depuis 1975 et sans pic constaté après 1986. Il impute cette hausse à l’amélioration des techniques de dépistage.

Le lendemain, dans un communiqué, le SCPRI déclare qu’il faut "éviter l’égarement de l’opinion". Il affirme que des élévations de la radioactivité 10000 fois plus importantes commenceraient à poser des problèmes significatifs d’hygiène publique. Pas besoin, donc, de distribuer comme l’Allemagne et la Pologne, des comprimés d’iode. Le SCPRI juge ces mesures contre-productives, susceptibles de provoquer des "paniques injustifiées" dans l’Hexagone. Le gouvernement reprend à son compte toutes les conclusions des experts. Une polémique monte néanmoins dans la presse sur le "mensonge radioactif", amorcée le 10 mai 1986 par Libération. Une association, la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), se créée fin mai 1986. Ses experts, qui réalisent rapidement leurs propres mesures, affirment que la France a bien été touchée, d’est en ouest et en remontant vers le nord, de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur à l’Alsace-Lorraine.

A Strasbourg, notamment, la Criirad conclut à une radioactivité au sol deux cents fois supérieure à la normale à la veille de l’été 86. Le silence officiel de l’époque continue, vingt ans après, de peser lourd. "Nous sommes le seul pays où les malades de la thyroïde se posent encore des questions sur Tchernobyl, constate Roland Desbordes, le président de la Criirad. Nous vivons dans une culture du secret, notamment en raison des liens très étroits entre nucléaire civil et militaire. Quant à la recherche médicale, elle ne fait guère preuve d’indépendance. En France, un consensus absolu règne à tous les niveaux. Ailleurs, le nucléaire est l’objet de débats démocratiques et scientifiques. "

Le déplacement du nuage radioactif du 26 avril au 5 mai

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