Santé : Bruxelles mate l’industrie chimique

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Le 4 novembre, le Parlement européen doit voter un règlement qui renforce le contrôle des produits dangereux pour la santé publique. Une victoire contre un puissant lobby.

Roxane, 13 ans, ne parle ni ne marche. Quand sa mère, employée de 1987 à 2000 dans une entreprise de sérigraphie des Pyrénées-Atlantiques, nettoyait des plaques encrées, elle ne soupçonnait pas que le solvant utilisé, à base d’éthers d’éthylène glycol, allait avoir ces conséquences dramatiques pour sa fille. La nocivité de ces substances est pourtant connue de longue date. Dès 1992, la Suède en bannit l’usage.Pas la France, qui les tolère encore dans les entreprises et a attendu 2001 pour interdire que les femmes enceintes ou celles qui allaitent leur bébé y soient exposées. Trop tard pour Roxane.

La même année, la Commission européenne publiait un livre blanc sur les substances chimiques, donnant le coup d’envoi d’un long processus législatif. Son aboutissement pourrait bientôt contraindre la France à plus de prudence pour la santé de sa population. Le 4 novembre prochain, le règlement européen devrait être voté en première lecture par le Parlement de Strasbourg avant d’être adopté par le Conseil. Son entrée en vigueur, dans le premier semestre 2006, est une véritable révolution. Selon la Commission, Reach (Registration, Evaluation, Authorization and Restriction of Chemicals) pourrait éviter la mort prématurée par cancer et autres maladies de 4500 personnes par an dans l’Union. Cette baisse attendue de la mortalité liée à l’exposition aux produits chimiques, au travail comme à la maison (cosmétiques, produits ménagers, désodorisants...), représenterait pour l’UE une réduction des dépenses de santé de 50 milliards d’euros sur trente ans.

Zoom Santé : contrôle mode d’emploi

Pour pouvoir être produite ou importée dans l’UE au-delà d’une tonne par an, toute substance chimique devra être soumise à une procédure d’enregistrement (registration), d’évaluation et, le cas échéant, d’autorisation et de restriction.

Enregistrement. Il consiste, pour les producteurs et importateurs, à fournir à la future Agence européenne des substances chimiques un dossier rassemblant des informations physico-chimiques, toxicologiques et écotoxicologiques sur la substance concernée, à en préciser les destinations et les conditions d’emploi. Pour des volumes commercialisés supérieurs à 10 tonnes, un rapport approfondi sur la sécurité du produit est requis, impliquant une série de tests, notamment sur la persistance du produit dans les organismes. Au-delà de 100 tonnes, des tests plus poussés sont exigés. Pour réduire leurs coûts d’enregistrement, les industriels ont la possibilité de mettre en commun leurs informations. Au total, 30000 substances -jamais évaluées jusqu’à présent- sont concernées et cette procédure d’examen devrait durer onze ans. Des délais sont fixés : les substances commercialisées au-delà de 1000 tonnes, ainsi que 1400 substances à hauts risques catégorisées CMR (cancérigènes, mutagènes, toxiques pour le système reproductif) ou bioaccumulatives et persistantes dans l’environnement devront être enregistrées dans les trois ans suivant l’entrée en vigueur de Reach. Les substances dont le volume commercialisé est compris entre 1000 et 100 tonnes bénéficient d’un délai de six ans et, de 100 à 1 tonne, de onze ans.

Evaluation. Les autorités des pays membres peuvent évaluer le dossier d’enregistrement fourni par l’industriel. Elles peuvent refuser un dossier et exiger des informations et tests supplémentaires. Elles peuvent aussi procéder à leurs propres tests.

Autorisation et restriction. Les substances CMR font l’objet d’une autorisation de l’Agence chimique européenne après consultation des Etats membres. Les industriels qui les produisent ou qui, en aval, les intègrent dans un procédé de fabrication sont censés avoir étudié les solutions alternatives et doivent fournir la preuve qu’ils maîtrisent les risques. Les autres substances ayant franchi l’étape de l’enregistrement sont autorisées, mais des restrictions peuvent être imposées sur leur usage.

Triple révolution

Révolution parce que, d’abord, Reach est un règlement: à la différence d’une directive, il n’a pas besoin d’être transposé (et éventuellement amoindri) dans le droit national et s’impose tel quel aux Etats membres. Ensuite, Reach comble -en partie- le vide abyssal laissé par la directive de 1979 qui régit la législation actuelle. Celle-ci prévoit que toute nouvelle substance chimique commercialisée après septembre 1981 soit testée et le cas échéant retirée. Ce qui a permis depuis de répertorier et d’évaluer 3700 substances. Restait la partie immergée de l’iceberg: 100106 substances dites "anciennes", produites et vendues par l’industrie avant 1981, comme l’amiante ou les phtalates destinés à assouplir les matières plastiques, perturbateurs du système hormonal. Reach oblige l’évaluation de la toxicité, et, si besoin est, de restreindre ou d’interdire l’usage de ces substances "anciennes" commercialisées au-delà du seuil d’une tonne par an. Soit environ 30000 produits. Un seuil qui résulte d’un compromis politique, pas d’une appréciation scientifique. Mais le chantier est immense et coûteux, d’où la troisième dimension de la révolution: la contribution obligatoire du secteur privé. Désormais, producteurs et importateurs devront démontrer, tests et études à l’appui, la sécurité de leurs produits, alors que jusqu’à présent il incombait aux autorités publiques de prouver leur dangerosité (voir encadré ci-contre).

Des patrons qui ne veulent pas payer

Ce renversement de la charge de la preuve a entraîné une levée de boucliers et un féroce lobbying des industriels contre la première mouture du projet, soumise à la discussion publique par Bruxelles en mai 2003. La Commission évaluait alors le coût de Reach à 12 milliards d’euros sur onze ans. Le patronat a crié à la mort du secteur et agité le chiffon rouge des délocalisations dont pâtirait un secteur qui emploie 1,7 million de salariés. En septembre 2003, une lettre signée par Tony Blair, Jacques Chirac et Gerhard Schröder, pourtant ardents défenseurs du développement durable au sommet de Johannesburg un an plus tôt, priait la Commission de revoir sa copie. Dont acte. Le 29 octobre 2003, le projet allégé qu’elle présente - celui qui devrait être adopté prochainement- divise par quatre la facture pour l’industrie chimique. La révision à la baisse des exigences en matière de tests à effectuer et d’informations à fournir -au détriment de la sécurité du consommateur et des salariés- se traduit par un coût prévisionnel de2,3 milliards d’euros sur onze ans, soit 0,05% du chiffre d’affaires annuel de l’industrie chimique européenne.

Mais c’est encore trop pour ses patrons, qui repartent à l’assaut. En France, l’UIC (Union de l’industrie chimique) et les ministères de l’Industrie et de l’Environnement commandent un rapport qui chiffre à... 360000 les emplois perdus et à 28 milliards d’euros le surcoût pour l’Hexagone, dix fois la facture estimée par la Commission pour l’ensemble de l’UE. Un calcul largement exagéré et qui, comme d’autres, se garde bien d’intégrer les éventuels bénéfices de Reach pour les industriels eux-mêmes. En Allemagne, la contrainte réglementaire n’a pas plombé la compétitivité du secteur mais, au contraire, a été un facteur d’innovation. En Suède, le gouvernement a forcé les papetiers à trouver des procédés de blanchiment sans chlore. Une technologie qu’ils exportent désormais dans le monde entier. Mais le lobby des firmes est très puissant. Réunies au sein du Cefic (Conseil européen de l’industrie chimique) et de l’Unice (le syndicat des patrons européens), elles obtiennent de la Commission, en mars 2004, la réalisation d’une étude indépendante sur les impacts économiques de Reach, confiée au cabinet KPMG.

L’industrie chimique, pourtant, perdra la partie. D’abord parce qu’elle est prise au piège qu’elle a elle-même tendu. Publiée (avec retard) le 27 avril dernier, l’étude de KPMG confirme les estimations de la Commission: Reach ne coûte vraiment pas cher. Ensuite, parce que l’industrie chimique sort affaiblie de la bataille de l’opinion. Face à son offensive pour torpiller ce qui restait, à l’automne 2003, du règlement européen, les ONG intensifient leur action pour, au moins, sauver les meubles. En avril 2004, le Fonds mondial pour la nature (WWF) publie les analyses sanguines de 47 députés européens qui ont accepté de se prêter à l’examen. Sur les 101 substances dangereuses recherchées, 76 sont dépistées. Chaque député a au minimum 13 de ces substances dans son sang. Parmi celles-ci, les phtalates -des retardateurs de flamme-, produits très toxiques présents dans les moquettes, tissus, meubles ou ordinateurs pour barrer la route au feu, et même un dérivé du DDT interdit depuis des décennies en Europe. Le mois suivant, chercheurs et ONG lancent depuis l’Unesco un Appel de Paris, signé depuis par 500 scientifiques et 100000 citoyens, pour en finir avec l’irresponsabilité des entreprises. Le 22 novembre 2004, cinq associations, en France (UFC-Que Choisir), en Belgique, au Portugal, en Espagne et en Italie, alertent l’opinion sur les désodorisants d’intérieur. Le laboratoire sollicité par Que Choisir pour dépister des substances nocives comme le benzène et le toluène (cancérigènes) a jugé cinq produits vendus dans les supermarchés français comme "dangereux", sur les 35 analysés.

Attaqué de l’extérieur, le lobby des chimistes est aussi contesté, de façon plus feutrée, de l’intérieur. Interrogé en janvier dernier par Libération, Jaques Verdier, l’un des responsables environnement du pétrolier Total, estime Reach beaucoup trop cher. Mike Barry, son homologue chez Marks & Spencer (grande distribution), pense le contraire: "Il faut s’attaquer au problème avant que la confiance des consommateurs ne s’écroule. On a vu ce qui s’est passé avec la maladie de la vache folle ou les OGM." En clair, le degré d’opposition d’une entreprise à Reach varie selon sa proximité avec le consommateur final. Beaucoup n’ont pas attendu le règlement européen pour prendre des mesures strictes. Benzène, retardateurs de flamme n’ont pas droit de cité chez Ikea, qui a fixé un seuil de 50% -inférieur à la norme officielle- pour le formaldéhyde, présent dans les vernis et les colles de meubles, et pourtant cancérigène. H&M a intégré dans ses règles le principe de substitution: remplacer chaque fois que cela est techniquement possible une substance dangereuse par une autre sans risques. Pas d’inquiétudes non plus chez le géant Unilever: "Reach ne bouleversera pas notre vie car nous pratiquons déjà toutes les évaluations qu’il demande. Nous pourrons même baisser nos coûts de recherche, puisque nous aurons la possibilité de partager des informations avec d’autres entreprises", indique un dirigeant.

Une opposition affaiblie

L’opposition au règlement Reach ne pèse donc plus très lourd sur l’échiquier et la version proposée fin octobre 2003 a de fortes chances d’être adoptée. Du côté des entreprises, les industriels de la chimie ont été privés de leur principal argument par l’étude KPMG. Du côté des Etats, les pays de l’Est (qui tentent de sauver leur industrie chimique sinistrée) pourront difficilement affronter les poids lourds comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France, qui ont obtenu en octobre 2003 les substantiels allègements qu’ils réclamaient et préfèrent éviter de se mettre davantage à dos les Pays-Bas et les pays scandinaves, les plus progressistes.

Les limites du compromis

Mais Reach protégera-t-il vraiment consommateurs et salariés? Le compromis enfin trouvé est très imparfait. Si l’OMC autorise l’UE, au nom de la santé et de l’environnement, à soumettre à l’enregistrement une substance importée (un éther de glycol), elle lui interdit de bloquer l’importation de produits (des encres) intégrant cette substance dans leur processus de fabrication. Une régulation au niveau international serait nécessaire.

De nombreux scientifiques s’inquiètent par ailleurs de l’approche quantitative retenue par Reach: les substances produites à moins de 10 tonnes ne sont pas soumises à une analyse toxicologique poussée. Et en deça d’une tonne, l’enregistrement n’est pas nécessaire. Est-il raisonnable de décréter que faible présence égale risque faible? De même, Reach considère qu’une combinaison de substances est sans danger si chacun de ses composants est considéré comme tel. Ce n’est pas forcément vrai, a récemment montré le Centre de toxicologie de l’université de Londres à partir d’un mélange de huit composés oestrogéniques.

Dans un contexte d’incertitude (si on peut établir des corrélations entre l’exposition à telle substance et la fréquence de certains cancers, la preuve scientifique du rapport de cause à effet est souvent difficile à établir), éliminer tout risque reviendrait à se passer d’industrie chimique. Le jeu en vaut-il la chandelle? Reach est l’exemple parfait de l’application du principe de précaution: un difficile compromis entre santé économique et santé tout court, reflet de l’état des savoirs et des rapports de force politiques. Que ce compromis ait pu être négocié est en soi un progrès. Reste à le faire évoluer.

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