La deuxième génération bouscule l’Europe

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Discriminations, exclusion, harcèlement policier : la révolte des enfants d'immigrés contre les sociétés où ils sont nés pose un défi au Vieux Continent. Devenu multiculturel, il doit inventer un nouveau contrat social. D'urgence.

Par Yann Mens

Ils n’étaient pas prévus. Du moins, pas ici. Dans les décennies d’après- guerre, leurs pères avaient répondu à l’appel de l’Europe qui manquait de bras pour ses usines. Mais avec l’intention de repartir chez eux. Et que les enfants à venir naissent au pays. Les Etats européens, de leur côté, était persuadés que les travailleurs sans famille, parfois issus de leurs anciennes colonies, seraient une force d’appoint qui ne faisait que passer.

Mais les enfants des immigrés sont nés en Europe. Car au milieu des années 70, frappés par le choc pétrolier et les premiers symptômes de la crise économique, les différents Etats du continent ont successivement fermé leurs portes à l’immigration de travail. Les Turcs, Maghrébins, Africains... qui vivaient déjà sur leur sol ont décidé de rester là où était leur gagne-pain par crainte de ne pouvoir revenir. Et parce que la situation au pays n’était pas enviable. Ils ont regroupé leurs familles, faisant venir auprès d’eux leurs épouses et les enfants nés là-bas. Puis d’autres gamins ont vu le jour en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Belgique... Une génération a grandi dans des pays qui ne l’attendaient pas. Et au plus mauvais moment, sans doute. Car les pères ont payé au prix fort des licenciements massifs et du chômage la modernisation industrielle qui s’amorçait.

Aujourd’hui, personne ne sait comment appeler ces fils et ces filles. En France plus qu’ailleurs en Europe, ils sont souvent désignés comme la "deuxième génération". Une dénomination qui donne lieu à querelles sémantiques et distinguos subtils. Stricto sensu, le terme ne désigne que les enfants nés dans le pays d’accueil de parents nés à l’étranger. Sociologues et statisticiens ont créé une catégorie intermédiaire, la "génération 1,5" pour les enfants arrivés dans le pays d’accueil grosso modo avant l’âge scolaire. Si ces derniers ne font pas partie de la deuxième génération, ils lui ressemblent culturellement, car pour l’essentiel ils ont été socialisés dans le pays d’accueil.

Multiplication des handicaps

Pour beaucoup d’entre eux, les enfants des travailleurs immigrés ne sont pas des immigrés eux-mêmes puisqu’ils ont vu le jour en Europe. Selon le droit du sol qui tend à dominer sur le continent, ils ne sont pas étrangers. En tout cas, ils peuvent acquérir automatiquement la nationalité du pays où ils sont nés sans passer par la lourde procédure de naturalisation. N’étant pas étrangers de naissance, les appareils statistiques ne les rangent pas dans une catégorie spécifique. Pourquoi le feraient-ils? Ne sont-ils pas des citoyens comme les autres? Sur le plan légal, sans aucun doute. Sur le papier, ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que tous les autres. Mais au-delà de cette égalité théorique, quelle est leur situation réelle? Quelles sont leurs éventuelles caractéristiques particulières? Impossible de répondre avec précision puisque que la deuxième génération est invisible dans les statistiques.

Cette invisibilité laisse libre cours aux intuitions et approximations, avec tous les risques que cela suppose. A défaut de chiffres précis, l’empirisme et quelques enquêtes sur des échantillons partiels permettent de dresser un portrait général qui laisse de côté les multiples clivages traversant cette deuxième génération. Les enfants des travailleurs immigrés ont pour la plupart grandi dans des milieux et des quartiers défavorisés. Cumulées à leur handicap socio-économique, les difficultés éprouvées par des parents, eux-mêmes peu scolarisés, à maîtriser la langue du pays d’accueil ont souvent hypothéqué leurs résultats scolaires. Des résultats qui dans les sociétés européennes d’aujourd’hui, bien plus que par le passé, sont pourtant le sésame nécessaire pour accéder aux emplois. Lorsqu’ils surmontent toutes les difficultés et décrochent un diplôme, les fils et les filles d’immigrés commencent à sortir de la condition sociale précaire de leurs parents. Mais ce faisant, ils se retrouvent aussitôt en compétition pour les emplois qualifiés avec les enfants des familles "de souche" qui bénéficient dans cette âpre compétition d’un plus grand capital culturel et de réseaux sociaux plus efficaces. Handicap supplémentaire et de taille: ils se heurtent sur le marché du travail au racisme et à la discrimination. Quant à ceux qui ne décrochent pas le sésame du diplôme, leur sort est plus incertain encore. A condition même qu’ils s’y résignent, ils ne peuvent guère compter sur les emplois peu qualifiés qu’occupaient leurs pères, puisqu’une bonne partie de ces postes ont disparu dans la modernisation industrielle.

Vers un islam européen?

Ces constats, communs aux différentes sociétés européennes, se conjuguent à une interrogation lancinante sur la place nouvelle de l’islam en Europe, surtout depuis le 11 septembre. Le rapport que les fils et les filles des migrants entretiennent avec la religion de leurs pères, souvent nés en terre d’islam, reste encore mal cerné. La pratique du ramadan est-elle autre chose qu’un acte sporadique de rattachement symbolique aux origines? Les jeunes musulmans vont-ils inventer un islam européen et infléchir son contenu théologique ? Lui donner un tour plus politique? Les frustrations sociales vont-elles pousser certains d’entre eux, fussent-ils très minoritaires, à se replier sur des identités, religieuses ou ethniques, plus ou moins mythifiées? Face à ces questions et à ces inquiétudes, les Etats européens ont de plus en plus de mal à se raccrocher à leurs modèles politiques classiques. Faut-il par exemple rendre visible cette minorité invisible afin de mieux la connaître, voire lui accorder un traitement préférentiel?

Les défenseurs les plus déterminés du modèle universaliste républicain refusent de distinguer les citoyens en fonction de leurs origines, leur couleur de peau ou leur religion pour ne pas diviser la nation en communautés rivales. Irréaliste, répondent les partisans du modèle multiculturel: pour corriger les injustices dont certains groupes sont victimes, il faut commencer par reconnaître leur existence de fait et leur accorder des compensations, fussent-elles provisoires. Vous enfermez les individus dans des communautés et des identités figées, rétorquent les républicains, vous faites ainsi le jeu de tous les fondamentalistes...

Contraints par des réalités immédiates, les gouvernements bricolent au quotidien leurs modèles respectifs. La France, en panne d’ascenseur social, voudrait donner quelques couleurs à ses élites et offrir des modèles de réussite à sa jeunesse issue de l’immigration, mais elle hésite devant la discrimination positive. La Grande-Bretagne, choquée par les attentats de juillet 2005, tente de ressouder une nation où le droit à la différence a été jusqu’ici la norme. L’Allemagne, qui a fini par reconnaître qu’elle était un pays d’immigration, pèse et soupèse les modèles voisins... Bousculée par la deuxième génération, chaque nation européenne est ainsi contrainte de repenser le contrat social qui la fonde. Et les obligations qu’elle se donne pour assurer à chacun de ses citoyens, quel que soit le pays de naissance de ses ancêtres, une égalité des chances conforme aux valeurs démocratiques qu’elle proclame.

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