Entretien

"L’immigration fait partie de l’histoire de France"

3 min
Nicolas Bancel Professeur à l'université de Strasbourg II, codirecteur avec Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire de La fracture coloniale (La Découverte, 2005)

"La France n’a pas encore vraiment intégré l’histoire de la colonisation, et surtout celle de l’immigration, dans son récit national. Or même si l’immigration n’est pas la simple prolongation de la colonisation, les deux réalités sont liées dans la mesure où la majorité des migrants sont aujourd’hui issus d’Afrique noire et du Maghreb. Certains pans de l’histoire coloniale ont bien été étudiés par les chercheurs, mais leurs travaux n’ont pas été diffusés dans le public via l’école, les musées, les médias.... D’autres, comme la permanence de schèmes coloniaux dans la culture et les mentalités en France après la guerre d’Algérie et les indépendances, ont été peu analysés. La fracture coloniale se penche sur ces héritages historiques qui expliquent en partie des phénomènes contemporains, telles les discriminations et la difficile "intégration" des immigrés et de leurs enfants. La difficulté à regarder l’histoire en face s’explique en France par le fait que la colonisation était liée, au moment de la grande poussée impériale des années 1880-1900, aux valeurs mêmes de la République. Au-delà d’évidents intérêts économiques, les colonisateurs prétendaient -et souvent sincèrement- diffuser les Lumières chez des peuples considérés comme "inférieurs". Le réexamen de cette "mission civilisatrice", profondément ambiguë, ébranle donc les fondements de l’idéologie républicaine et du récit national.

A l’inverse, les colonisateurs britanniques avaient des visées essentiellement mercantiles. Le réexamen de l’histoire coloniale au Royaume-Uni a donc été moins traumatisant sur le plan idéologique. Et de fait, la Grande-Bretagne a plus vite intégré d’autres récits de la colonisation que le sien, récits élaborés par des historiens issus de ses anciennes colonies des Caraïbes ou d’Asie. En outre, le modèle multiculturel britannique, qui accorde une reconnaissance officielle aux minorités ethniques, a permis aux immigrés issus de ces mêmes colonies d’affirmer leur identité dans l’espace public, en favorisant parfois, par contrecoup, le communautarisme. En France, le modèle républicain refuse une telle reconnaissance publique aux minorités. Les immigrés et leurs enfants doivent se fondre dans la communauté nationale. Mais derrière l’écran des valeurs égalitaristes de la République, les inégalités socio-économiques les frappent particulièrement.

Par réaction, cette exclusion provoque une quête de racines. Or le récit national n’intègre ni la colonisation, ni l’immigration. Celle-ci est absente des manuels scolaires d’histoire, par exemple. Une telle carence laisse la porte ouverte à l’élaboration de mémoires particulières par des groupes culturels ou ethniques. Mais la mémoire n’est pas l’histoire. Chaque groupe élabore donc la sienne isolément, avec les risques de mythologie et de victimisation que cela suppose. La concurrence des mémoires et des victimes qui se développe en France est à cet égard mortifère. Une intégration collective, réfléchie, contradictoire de la colonisation et de l’immigration dans le récit national peut l’enrayer. La société française, qui n’est pas responsable des crimes du passé, est assez mûre pour se livrer au réexamen de son histoire."

Propos recueillis par Yann Mens

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