Entretien

"L’élargissement a été géré par des boutiquiers"

9 min
Franciszek Draus Universitaire et écrivain d'origine polonaise, Franciszek Draus est spécialiste de l'histoire intellectuelle et des questions politiques européennes. Il est notamment l'auteur de La société civile organisée en Pologne, République tchèque, Slovaquie et Hongrie, (Comité économique et social européen, 2002) ainsi que de plusieurs ouvrages sur l'histoire de la pensée politique française et allemande.

Les pays d’Europe centrale ont beaucoup reproché aux pays membres de l’Union européenne une attitude presque impérialiste au cours du processus d’adhésion. A juste titre?

Franciszek Draus. Il ne faut pas se laisser abuser par le discours de culpabilisation des pays de l’Est, qui ont tout fait pour adhérer vite. Les dispositions adoptées dans le cadre des traités s’inscrivaient de toute façon dans la logique des réformes qu’ils avaient décidé de mener, adhésion ou pas. L’ambiance mêlée d’antagonisme et de coopération qui a marqué le processus d’élargissement s’explique par un malentendu plus profond: les anciens et les nouveaux pays membres n’ont pas donné le même sens à l’événement.

C’est une Europe occidentale intellectuellement et politiquement molle qui s’est agrandie. Elle a pensé l’élargissement comme une simple extension de l’espace d’application du droit communautaire, redevable d’une méthode technocratique consistant à vérifier la conformité des nouvelles lois et des institutions aux normes européennes. C’était rester aveugle aux sensibilités et aux réalités très spécifiques des pays d’Europe centrale et orientale qui devaient tout reconstruire sur les ruines du totalitarisme communiste. Il fallait introduire la propriété privée, un marché du travail, des mécanismes de l’offre et de la demande. La société civile devait redécouvrir ses possibilités d’autonomie...

La technicité bureaucratique adoptée n’était pas à la hauteur de l’enjeu de l’élargissement. Elle s’est d’autant plus heurtée à l’incompréhension des pays candidats que ceux-ci étaient persuadés que "l’Occident" -un Américain (Roosevelt) et un Britannique (Churchill)!- était largement responsable de leurs souffrances passées pour les avoir trahis à Yalta, cette créance historique leur donnant un droit moral et politique à l’adhésion...

Dès lors, cet événement exceptionnel qui aurait pu être une seconde naissance de l’Europe a été géré comme une affaire de boutiquiers. Et les Européens ont laissé passer la chance unique qu’ils avaient, après la chute du communisme, de faire du vieux continent un ensemble économique et politique ordonné, puissant et agréable.

Le constat est sévère. Le souci de la prospérité de l’Europe de l’Est n’est pas un objectif méprisable...

F. D. Bien sûr, et il est légitime que les pays d’Europe centrale et orientale voient dans l’intégration un moyen d’accélérer leur rattrapage économique. Il va de soi, aussi, que la construction de l’unité européenne ne peut réussir sans une convergence tangible des niveaux de développement. Mais ça ne suffit pas. L’Europe ne peut pas être uniquement une agence de développement. C’est l’une des leçons de cet élargissement: les vertus de l’intégration économique s’arrêtent parfois là où l’absence de vision politique commence. Si nous ne savons pas ce que nous voulons faire ensemble, il y a des limites au bien-être que nous pouvons créer ensemble. Pour faire face aux questions posées par les disparités régionales énormes en Europe de l’Est, pour résoudre les problèmes économiques et sociaux immenses d’une industrie lourde obsolète, pour affronter les défis de la modernisation de certaines agricultures, il faut une vision politique...

Mais le problème ne tient-il pas à la pingrerie des pays riches à l’égard des nouveaux venus?

F. D. Il ne faut pas plus d’argent, mais mieux d’argent. Il faut repenser les objectifs politiques et la nature des programmes que l’on finance. Pour cela, il faudrait cesser de considérer que la structure du budget européen est aussi intouchable que le Saint-Graal. Elle est dépassée par l’élargissement et l’évolution du monde. Quel est donc le sens de cette Politique agricole commune, qui absorbe une part considérable du budget européen? En son nom, nous avons noué une alliance protectionniste avec les Etats-Unis contre l’Afrique, alors même que son importance budgétaire est disproportionnée au regard des véritables défis économiques qui attendent l’Europe au xxie siècle... Il ne s’agit pas de nier l’importance économique, sociale, culturelle, écologique de l’agriculture, mais il Paraît clair que notre toute première priorité doit être de financer les dépenses nécessaires à la remise en marche de nos économies, c’est-à-dire à doper la croissance et développer l’emploi.

En matière de démocratisation, le bilan de l’élargissement vous Paraît-il aussi décevant?

F. D. Le processus d’élargissement a accompagné positivement la transition postcommuniste. Dans certaines limites. Achevée sur le plan des principes, la transformation démocratique de ces pays doit s’enraciner encore dans la société, avec des institutions politiques plus résistantes à la corruption, une justice plus indépendante, des partis politiques plus forts, des citoyens plus actifs... Cette culture démocratique ne s’importe pas clés en mains. Dans cette période de gestation, l’aide de l’Europe n’en est pas moins précieuse. L’Union a contribué à renforcer la société civile. Avec le soutien communautaire, les confédérations patronales et syndicales européennes ont multiplié les projets pour aider les organisations sociales à se développer en Europe centrale et orientale. En organisant des formations, par exemple. Mais l’Europe ne peut pas renforcer la représentativité de ces organisations, et c’est là que le bât blesse. Les sociétés de l’Est sont très individualistes, elles n’imaginent pas que la réalisation des intérêts individuels puisse passer par des moyens d’action collectifs.

L’éducation politique a été la grande oubliée des réformes. Après 1945, les nouvelles autorités d’Allemagne de l’Ouest avaient créé sur le territoire, avec le soutien des Alliés, des académies d’éducation politique offrant à la population des informations et des publications d’un très bon niveau. Il n’y eut rien de comParable dans les pays de l’Est, après la chute du communisme.

Une vision politique commune pourrait-elle contribuer à renforcer la sphère publique à l’Est?

F. D. Je le crois profondément. La faiblesse de l’esprit public en Europe centrale et orientale est bien sûr en partie l’héritage du communisme et des traditions politiques autoritaires qui l’ont précédé: on ne construit pas en quinze ans une société pleinement libérale et démocratique. Mais l’on peut aussi y voir le signe d’un désarroi politique qui n’est pas sans rappeler le désenchantement des vieilles démocraties européennes. Là aussi, nous observons une crise de la représentation syndicale et de la représentation politique. Même si, bien sûr, elle est à l’Ouest la conséquence d’une usure de la démocratie que plutôt qu’une difficulté à l’enraciner. Une véritable refondation politique de la construction européenne aiderait à dépasser cette insatisfaction générale.

Sur quoi pourrait se fonder cette réinvention politique de l’Union?

F. D. Nous aurions beaucoup à gagner à revenir aux sources intellectuelles de la construction européenne: en 1918, puis en 1945, les fondateurs de l’idée européenne voulaient d’abord redonner au continent la splendeur et l’influence internationale perdues à la suite des deux guerres mondiales. Ils entendaient, par la création d’une union économique et politique, assurer la paix sur le continent et sauver une certaine civilisation, mais aussi créer un acteur stratégique capable d’agir à l’échelle mondiale. La puissance est au fondement de la construction européenne.

Mais l’Europe entendue comme puissance est-elle encore possible?

F. D. Ce projet s’est beaucoup estompé dans la conscience et la politique des pays occidentaux. Personne n’en parle aujourd’hui, en dehors de quelques intellectuels et d’anciens hommes politiques en France et en Allemagne. Quant aux pays de l’Est, ils ne veulent rien entendre. Leurs intérêts stratégiques, leurs traditions politiques et leur conscience historique s’opposent à cette idée. Les Etats-Unis sont leur principal allié, pour des raisons faciles à comprendre. En insistant sur le principe de nationalités au début du xxe siècle, l’Amérique a beaucoup contribué à la renaissance politique de ces pays. Puis, dans la deuxième moitié du xxe siècle, elle les a aidés à se libérer du communisme.

En outre, ces pays n’ont pas vécu de la même manière que l’ouest du continent le déclin historique de l’Europe. La Première Guerre mondiale a eu pour eux des effets plutôt positifs: c’est grâce à la destruction réciproque de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Russie que les Polonais, les Tchèques et les Hongrois ont retrouvé une existence étatique et que les pays baltes ont pu accéder à la souveraineté. Et, après la Seconde Guerre mondiale, leur problème n’était pas la perte de la puissance, mais la soviétisation. En 1989, leur ambition n’était pas de sortir de l’impuissance stratégique, mais d’instaurer la liberté et la démocratie. Par ailleurs, l’Union se nourrit de la tendance à la renationalisation des esprits sur tout le continent. Le débat sur le traité de Maastricht fut le dernier grand rendez-vous avec l’esprit communautaire. Aujourd’hui, l’on pense plus à soi qu’à l’Europe.

C’est l’impasse. Faut-il renoncer à toute forme d’Europe politique?

F. D. La situation n’est pas brillante; et la récente Convention s’est révélée incapable de donner un projet à l’Europe. Ce texte marquait quelques avancées ponctuelles, mais il ne proposait aucune vision d’ensemble. Les articles sur les valeurs et les objectifs de l’Union étaient intellectuellement confus et politiquement maigres. Et, après les deux non français et néerlandais, nul ne songe à lancer un débat sérieux sur l’avenir de l’Europe. Pourtant ces deux refus pourraient être interprétés comme une opportunité pour reposer cette question de la finalité. L’élargissement a sonné le glas de la "méthode Monnet" qui considérait que l’intégration économique entraînerait tôt ou tard une intégration politique. Or, les deux processus ne sont pas de même nature.

Zoom Gabor, agriculteur hongrois

Gabor Szanko est "déçu" par l’Union européenne. Après trente ans passés en coopérative, l’agriculteur s’est lancé il y a dix ans dans l’élevage d’oies, une activité traditionnelle dans la plaine sablonneuse du Nyirség, à l’est de la Hongrie. Exportée vers l’Allemagne, cette production assurait, il y a encore trois ans, la moitié de son chiffre d’affaires de 1,5 million d’euros. Mais l’âge d’or est révolu: depuis l’élargissement, les Allemands se fournissent auprès de leurs voisins polonais, bien plus compétitifs. Et Gabor Szanko ne parvient à maintenir son exploitation qu’à l’aide de son élevage de poulets et de dindes, et aux céréales qu’il cultive sur une partie de ses terres. Mais, là aussi, le ciel s’assombrit. Car la concurrence est de plus en plus rude avec les autres pays d’Europe centrale, qui produisent à meilleur coût grâce

aux économies d’échelle que leur permettent de réaliser les anciennes coopératives. N’ayant pas été démantelées, contrairement à celles de Hongrie, ces coopératives louent aux petits agriculteurs du matériel, ou leur fournissent des engrais à des tarifs avantageux. Les oeufs polonais et le lait slovaque sont vendus sur le marché hongrois à des prix très inférieurs aux produits locaux. Gabor Szanko s’inquiète aussi de l’arrivée massive sur le marché hongrois de volailles de Thaïlande et du Brésil: "En un an, le prix de la dinde a chuté de 10%." Or, l’aide de l’Etat à l’élevage a été supprimée, et Bruxelles ne subventionne pas cette activité. Gabor a ainsi perdu 5% de son revenu. Une perte compensée partiellement par l’aide européenne aux céréaliers: 147 euros par hectare. A cause des conditions draconiennes imposées au pays d’Europe centrale par l’Union, les agriculteurs hongrois ne reçoivent que le quart des subventions allouées aux fermiers occidentaux, pour des coûts presque équivalents.

Aujourd’hui, l’alternative est claire. Première éventualité: tous les Etats membres partagent tous les objectifs communautaires, en consentant à ce qu’ils soient réalisés par chacun en fonction de sa volonté ou de ses capacités, ce qui signifie une intégration différenciée par groupes d’Etats, autour de projets spécifiques ou sous la direction d’une avant-garde composée des Etats participant à l’ensemble des projets. Deuxième éventualité: il n’existe pas de consensus sur les objectifs politiques de l’intégration, et les Etats désirant construire une unité plus ambitieuse forment une communauté à part, fonctionnant dans le cadre de l’Union ou de manière autonome.

Dans tous les cas de figure, ces formes d’intégration différenciée seraient ouvertes aux autres membres. Cela me Paraît la seule solution sur la politique étrangère, où les divergences semblent indépassables dans un avenir prévisible. Si l’on veut que l’Europe soit plus qu’un grand espace économique teinté de quelques avancées sociales, il faut créer une communauté politique séparée, avec les Etats ayant la volonté et les moyens de brandir le drapeau européen dans le monde.

Propos recueillis par Sandrine TOLOTTI

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