Les tchèques jouent perso ma non troppo

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Très hostiles à un engagement dans un parti ou un syndicat, les Tchèques s'organisent à l'échelon local, sous des formes éclatées et sectorielles. Mais ils ne se mobilisent pas sur des questions concernant toute la société.

C’était en 1992, trois ans après cette révolution de velours qui avait en dix jours abattu le pouvoir communiste à Prague. Olga Sozanska se souvient encore des raisons qui l’ont poussée, avec deux collègues psychologues, à créer Hestia, une association d’aide sociale à la famille. "C’était un nouvel espace pour réaliser des projets utiles, que nous pouvions monter par nous-mêmes, du début à la fin. Avec la liberté de décider seuls des problèmes qu’il fallait à nos yeux régler, ou dont il fallait s’occuper autrement. Il s’agissait et il s’agit toujours d’un travail très créatif." Comme elle, de nombreux Tchèques se sont emparés avec enthousiasme de la liberté d’association reconquise en 1990. Semblables de ce point de vue aux militants d’Europe de l’Ouest, ils trouvent dans leur engagement un moyen de répondre aux besoins de la société et une forme de réalisation de soi. 130000 Tchèques, salariés ou bénévoles, travaillent pour les 53000 organisations à but non lucratif du pays.

pourcentage de la population qui a le sentiment d’être exclue

Des chiffres qui démentent les nombreux observateurs prompts à annoncer l’inexorable déclin du collectif au sortir du communisme. Contrairement à une idée reçue, le communisme n’a pas dévalué l’engagement. Même si alors toutes les causes étaient a priori imposées par le pouvoir, l’adhésion aux organisations officielles était souvent renégociée, à leur manière, par les individus. Les organisations de jeunesse, comptant beaucoup de bénévoles peu politisés, ont été le lieu de formation de bien des militants associatifs. Cette socialisation prenait même parfois des formes contestataires. A mille lieues des objectifs définis à Prague par le Parti, certaines des sections locales de l’organisation officielle de protection de la nature dénonçaient la pollution de lprovoquée par l’industrie lourde, l’usage de substances toxiques ou le développement des centrales nucléaires de type soviétique. Bien des carrières militantes, écologistes ou non, ont donc précédé en République tchèque la rupture politique de 1989. Des organisations de jeunesse ou de loisirs d’hier ont perduré. Beaucoup d’autres sont apparues à la faveur des nouvelles libertés et du soutien de l’Union, en particulier dans le domaine social, pour s’occuper des enfants et des femmes en difficulté, des handicapés ou des minorités.

De là à conclure au retour d’une société civile politisée, comme le pensaient ceux convaincus que la dissidence, les cercles d’intellectuels ou les syndicats autonomes étaient les embryons d’une citoyenneté active, il y a un pas. Le renouveau de la société civile en République tchèque s’arrête là où l’idéologie commence, tant les formes d’engagement politiques restant déconsidérées: 90% des Tchèques refusent d’investir les partis et 67% les syndicats; 82% de mener une action contestataire; 57% de militer dans des mouvements de défense des droits de l’homme; et 50% dans des mouvements écologiques. Certes, il reste près de 20% de syndiqués dans le pays, et des organisations indépendantes de l’ancienne fédération officielle ont vu le jour depuis 1989. Mais ils pèsent peu et le respect du droit du travail, notamment dans le secteur privé, laisse toujours à désirer. Les négociations, quand elles se tiennent, se déroulent entreprise par entreprise, limitant pour les salariés l’intérêt du recours à la grève, de surcroît impopulaire. L’action collective reste donc l’apanage de certaines catégories, disposant pour des raisons historiques ou professionnelles de véritables capacités d’organisation.

A la rentrée 2003, les enseignants se mobilisaient en masse contre le projet de réforme de l’éducation, sans succès. La même année, médecins, cheminots et agriculteurs s’unissent pour protester contre la réforme des finances publiques, réussissant à l’infléchir. Mais cette capacité d’organisation collective croissante ne doit pas faire illusion: les mécanismes de concertation avec le pouvoir restent défaillants et la défiance de la société à l’égard du politique demeure considérable. L’engagement renaît en République tchèque, comme dans la plupart des sociétés d’Europe centrale, sous des formes locales, éclatées, sectorielles, pas sous forme d’un intérêt général pour les problèmes de la société. Les associations écologiques, par exemple, ont bien du mal à mobiliser au-delà de leurs quelques milliers de militants. Financées par des fonds privés et publics étrangers, leur influence ne s’étend pas au-delà du milieu étudiant. Si elles sensibilisent ponctuellement l’opinion sur des questions comme la protection du parc naturel de Sumava, menacé par l’exploitation forestière, leur dénonciation des excès de la société de consommation apParaît illégitime aux yeux d’une population qui l’a tant désirée.

L’espoir du 17 novembre 1999

Les mouvements civiques ont le plus grand mal à exister sur la durée. Des manifestations pour la défense des droits de l’homme en République tchèque comme à Cuba ou en Irak ont lieu régulièrement, mais restent sans ancrage. L’extraordinaire mobilisation populaire suscitée par le mouvement Impuls 99 a fait long feu. Pourtant, quand le 17 novembre 1999, un groupe d’intellectuels invite les deux partis du gouvernement, l’ODS conservateur et le parti social-démocrate, à quitter la scène en leur disant "Merci. Maintenant, partez!", le succès a été immédiat: en un mois, 200000 Tchèques signent ce texte qui reflétait leur sentiment de s’être fait voler leur démocratie. Un an plus tard, c’est la puissance de ce mouvement civique qui scellera la victoire des journalistes de la télévision publique en grève contre la tentative de mainmise de l’ODS sur la chaîne. Aujourd’hui, de cette mobilisation, il ne reste qu’un club de centre-droit incapable de peser. Seize ans après la chute du communisme, la population tchèque semble n’avoir pas encore pris pleinement possession de la démocratie. Mais depuis quelques années, à l’échelle locale, de nouvelles formes de participation politique apParaissent. Les mobilisations écologiques jouent là un rôle qu’elles restent impuissantes à incarner à l’échelle nationale. Vigilance sur l’implantation des centres commerciaux à la périphérie des villes, lutte pour la réhabilitation de sites naturels, rejet du stockage de déchets: autant de dossiers sur lesquels s’instaurent des négociations entre pouvoirs locaux, militants et habitants. C’est là que s’inventent les nouvelles formes de démocratie en République tchèque. Comme en Europe de l’Ouest depuis les deux dernières décennies.

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