Entretien

La question foncière, une bombe à retardement

5 min
Jean-Pierre Chauveau Directeur de recherche, Institut de recherche pour le développement (Montpellier).

La propriété de la terre, notamment dans les régions de production de cacao, est l’un des enjeux de la crise ivoirienne. Pourquoi?

Jean-Pierre Chauveau.Parce que la terre reste une zone de non-droit, ou plutôt de conflit de droits. Sous la colonisation française, la terre était juridiquement considérée comme domaine de l’Etat. Mais dans les villages, les règles précoloniales de propriété et d’usage perduraient. En vertu de ce droit coutumier, chacun cultive ses champs mais n’en est pas complètement propriétaire au sens de la législation coloniale. Car la famille élargie, la communauté villageoise... peuvent aussi faire valoir des droits sur ces terres et un individu ne peut donc en disposer à sa guise. Les autorités ont bien accordé quelques titres de propriété à des particuliers, souvent proches du pouvoir colonial, mais au terme de procédures inaccessibles à la quasi-totalité des Ivoiriens.

Parallèlement, les cultures du café et du cacao se sont imposées comme des cultures rentables pour les exploitations familiales africaines. Ce qui a stimulé les migrations des régions du Centre, ainsi que des pays voisins, vers la région forestière, particulièrement à l’ouest de la Côte d’Ivoire, peu peuplée et où des terres pouvaient être défrichées. S’est ainsi renforcée une catégorie de planteurs qui a formé la base politique du PDCI (Parti démocratique de Côte d’Ivoire) de Félix Houphouët-Boigny.

A la fin de la période coloniale, au milieu des années 50, le colonisateur a envisagé de clarifier le statut de la terre en milieu coutumier, mais n’a pas mené le projet à terme. Il prévoyait notamment d’entériner les redevances qui commençaient à se pratiquer entre "propriétaires coutumiers" et migrants. Le PDCI a pris le pouvoir à l’indépendance en 1960 et entendait fonder l’expansion de l’économie sur le café et le cacao. Pour ce faire, il fallait poursuivre la colonisation vers l’ouest, sans être freiné ni par des procédures, potentiellement conflictuelles, de délivrance de titres de propriété, ni par les prétentions des autochtones à une rente foncière. Il a donc repris à son compte le statut colonial de la terre, en comptant sur ses courtiers locaux et les agents de l’administration pour convaincre, au besoin par la force, les autochtones du bienfait de l’accueil des migrants.

Sur quelle base juridique se sontétablis les rapports entre les planteurs migrants et les populations autochtones ?

J.-P. C. Sur une base ambiguë. Traditionnellement, en Afrique de l’Ouest, des étrangers à un village peuvent s’y intégrer progressivement et se voir attribuer des terres pour leur subsistance, à travers le "tutorat". Le tuteur est un individu ou une famille du village qui concède un droit d’usage de terres, souvent en marge du village, à l’arrivant. Ce n’est pas une vente proprement dite, car celui qui reçoit la terre n’est pas libéré de toute obligation vis-à-vis de celui qui la lui cède, même s’il lui verse de l’argent. Le tuteur peut lui réclamer par la suite un prêt (souvent non remboursé dans la pratique) ou une aide pour financer un événement social, comme des funérailles. Le "bon étranger" est tenu de la lui verser. Lorsque le régime d’Houphouët-Boigny a promu les planteurs de café et de cacao et interdit les rentes foncières, les habitants des régions de l’Ouest n’ont pas eu le choix d’accepter ou de refuser l’arrivée des migrants, ivoiriens ou étrangers. D’autant que ceux-ci étaient souvent porteurs d’un permis d’exploiter la terre délivré par l’administration. Mais le flou subsistait sur la propriété: les autochtones estimaient avoir cédé un simple droit d’usage; les migrants, soutenus par le PDCI, pensaient avoir gagné implicitement un droit de propriété sur les terres qu’ils avaient mises en valeur.

Pourquoi ce statu quo a-t-il été rompu?

J.-P. C. Ce système a fonctionné tant que l’économie ivoirienne a été assez prospère pour que les fils des autochtones fassent des études et trouvent en ville un emploi dans le secteur public... Mais au début des années 80, les difficultés économiques (chute des cours du cacao, endettement du pays...) se sont accumulées et sous la contrainte du Fonds monétaire international, l’Etat a été contraint de réduire ses dépenses. Les jeunes de l’Ouest ont vu leurs espoirs d’ascension sociale trahis. Certains sont revenus au village et ont réclamé les terres que leurs aînés avaient cédées en tutorat aux migrants. La question foncière s’est politisée, car les régions de l’Ouest étaient le fief du Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo alors que les planteurs migrants étaient des Baoulés, l’ethnie d’Houphouët-Boigny, ou des étrangers qui soutenaient le PDCI. En outre, les institutions financières internationales voulaient clarifier le droit foncier pour assurer au propriétaire la sécurité de ses investissements. Une loi a donc été votée en 1998. Elle stipule que sauf très rares exceptions, les non-Ivoiriens ne peuvent être propriétaires de terres. Pour les Ivoiriens, elle met en place une procédure d’enregistrement des terres qui doit aboutir à la délivrance de titres de propriété individuels. Cette loi n’est pas encore appliquée. Et risque fort d’être inapplicable parce qu’elle méconnaît l’enchevêtrement des droits et des relations sociales complexes autour de la terre. Sa mise en oeuvre dans le contexte actuel déclencherait une escalade de conflits.

Répartition des exploitants de cacao dans différentes régions de la Côte d’Ivoire suivant leur origine.

Les conflits fonciers ont-ils contraint les migrants, ivoiriens ou étrangers, à fuir les zones cacaoyères?

J.-P. C. Il n’y a pas d’estimation précise des départs, mais dans leur grande majorité, les planteurs sont demeurés sur place. Les plus inquiétés ont été les étrangers, d’origine burkinabé essentiellement. Souvent les femmes et les enfants ont quitté la région, les hommes restant pour défendre les plantations. La proportion des Baoulés qui sont restés est vraisemblablement plus forte encore que celle des non-Ivoiriens, même si des déplacés ont rejoint leur région d’origine ou des "campements" baoulés dans des zones plus paisibles de l’Ouest. La situation est variable d’un village à l’autre, en fonction de la proximité de la ligne de front et de l’activisme des Patriotes, les milices formées de jeunes autochtones proches du FP, qui ne trouvent pas vraiment leur place en milieu villageois.

Propos recueillis par Yann Mens

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