Hongrie : des salariés sous pression

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Le pays est le bon élève de la classe des nouveaux entrants dans l'UE. Son savoir-faire et sa législation souple attirent les multinationales. Mais la course à la compétitivité exige une flexibilité toujours plus grande. Qui fait des dégâts.

Les sept autoroutes flambant neuves qui sillonnent le pays (contre une seule à la fin des années 80), les quartiers chics des hauteurs de Buda, dans la capitale, ou le développement vertigineux du tourisme thermal avec ces innombrables pensions coquettes qui bordent les rives du lac d’Heviz, dans le centre-est... Autant de signes extérieurs de richesse qui racontent, à leur manière, l’exceptionnelle réussite économique de la Hongrie. Avec un PIB annuel par habitant de 14140 euros (56% de la moyenne de l’Union européenne à 15), un taux de croissance qui flirte avec les 4% et moins de 7% de chômeurs, le pays est avec la République tchèque l’une des transitions les mieux achevées à l’Est. Dès 1968, des réformes économiques ont été entreprises. Il était donc mieux préparé que d’autres aux règles du jeu capitaliste. La métamorphose n’en fut pas moins spectaculaire. Des 1800 entreprises publiques existant en 1990, il n’en reste que 120; 85% de l’économie est désormais aux mains du secteur privé. Et la Hongrie, hier très tournée vers l’agriculture, a le visage d’une économie diversifiée, fondée sur les services (64% du PIB) et l’industrie (32% du PIB). Le pays possède, qui plus est, un savoir-faire reconnu dans les produits de haute technologie, qu’elle exporte dans toute l’Europe.

Capitaux étrangers: 30% du PIB

Au coeur de cette modernisation, les investissements étrangers. Tout au long des années 90, la Hongrie fut l’enfant chéri des multinationales, séduites par une législation favorable, un système bancaire efficace, et l’ampleur des privatisations. Une manne de 40 milliards d’euros s’est déversée sur le pays. Résultat, 80% des grandes entreprises du pays sont aujourd’hui propriété étrangère. Il n’est pas de secteur ignoré des multinationales, qui ont largement contribué à moderniser l’appareil de production par les transferts de technologies et de savoir-faire.

Mais cette force d’attraction fait la faiblesse du "miracle hongrois". Quand les entreprises à capitaux étrangers représentent plus de 30 % du PIB, 80% des exportations et 40% des emplois, la prospérité est en partie suspendue aux choix des multinationales. Avec ce que cela signifie de déséquilibres et de risques. Concentrée dans l’ouest du pays et autour de la capitale, la présence étrangère a creusé des inégalités régionales déjà considérables: le PIB par habitant de certaines régions de l’est ne dépasse pas 36% de la moyenne européenne. Surtout, le développement du pays, soumis aux évolutions de la division internationale du travail, est très vulnérable. Comme en témoignent les récentes tribulations d’IBM en Hongrie. Les pouvoirs publics avaient pourtant déroulé le tapis rouge sous les pas du géant américain, notamment en permettant à l’entreprise de "louer" la majorité de ses effectifs à Vidéoton, ancien géant socialiste de l’électronique devenu sous-traitant de multinationales. Mais quelques années plus tard, IBM vendait sa division disques durs à Hitachi et la firme japonaise fermait ses sites en Europe. Vidéoton dut faire face à près de 4000 licenciements...

Un an plus tard, il n’y Paraissait plus: dans une région où le taux de chômage est particulièrement faible, tous les licenciés avaient retrouvé un emploi ; parfois chez Vidéoton... pour le compte d’autres multinationales. Une capacité d’adaptation inouïe qui permet à la Hongrie de voguer favorablement sous les vents de la mondialisation. Jusqu’à quand? Les salaires réels augmentent aujourd’hui plus vite que la productivité, et les investissements étrangers commencent à refluer; même les entreprises hongroises délocalisent un peu. Mais cela n’inquiète pas outre mesure Csaba Horvath, le directeur marketing de Vidéoton : "Peut-être que certains produits sont moins chers en Chine, concède-t-il. Mais le fait que Philips, après avoir quitté le pays une première fois, ait rapatrié ici une partie de sa production d’électroménager, prouve que d’autres critères entrent en jeu: la logistique et la flexibilité. Aujourd’hui, il faut une capacité de réaction très rapide à l’évolution de la demande. Là-dessus, nous sommes beaucoup plus compétitifs que les pays d’Extrême-Orient."

Cette stratégie de développement fondée sur l’ouverture a un coût. L’exigence de flexibilité soumet les salariés à très forte pression. Certes, l’immense majorité des multinationales respecte le droit du travail. Mais la course à la compétitivité qu’elles entretiennent justifie toutes les entorses aux yeux de nombreux entrepreneurs locaux. Ainsi, le travail "indépendant" se répand à vue d’oeil: pour échapper aux charges sociales et jouir d’un maximum de souplesse, de nombreuses entreprises signent de faux contrats de prestataires de services avec leurs employés. La pratique a beau être illégale, elle est devenue monnaie courante dans le secteur des PME, souvent moins compétitives, depuis son apparition dans le secteur la communication au début des années 90: ces "entrepreneurs forcés" représentent 300000 à 500000 personnes, sur les 3,9 millions d’actifs du pays. Le gouvernement social-libéral au pouvoir entend pourtant mettre fin à cette pratique. Une récente loi oblige les employeurs à signer avant juillet 2006 des contrats de travail en bonne et due forme avec leurs salariés.

Zoom Andrzej, ouvrier polonais

Ce n’est pas ainsi qu’il y quinze ans, il voyait la Pologne libre. Ce n’est pas pour cette société-là qu’il avait adhéré à Solidarnosc dès 1980. A 60 ans, et près de trente ans d’expérience comme ouvrier du bâtiment, Andrzej Zych a du vague à l’âme. Quand l’entreprise de Varsovie où il travaille appartenait à l’Etat et s’appelait, Budokor, elle employait 2000 salariés. Aujourd’hui, rachetée par le groupe allemand Hochtief, elle en compte trois fois moins. Une évolution qui ne fait pas d’Andrzej un nostalgique du communisme qu’il a "tant combattu", car il est bien conscient de l’ampleur du "chômage caché" qui caractérisait l’économie socialiste. Au demeurant, il ne se plaint pas de son sort: il sait qu’avoir un emploi stable est un privilège dans un pays qui compte 18% de chômeurs. D’autant que ses patrons allemands sont "très corrects, à l’écoute des syndicats". Mais, autour de lui, le monde ne tourne pas rond. La plupart des entrepreneurs du secteur privé refusent toute forme de représentation des salariés. Et Solidarnosc, autrefois géant de dix millions de membres, ne compte plus que 700000 adhérents. Dans le secteur du bâtiment dominé par les petites entreprises, les salariés sont sans défense face aux dérégulations, aux heures supplémentaires non payées, réduits à vivre avec un salaire minimum de 150 euros. Alors, Andrzej ne décolère pas contre les privatisations, cette "braderie des biens nationaux sur laquelle il n’y a eu aucun contrôle". Comme la plupart des ouvriers, il a le sentiment d’avoir été abandonné par l’élite. La disparition du ministère de la Construction le désole, lui qui pensait que le bâtiment serait le moteur de l’économie. Mais "les gouvernements successifs nous ont expliqué qu’il n’y avait pas de perspective de développement pour nous".

L’état-providence d’hier vit encore

Car une véritable aspiration à la sécurité émane de la société hongroise. Mais elle a moins rapport aux conditions detravail qu’à l’évolution de l’Etat. Dans un pays où la corruption est facteur d’arbitraire et où la lenteur des réformes (protection sociale, transparence de l’administration, justice...) rend l’action publique très inefficace, l’absence de certitudes est de plus en plus mal ressentie.

Car, contrairement à une idée reçue, l’Etat-providence n’a pas rendu l’âme en Hongrie. Loin s’en faut. Aujourd’hui comme hier, environ la moitié de la richesse nationale est redistribuée. Mais avec une gabegie inouïe, dont la déréliction du système de santé publique est le symbole. Absorbant 7% du PIB, il est fondé sur le principe de la gratuité des soins. Dans la réalité, la faiblesse des rémunérations du corps médical oblige à recourir au vieux système socialiste des "pourboires" aux médecins, anesthésistes, et autres sages-femmes... Un accouchement coûte un mois de salaire d’une enseignante. C’est bien l’absence de réformes, et non l’excès de réformes, qui appauvrit l’Etat et ses citoyens en Hongrie, alors qu’un tiers de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté.

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