Côte d’Ivoire : l’économie gangrenée

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Exportations agricoles, industries, transports: tous les secteurs fonctionnent au ralenti. La crise politico-militaire accélère dramatiquement la paupérisation de la population.

Par Yann Mens

Le cacao est bon enfant. Mais combien de temps la première place de la Côte d’Ivoire sur le marché mondial, devant le Ghana et l’Indonésie, suffira-t-elle à maintenir à flot un pays au bord de l’implosion? La fève sombre est l’or noir de la Côte d’Ivoire. Avec le café, autre grande culture de rente nationale, elle représente 15% du PIB du pays et 40% de ses recettes d’exportation. A eux seuls, les 600000 planteurs font vivre au moins le quart de 16 millions d’Ivoiriens. La récolte 2004 a été satisfaisante (1,4 million de tonnes, soit 10% de plus qu’en 2003). Car jusqu’ici, bon an mal an, la production ivoirienne se maintient en dépit des conflits incessants autour de la propriété de la terre (lire interview p. 9) dans les régions du Sud, sous le contrôle du gouvernement de Laurent Gbagbo, où se concentre l’essentiel de la production du cacao (voir carte p. 9). Si les émeutes anti-françaises de novembre, qui se sont soldées par le départ d’environ 8000 résidents étrangers de Côte d’Ivoire, ont provisoirement interrompu la commercialisation et l’exportation par le port d’Abidjan, celles-ci ont repris ensuite.

Des frontières poreuses

Mais la coupure du pays en deux et l’insécurité qui en résulte, depuis l’éclatement de la rébellion au Nord en septembre 2002, ont rendu les transports précaires et plus coûteux en raison du racket exercé par les hommes en armes aux innombrables barrages dressés sur les routes. De plus, les frontières sont devenues poreuses. Environ 150000 tonnes de cacao de la récolte 2004 auraient été vendues au Ghana, où le prix payé au producteur (400 francs CFA le kilo de fève, soit 0,61 _) est aujourd’hui plus rémunérateur qu’en Côte d’Ivoire (380 FCFA = 0,58 _)1.

Pouvoir, guerre et affaires

Côte d’Ivoire : taux de croissance du PIB en %

Autre ressource agricole importante, le coton (300 000 tonnes prévues pour 2004-2005) est cultivé principalement dans la zone contrôlée par les rebelles des Forces nouvelles. La filière compte 200000 producteurs et fait vivre indirectement environ deux millions d’Ivoiriens. Mais les sociétés d’égrenage ont tant d’arriérés de paiement auprès des paysans que ceux-ci risquent de brader le coton auprès d’acheteurs ambulants, estime la mission économique de l’ambassade de France en Côte d’Ivoire2. Et ici encore, les prix sont plus rémunérateurs dans les pays voisins: entre 160 et 180 FCFA (0,24 et 0,27 _) le kilo en Côte d’Ivoire contre 210 FCFA (0,32_) au Burkina Faso et au Mali, eux-mêmes producteurs. Plus de la moitié du coton ivoirien aurait filé à travers les frontières en 2004, selon certaines estimations3.

Le pays peut placer quelques espoirs dans le pétrole. Les hydrocarbures, bruts et raffinés, représentent déjà près de 15% de ses exportations. Et il a des réserves prouvées de 100 millions de barils, note l’OCDE. Mais, pour l’instant, il ne produit que 23000 barils par jour, l’exploitation étant assurée par des sociétés américaines qui développent de nouveaux gisements. Par ailleurs, le rôle de la Côte d’Ivoire, et notamment du port d’Abidjan, comme plaque tournante du commerce régional pour les pays enclavés (Mali, Burkina Faso surtout), est menacé par l’insécurité, comme le sont les exportations agricoles. En 2004, le trafic de marchandises a bien connu une forte hausse par rapport à l’année précédente, mais ce n’est qu’une amorce de rattrapage. En réalité, trois fois moins de marchandises qu’en 2001 ont transité par les installations d’Abidjan: 0,5 million de tonnes en 2004 contre 1,5 million en 2000, selon la Mission économique4. Une baisse dont profitent les ports rivaux, plus petits, de Tema (Ghana) ou Lomé (Togo), une partie des transporteurs de la région ayant réorienté leurs camions vers ces destinations.

La crise politique et militaire du pays n’a fait que confirmer, s’il en était besoin, un mal structurel: la dépendance de l’économie ivoirienne, donc des finances de l’Etat, à l’égard d’une poignée de produits agricoles et miniers. Et sa faiblesse industrielle, malgré les tentatives anciennes du régime de Houphouët-Boigny (1960-1993) d’utiliser la rente du cacao pour développer des secteurs de substitution aux importations. Un projet qui a en partie sombré dans la gabegie des sociétés d’Etat confiées à des clients du pouvoir. Certes, à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest, et en partie grâce à des capitaux étrangers, le pays peut s’enorgueillir de réussites dans l’agro-alimentaire, la chimie (cosmétiques, peinture, médicaments...), la métallurgie (réParation navale...) ou le raffinage du pétrole. En revanche, son industrie textile, autrefois florissante, subit la rude concurrence des firmes asiatiques et est gangrenée par la contrebande dans un pays passoire. Si le secteur secondaire représente aujourd’hui un quart du PIB de la Côte d’Ivoire, il n’emploie que 15% de la population active. Et sa croissance aurait été nulle en 2004, notamment en raison de événements de novembre. L’industrie et surtout les services ont été particulièrement affectés par les émeutes anti-françaises. "Toutes les entreprises du pays ont été atteintes d’une manière ou d’une autre, notent les économistes de l’Agence française de développement5. Certaines ont été pillées. Les dégâts se comptent en dizaines de milliards de FCFA. Acause de la réduction de l’activité, les société ont recours au chômage technique ou aux licenciements [...]. Contrairement aux événements de la fin 2002, on a assisté cette fois à une destruction du capital productif. Une centaine de PME ont disparu à la suite des casses, des pillages, des incendies et du départ de leurs dirigeants."Ces fermetures et le départ, probablement définitif, dans l’Hexagone de 8000 résidents français ont eu un impact immédiat sur l’emploi. "On estime à 40 000 le nombre des licenciements dus au départ des Français (opérateurs économiques et fonctionnaires) après la crise de novembre 2004, estime le père Denis Maugenest, directeur du Cerap (Centre de recherche et d’action pour la paix). En raison de la disparition des activités industrielles et commerciales, mais aussi de celle des emplois de maison (gardiens, chauffeurs, domestiques...)."

Le poids des transports : ventilation du PIB par secteur

Moins de recettes pour l’état

Les finances publiques seront aussi très affectées par ces départs en raison d’une moindre collecte d’impôts, prévoient les économistes de l’AFD, qui évaluent à 20% la baisse de la pression fiscale directe, représentant un peu moins d’un quart des recettes budgétaires du pays. Un coup très dur pour l’Etat, déjà confronté à trois années successives de récession économique (voir infographie p. 7) et exposé à la baisse de ses recettes douanières du fait de la contrebande. "Or, poursuit l’équipe de l’AFD, une forte tension sur la trésorerie de l’Etat existait avant les événements de novembre 2004 et, comme pour 2002 et 2003, ce dernier y a pallié en sacrifiant l’investissement public et en accumulant progressivement des arriérés sur la dette extérieure." Une politique qui, aujourd’hui, hypothèque les chances de redressement du pays. Car la baisse de l’investissement public met en péril les infrastructures qui ont donné un avantage comParatif au pays dans la sous-région. Et d’abord la qualité de ses transports. "Le pays dispose de 6500 kilomètres de routes goudronnées, de chemin de fer, d’aéroports et de grands ports en eaux profondes, remarquent les experts de l’OCDE. Ces infrastructures, faute de maintenance, commencent à se délabrer."6

Le sacrifice de l’investissement public dans les secteurs sociaux, signifie le sacrifice tout court d’une grande partie de la population, pourtant en voie de paupérisation rapide. Un phénomène qui s’accélère avec la crise politico-militaire: 32,3% des Ivoiriens vivaient sous le seuil de pauvreté en 1993, 38,4% en 2002, entre 42 et 44% un an plus tard7. L’Etat consacre aujourd’hui ses ressources aux salaires de la fonction publique, dont les traitements ont été revalorisés, mais aussi aux dépenses de défense, avec de nombreuses embauches dans les forces de sécurité, note l’OCDE. Résultat: les projets sociaux annoncés par le gouvernement Gbagbo (école gratuite, assurance maladie universelle...) ont été gelés. Et les prestations de base se dégradent, poursuivent les experts : "L’absence de maintenance des installations hydrauliques fait planer de sérieuses menaces sur l’approvisionnement en eau des populations et sur leur santé."

"Les services de santé ivoiriens passaient autrefois pour les meilleurs de toute l’Afrique, observe Denis Maugenest. L’on venait se soigner à Abidjan dans des établissements de qualité. Alors que ceux qui pratiquent les soins primaires font trop souvent défaut dans les quartiers urbains comme dans les villages ruraux. Mais la situation du pays ne permet plus que très difficilement la maintenance des équipements et des services." Au Nord, c’est pire encore, car l’Etat a quasiment disparu, poursuit le responsable du Cerap: "La quasi-totalité des fonctionnaires, d’origine sudiste, a quitté la région; les services publics ont été interrompus dans les écoles, lycées et universités qui fonctionnent au ralenti. Et ce, alors que la moitié des Ivoiriens ne sont pas alphabétisés!

Les populations semblent prendre conscience que ce ne sera pas de l’Etat seulement que viendra la solution. Des initiatives relevant plus de la débrouillardise que de stratégies durables et constructives sont prises ici et là. Elles sont en général "parrainées", c’est-à-dire insérées dans des réseaux de clientèles affiliées à des personnalités aux ambitions politiques avouées." La dégradation de la situation économique, prolongée par les calculs des acteurs politiques (lire encadré page 7), nourrit ainsi chaque jour davantage la fragmentation de la société. Au risque de précipiter le pays dans de nouveaux accès de violence.

La question foncière, une bombe à retardement

  • 1. AFP-IZF.net, 17 février 2005.
  • 2. Situation de la campagne cotonnière, 2004/2005, 18 mai 2005.
  • 3. AFP-IZF.net, 8 mars 2005.
  • 4. Trafic du Port autonome d’Abidjan en 2004, 18 mai 2005
  • 5. Perspectives économiques et financières des pays de la zone franc, projections Jumbo 2005-2006, avril 2005.
  • 6. Perspectives économiques en Afrique 2004/2005.
  • 7. Rapport national sur le développement humain en Côte d’Ivoire 2004.

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