L’Uruguay invente l’Etat-providence

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Dans ce petit pays, un grand président, José Batlle y Ordoñez, lança, de 1911 à 1913, des réformes sans précédent: nationalisation des assurances, journée de huit heures pour les travailleurs urbains, pensions vieillesse... Histoire d'un précurseur.

Par Yann Mens

C’est la première grève générale dans l’histoire de l’Uruguay. En ce mois de mai 1911, un mouvement social dans les deux compagnies de trolleys contrôlées par des sociétés européennes a mis le feu aux poudres à Montevideo. Le 22, les syndicats, dominés par les anarchistes, organisent une manifestation. La foule se regroupe sous les fenêtres du président de la République. José Batlle y Ordoñez, appelé par ses concitoyens Don Pepe, sort sur le balcon: "Organisez-vous, unissez-vous et tentez d’obtenir l’amélioration de votre situation économique, lance-t-il aux manifestants. Vous pouvez être sûrs que le gouvernement ne sera jamais votre ennemi tant que vous respecterez la loi et l’ordre." Quelques jours plus tard, Batlle, à qui ses fonctions présidentielles n’ont pas fait oublier son métier de journaliste, se réjouit dans son quotidien El Dia de ce que les augmentations finalement arrachées par les grévistes empêchent les actionnaires britanniques et allemands des compagnies de s’enrichir un peu plus ! Le Parti national, principale formation d’opposition face aux Colorados de Batlle, est outré. Don Pepe ne changera donc jamais...

Le président de la République vient à peine d’être réélu pour un second mandat après une interruption de quatre ans, la Constitution de 1830 interdisant deux mandats successifs. Le premier (1903-1907) avait été en bonne partie occupé à mater la révolte armée menée par un caudillo du Parti national, Aparicio Saravia. Cette activité militaire ne lui avait pourtant pas fait perdre de vue les grandes réformes qui lui tiennent à coeur depuis ses années de jeunesse. Comme beaucoup de jeunes gens de l’élite uruguayenne, José Batlle y Ordoñez, fils d’un ex-président de la République, a fait des études en France dans les années 1880. Il s’est frotté aux idées positivistes. Et s’il n’a pas lu Marx, il s’est plongé dans le Cours de droit naturel de Heinrich Ahrens. Le philosophe allemand condamne la peine capitale, défend le droit au loisir pour les travailleurs, prône un rôle accru de l’Etat... Ahrens veut réformer la société pour prévenir la violence sociale. Batlle fait son miel de ses idées. Qu’il entend "importer" dans le parti où il est né.

Car en cet Uruguay du début du siècle, on naît dans une famille de Blancos (Parti national) ou dans une famille de Colorados. Le premier est dominé par les propriétaires terriens de l’intérieur du pays, véritable réservoir de cuir et de laine tant y règne sans partage l’élevage extensif. La seconde formation, qui contrôle le gouvernement depuis 1865 mais aussi l’armée, est entre les mains des bourgeois de Montevideo, souvent issus du barreau et de l’université. Batlle est colorado jusqu’au bout des ongles. Mais il veut donner une orientation populaire à son parti. Pour l’instant, cens oblige, le corps électoral est restreint, mais le jour où le suffrage universel qu’il appelle de ses voeux sera institué, Don Pepe veut que la masse du peuple vote Colorado.

Après son premier mandat, Batlle part pour l’Europe tandis que l’un de ses proches, Claudio Williman, assure la présidence de la République et fait entrer en application certaines des réformes lancées par Don Pepe: la peine de mort est abolie dès 1907, l’enseignement religieux dans les écoles publiques supprimé en 1909, le divorce pour consentement mutuel instauré en 1910...

Durant son séjour de l’autre côté de l’Atlantique, Batlle observe l’affrontement entre le Parti radical et l’Eglise catholique en France, s’intéresse aux institutions en Suisse. Plus il étudie le Vieux Continent, plus il est décidé à faire de l’Uruguay "un pays modèle" qui gagnerait du temps en tirant la leçon des erreurs de l’Europe. A Montevideo, ses amis préparent son retour. Et pour rassurer l’opposition, affirment qu’il s’est assagi. Mais à peine réélu par les deux Chambres le 1er mars 1911, Batlle annonce la couleur. Foin de prudence. Le président est pressé.

Certaines réformes sont peu coûteuses, sur le terrain des moeurs par exemple. D’autant que l’adversaire principal, l’Eglise catholique, implantée tardivement dans l’ex-colonie espagnole peu peuplée, est faible. Le divorce par consentement mutuel existe, mais n’est guère utilisé. Le chef de l’Etat veut que la dissolution du mariage soit possible à la demande de l’un des époux. Ses propres partisans lui font remarquer que, dans les faits, il risque d’établir une répudiation par le mari. Don Pepe, qui signe dans El Dia des articles défendant la promotion féminine sous le pseudonyme de "Laura", se range à leurs arguments. Seule l’épouse pourra obtenir ainsi le divorce. Par ailleurs, une université pour jeunes filles ouvrira ses portes. Le droit de vote pour les femmes, en revanche, ne sera instauré que bien après le mandat de Batlle, en 1932.

Créer des entreprises publiques

Dans d’autres matières, le président va se heurter à de plus dures résistances. Il est partisan de l’intervention de l’Etat dans l’économie. Il établit des barrières douanières pour protéger de futures industries uruguayennes, nécessaires à la diversification des exportations uniquement faites de viande, de cuir et de laine à destination d’Europe. Mais surtout il veut créer des entreprises publiques afin de faire baisser les prix des services payés par les consommateurs. Aussi décide-t-il de nationaliser les assurances. Protestations chez les hommes d’affaires britanniques, très implantés en Uruguay, qui font donner la diplomatie londonienne. Au final, seuls certains risques (incendies, assurances vie...) seront couverts par l’entreprise publique qui va rapidement prospérer.

Batlle entend également moderniser le secteur agricole. Les éleveurs uruguayens n’utilisent que les pâturages naturels, ce qui exige des surfaces considérables par tête de bétail. Le président veut favoriser la culture du maïs, mais il ne parvient pas à surmonter les réticences des éleveurs qui considèrent ces investissements lourds et aléatoires en raison des caprices du climat uruguayen. Ils sont d’autant moins enclins à le soutenir que Don Pepe annonce qu’il veut procéder à l’inventaire des "tierras fiscales ", des terres appartenant en droit à l’Etat, mais occupées depuis toujours par les grands propriétaires.

La journée de travail de huit heures dont Batlle avait lancé le projet dès son premier mandat va lui donner du fil à retordre. Encore ne concerne-t-elle que les travailleurs urbains. Mais elle finira par être instituée juste après la fin de son mandat. D’autres projets attendront quelques années de plus, comme la loi sur les pensions de vieillesse (1919).

C’est de son propre parti que va venir le coup le plus sévère. Le 4 mars 1913, Batlle propose une réforme de la Constitution, inspirée de ce qu’il a observé en Suisse. Il propose rien de moins que de supprimer la présidence de la République et de la remplacer par le Colegiado, un exécutif de neuf membres, renouvelables à raison d’un par an. Le Parti national hurle à l’abus de pouvoir, persuadé qu’une fois le premier Colegiado contrôlé par les Colorados, il ne sera possible aux Blancos d’y changer la majorité qu’en remportant cinq scrutins successifs. Ce sur quoi Batlle compte bien ! Mais une fraction du parti Colorado, emmenée par Pedro Manini Rios, jusque-là dauphin de Don Pepe, voit au contraire dans le Colegiado la possibilité pour l’opposition de se glisser dans l’exécutif. Au risque de mettre fin au monopole Colorado. Les anti-Colegiado du Sénat se liguent et bloquent toute réforme constitutionnelle jusqu’à la fin du mandat de Batlle en 1915.

Zoom Repères : la réforme venue d’en haut

"Les grandes réformes mises en oeuvre au début du xxe siécle par Batlle et ses successeurs ont été accordées "d’en haut", par l’Etat, observe Denis Merklen, maître de conférences à Paris VII. Elles ne furent pas le produit d’une lutte de classes, car les ouvriers étaient peu nombreux dans un pays dont l’économie était entièrement tournée vers les exportations agricoles. La classe ouvrière s’agrandira progressivement grâce à la politique de substitution des importations promue par Batlle. Et bien qu’elles ne soient pas cooptées à la direction du parti, les classes populaires resteront longtemps fidèles aux Colorados. D’où l’absence de partis de gauche puissants, communiste notamment, en Uruguay jusqu’au début des années 70."

L’année suivante, une Constituante est élue alors que Viera a remplacé Batlle à la présidence de la République. C’est le premier vote à bulletin secret dans l’histoire du pays. Et une défaite pour le gouvernement : les anti-Colegiado sont majoritaires. Le projet est abandonné, mais les partis vont s’accorder sur un étrange exécutif bicéphale qui sera institué par la Constitution de 1919 : un président et un Conseil national d’administration de neuf membres. Une formule qui va imposer ce dont Batlle (qui meurt en 1929) ne voulait pas : un gouvernement de compromis bipartisan, car il y voyait, à juste titre, la fin de l’élan réformiste. Ce compromis permettra néanmoins aux Colorados de continuer à dominer la vie politique uruguayenne jusqu’en 1959.

The Model Country, par Milton I. Vanger, Brandeis University Press, 1980.

Uruguay : Breve Historia Contemporanea, par Juan José Arteaga, Fondo de Cultura Economica, Mexico, 2000.

"Los fundamentos del Estado empresario (1903-1933)",par Ana Frega et Yvette Trochon, Cuadernos del Claeh, n°58-59, Montevideo, 1991.

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