Cambodge : la mécanique de la corruption

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Elites politiques considérant le bien public comme leur propriété, instituteurs taxant leurs élèves, étudiants achetant leurs diplômes, fonctionnaires détournant les fonds: le Cambodge pousse à l'extrême une logique meurtrière.

J e ne sais pas comment ils font leurs calculs." En juin dernier, Keat Chhon, le ministre cambodgien des Finances, est revenu furieux d’une réunion des pays d’Asie du Sud-Est consacrée aux objectifs du millénaire, où son pays a fait figure de dernier de la classe. Selon les chiffres des organisations internationales, un tiers de la population vit avec moins d’un dollar par jour. Une proportion qui n’a quasiment pas diminué depuis 1990. A l’évidence, son pays sera très loin du but en 2015. Mais quelques jours après, le FMI révisait à la hausse ses estimations de croissance: 5% en 2005 au lieu de 2,5%. Une aubaine pour Keat Chhon, tenant là un argument pour renvoyer dans les cordes les Cassandre, Banque mondiale et USAID en tête, qui ne cessent de publier des rapports alarmistes sur le Cambodge soulignant le rôle délétère de la corruption. Les nouveaux chiffres du FMI sont en réalité un trompe-l’oeil, tant ils reposent sur une base fragile: l’industrie de la confection, qui représente 80% des exportations du pays. Le démantèlement de l’accord international sur les textiles, le 1er janvier dernier, a mis le Cambodge en concurrence directe avec la Chine (voir AI n°24). Les effets de ce choc, -13 000 emplois auraient disparu et les prix à l’export des jeans et tee-shirts ont baissé de 30%- ne se font pas encore pleinement sentir, le secteur vivant sur un carnet de commandes passées par les Etats-Unis en 2004. Mais l’embellie va tourner court. Pour un donneur d’ordres, le calcul est vite fait: transporter un conteneur de tissus depuis le port de Sihanoukville jusqu’aux ateliers de Phnom Penh coûte environ 580 euros. Au Vietnam voisin, 160 euros suffisent pour acheminer les fournitures du port d’Ho Chi Minh-Ville jusqu’aux usines. Ces différences s’expliquent par les taxes et autres bakchichs que les transporteurs doivent acquitter.

Au lieu d’avoir préparé leur pays au choc du 1er janvier en améliorant la compétitivité du secteur, les élites politiques perpétuent un système de prédation dont elles profitent au premier chef. En août 2004, une étude de la Banque mondiale révélait que la corruption absorbait 6% du chiffre d’affaires de l’industrie textile du pays, contre 2,8% au Bangladesh et 1,5% en Chine. Sur 447 patrons interrogés (tous secteurs), 82% admettaient devoir verser des pots-de-vin s’ils voulaient faire tourner leur entreprise.

Ce fléau gangrène toutes les couches de la société. Selon un récent rapport de l’USAID, "la corruption est pour les pauvres un moyen de survivre et un passeport vers la richesse pour les puissants". Mal payés, les instituteurs prélèvent une dîme sur leurs élèves qui, très tôt, apprennent le fonctionnement du système. Un étudiant achètera son diplôme et son intégration dans la fonction publique. L’investissement pourra être rentabilisé plus tard en "taxant" des biens privés ou publics: 1 à 5% des fonds transférés vers les ministères sont détournés par les fonctionnaires du Trésor, selon l’USAID. Le silence aussi se vend: grâce à la complaisance des douanes, les importations -officielles- d’essence sont restées stables au cours des dix dernières années, alors que le nombre de véhicules a été multiplié par cinq. Au sommet, la corruption prend des proportions extrêmes. Dans un pays ravagé par vingt ans de conflits, le retour à la paix civile s’est opéré au prix de généreux passe-droits accordés aux différentes factions. La politique de libéralisation économique qui a suivi les accords de Paris (1991) s’est traduite par des privatisations opaques au bénéfice des élites de tous bords. Dans les campagnes, celles-ci ont mené une politique de "concessions" consistant à s’approprier des forêts où les communautés villageoises exerçaient jusque-là un droit d’usage (bois de chauffe, chasse, miel...), revendues ensuite avec une solide plus-value à des exploitants forestiers et agricoles. Aujourd’hui, moins de 1% de la population détient 30% des terres. En ville, de plus en plus de terrains publics sont lotis dans l’opacité la plus totale et les scandales immobiliers se multiplient. Pour opérer sans difficultés, la première société de téléphonie mobile du pays s’offre, pour 2000 euros par mois, les services d’un consultant particulier, le ministre des Télécommunications.

Face aux pressions internationales, les autorités promettent des réformes. Mais qu’attendre d’un gouvernement de 350 ministres, secrétaires et sous-secrétaires d’Etat, dont l’entretien plombe le budget de l’Etat? Des déclarations solennelles et des décisions reportées sine die. La faiblesse d’une administration annihilée par le génocide khmer rouge ne justifie pas tout. Il y a surtout une élite politico-militaire qui ne veut pas changer les règles d’un jeu lui permettant d’accaparer les ressources du pays. En décembre 2005, les bailleurs de fonds ont menacé pour la première fois de ne pas reconduire une aide qui finance la moitié du budget de l’Etat. En réalité, ils sont impuissants. Les sanctions économiques sont délicates à manier. Et les donateurs -France, Japon et surtout la Chine- ont leurs propres logiques d’influence qui rendent difficile l’action collective.

L’addition des mécontentements -paysans sans terre, étudiants, chômeurs et jeunes officiers déçus- rend le pays vulnérable. Peter Leupreucht, représentant de l’ONU pour les droits de l’homme au Cambodge, souligne: "Pour toute société, il est très dangereux d’avoir de plus en plus de personnes n’ayant rien à perdre. C’est le risque ici."

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