Entretien

Demain, la pétro-apocalypse ?

10 min
Yves COCHET député du Val-d'Oise. Auteur du rapport " Stratégie de développement de l'efficacité énergétique et des sources d'énergies renouvelables en France ", remis à Lionel Jospin en septembre dernier.
Jean-Marie Chevalier professeur à l'université Paris-Dauphine

Selon Pétrole apocalypse, la fin de notre société d’hyperconsommation est imminente. N’avons-nous pourtant pas quatre décennies de réserves devant nous?

Yves Cochet. Je ne parle pas de fin du pétrole (il y en aura encore en 2050), mais de fin du pétrole bon marché, celui qui a assuré notre croissance depuis 150 ans. Nous nous focalisons sur le rapport entre réserves et production -estimé à 40 ans, mais rien n’est sûr- en oubliant une donnée essentielle. L’exploitation d’un gisement présente un profil en cloche: une phase ascendante, les premiers barils étant les plus aisés à récupérer, puis une phase de déclin, que l’on peut retarder grâce à diverses techniques -mais cela représente un coût-, comme l’injection de gaz pour maintenir le réservoir sous pression et faire remonter le pétrole. Entre les deux, il y a le peak oil, le moment plus ou moins long où la production atteint son maximum. Dépassé depuis 1970 aux Etats-Unis, le peak oil est pratiquement atteint pour le pétrole dit conventionnel, le plus accessible, comme celui des pays du Golfe. Nous avons épuisé environ la moitié de la dotation initiale de la Terre. La moitié restante, notamment l’off-shore très profond, les sables asphaltiques du Canada ou les huiles extra-lourdes du bassin de l’Orénoque, sera de plus en plus difficile et coûteuse à extraire. Les experts indépendants de l’Aspo (Association for the Study of the Peak Oil and Gas) estiment ainsi que la production mondiale de pétrole va commencer à décliner entre 2007 et 2010.

A ce choc géologique s’ajoute celui d’une demande croissante que les infrastructures pétrolières, au maximum de leurs capacités, n’arrivent plus à satisfaire. Nous l’avons encore mesuré avec Katrina, qui a touché 10% des raffineries américaines. La Chine est rapidement accusée de tendre le marché à l’extrême. Certes, l’augmentation de la demande est aujourd’hui plus le fait de la Chine et de l’Inde que du monde occidental. Mais ce dernier reste de très loin le plus gros consommateur. Un Américain brûle 25 barils de pétrole par an, un Européen 12, un Chinois 2 et un Indien 1. Enfin, avec la raréfaction des ressources et la pression de la demande, les tensions internationales ne pourront que s’aiguiser et alimenter les flambées des prix. Ce n’est pas pour faire tomber un dictateur que les Américains sont intervenus en Irak, mais bien pour tenter de contrôler une zone immense où les coûts d’extraction sont faibles.

Jean-Marie Chevalier. Le pétrole finira par s’épuiser, c’est certain. Cependant, en 1973, nous avions 30 années devant nous, tandis qu’aujourd’hui, nous en avons 47. Pourquoi? Parce que les progrès techniques ont permis de découvrir du pétrole là où c’était naguère impossible. Tout comme ils ont permis d’accroître les taux de récupération. Ces progrès devraient se poursuivre et je pense que nous avons plus de temps que vous ne le dites pour nous préparer à la fin du pétrole. La théorie du peak oil me Paraît s’être vérifiée aux Etats-Unis parce que c’est l’un des pays au monde qui a été le plus exploré. Il est difficile de transposer ce raisonnement au niveau mondial, car de nombreuses zones, notamment en Irak, reste mal connues. Le Cera, le bureau d’études pour lequel je travaille, estime qu’avec les gisements déjà découverts, on pourrait aisément ajouter 16 millions de barils par jour aux 80 millions actuels dans les dix ans qui viennent. Le problème, et je partage vos inquiétudes sur ce point, c’est que les infrastructures pour les extraire et les raffiner ne sont pas là.

Les cours actuels ne sont-ils pas une forte incitation pour investir?

Y. C. Pour investir, il faut des perspectives de stabilité économique et politique. On ne construit pas des complexes pétroliers pour cinq ans mais pour trente.Au Nigeria, les compagnies ont développé des installations en mer, loin des grèves et des conflits. Elles ne sont pas enclines à investir sur le continent, et même pour l’off-shore, elles ont des inquiétudes. En Russie, l’affaire Ioukos n’a pas rassuré les capitaux étrangers. Aujourd’hui, les tensions s’accroissent pour accéder à une ressource très convoitée. Les compagnies pétrolières préfèrent employer leurs fabuleux profits pour racheter leurs actions et distribuer de copieux dividendes.

J.-M. C. Si les multinationales sont en cause, les pays où la production est nationalisée, tels l’Arabie saoudite ou le Mexique, le sont également. Dans ces Etats assis sur des richesses gigantesques, il y a un éternel conflit entre la compagnie publique et le gouvernement. La première souhaiterait investir, y compris à l’international, mais n’en a pas les moyens parce que le second capte toute la rente pour boucler son budget et payer ses fonctionnaires.

Chine : consommation d’énergie primaire (en millions de tonnes équivalent pétrole)

Le brut va-t-il alors grimper encore et ne plus redescendre? Avec quels impacts?

J.-M. C. De 1999 à 2004, les pays de l’Opep, au premier rang desquels l’Arabie saoudite, avaient des capacités de production inemployées, ce qui a permis d’ajuster l’offre à une demande croissante et de maintenir les cours dans une fourchette de prix consensuelle pour les Etats producteurs et consommateurs: entre 22 et 28 dollars le baril. En 2003, malgré de très fortes tensions -grèves au Nigeria, conflit entre Hugo Chavez et sa compagnie pétrolière au Venezuela, guerre en Irak-, les prix n’ont pas flambé, car le géant saoudien avait encore de quoi mettre sur le marché les "barils manquants". En 2004, cette capacité de réserve était épuisée et, avec la poursuite de la demande mondiale, américaine notamment, les prix ont explosé. Or, qu’observons-nous aujourd’hui? A 60-70 dollars le baril, l’économie américaine, bien plus dépendante du pétrole que la nôtre, n’a pas encore montré des signes d’essoufflement. Si la demande reste soutenue, spéculation aidant, nous allons atteindre des prix extravagants par rapport aux coûts réels de production -entre 1,5 dollar le baril au Moyen-Orient et 15 dollars dans les zones les plus difficiles -et dont les pauvres seront les grandes victimes. Déjà, à 70 dollars le baril, la situation des pays du Sud importateurs, principalement l’Afrique subsaharienne, est dramatique. La demande, cependant, finira bien par réagir à ces prix et se tasser. La conscience croissante du risque climatique pourrait aussi freiner la consommation. La demande est une variable à ne pas négliger. Une stabilisation, voire une baisse des prix, n’est pas un scénario à exclure, mais cela dépend aussi, je le rappelle, de l’évolution de l’investissement. En tout état de cause, je ne vois pas les prix baisser en dessous des 40 dollars. Ce niveau est implicitement devenu le prix d’objectif des pays de l’Opep qui, en deçà, fermeront les robinets.

Y. C. Pour les raisons géologiques, économiques et géopolitiques que j’ai déjà indiquées, je ne crois pas à ce scénario. De plus en plus rare, le pétrole sera de plus en plus cher et l’impact sera dur. Certes, la part du pétrole a baissé dans la consommation énergétique des pays riches, mais c’est toujours le pétrole qui assure des transports à la base de notre système économique. Le kérosène, c’est 30% du prix du billet d’une compagnie charter. En 2010, les Easy Jet et autres Ryanair auront peut-être disparu en raison des prix. Les 75 millions d’étrangers qui visitent notre pays chaque année ne seront alors peut-être plus que 50 millions. Ce qui mettra des dizaines de milliers de personnes au chômage pour cause de fermeture de nombreux hôtels et restaurants. Plus grave, l’augmentation des coûts dans l’agriculture et le transport routier et maritime va se répercuter sur celui des produits alimentaires. Des grands distributeurs comme Carrefour ou Walmart, dont le modèle économique repose sur des coûts de transports quasi nuls, pourraient sombrer. Mettant au chômage des centaines de milliers de salariés et privant de produits bon marché des centaines de millions de consommateurs. En l’absence d’alternative au pétrole pour les transports, la hausse des carburants va se propager dans toute l’économie et pourrait bien provoquer une récession mondiale.

Quelle est la porte de sortie?

Y. C. La réponse de court et de long terme, c’est la sobriété, sur tous les fronts. Il faudra revoir nos systèmes agricoles. Aujourd’hui, pour produire une calorie alimentaire, il en faut 13 d’énergie. Il faudra rapprocher lieux de production et de consommation, développer l’agriculture biologique, réduire la part des calories animales dans l’alimentation, qui nécessitent beaucoup plus d’énergie pour être produites que les calories végétales. Des normes seront nécessaires, ainsi que la volonté de les appliquer. Quand Dominique de Villepin propose de réduire à 115 km/h la vitesse sur les autoroutes puis se rétracte face à la grogne des automobilistes, ce n’est pas sérieux. Il faudrait au minimum interdire en Europe les véhicules de plus de 1500 cc d’ici à 2010. Exit les 4x4, bien sûr, mais aussi les 607 et Vel Satis. Vous n’aurez droit qu’à la C2 ou la Twingo. Nous sommes engagés dans une course de vitesse et n’avons pas le temps d’attendre que des alternatives crédibles au pétrole, qui restent à trouver, prennent le relais. Ces recommandations ne sont pas celles d’écologistes marginaux. L’Agence internationale de l’énergie préconise des mesures radicales comme la semaine de quatre jours ou des restrictions à la circulation qui contraindront les automobilistes au covoiturage. Elliot Morley, ministre de l’Environnement de Tony Blair, vient de déclarer qu’il faut envisager des cartes de rationnement pour le pétrole. Un tel rationnement, qui est une mesure de justice sociale, devrait aussi être étendu aux produits alimentaires, dont le prix va exploser pour cause de cherté de l’énergie.

J.-M. C. Je suis d’accord avec vous... jusqu’à un certain point. Nous avons vécu un siècle et demi durant sur une énergie bondante et bon marché, sans nous soucier des coûts faramineux que cela entraînait pour l’humanité. Que la production et la commercialisation d’un yaourt aux fraises suppose des milliers de kilomètres de transports marchandises n’est pas soutenable. Cette période s’achève aujourd’hui. Nous allons vers un monde où la contrainte des prix de l’énergie, mais aussi la meilleure prise de conscience du risque climatique, en particulier à l’échelle des collectivités locales, comme aux Etats-Unis, va entraîner une certaine relocalisation de l’économie. Mais jusqu’où sera-t-il nécessaire de revoir notre modèle de société? Il ne faut pas sous-estimer les gains d’efficacité énergétique que nous pouvons encore réaliser, même s’ils ne progressent pas assez vite aujourd’hui, c’est évident. De même, la diversification des sources d’énergie peut limiter la rigueur que vous annoncez. J’estime que l’énergie nucléaire aura sa place dans le bouquet énergétique du futur. Mais bien entendu, ni le nucléaire ni aucune autre source ne pourra remplacer le pétrole. Et cette énergie, comme toutes les autres, devra être développée en intégrant de manière beaucoup plus précise qu’aujourd’hui ses coûts sociaux et environnementaux. Quant à interdire les grosses cylindrées et introduire des cartes de rationnement, je ne suis pas d’accord, sauf extrême urgence. Le rationnement, c’est coûteux à gérer et le marché noir est inévitable. Je préfère un système de taxes proportionnelles aux coûts que chacun fait supporter à la collectivité.

Agir vite et fort. Est-ce compatible avec la démocratie?

Y. C. Je vous retourne l’argument. Un système de prix et de revenus libres est un système de rationnement. Les riches ont les moyens de consommer tant qu’ils veulent et les autres se serrent la ceinture. Un système administré limite au contraire les écarts sociaux et prévient les violences. Si, dans le domaine énergétique, nous n’agissons pas vite et fort, je ne vois pas comment nos démocraties résisteront à un inévitable chaos. Si nous n’anticipons pas les chocs du futur, nous pouvons être certains que les dégâts seront plus importants. La situation actuelle est en cela comParable à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En 1938, de Gaulle dénonçait l’impréParation de la défense et l’inefficacité de la ligne Maginot. En 1941, les Anglais ont, avec Churchill, préféré le sang, la sueur et les larmes à la collaboration.

Propos recueillis par Antoine de Ravignan

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