Chine-USA : le duel
Depuis 1979, Pékin privilégie son ascension économique. Et sa politique étrangère est soumise à cet objectif. D'où un principe directeur: pas d'ingérence dans les affaires des autres. Pour l'instant. Car elle rêve, à terme, de concurrencer Washington.
Après le Japon, la Chine? A l’été 2005, la compagnie pétrolière d’Etat chinoise CNOOC se propose d’acquérir la compagnie californienne Unocal, pionnière dans l’exploitation énergétique en Asie centrale. Les Etats-Unis revivent soudain le cauchemar des années 80, lorsque les entreprises nippones rachetaient de grandes sociétés américaines. Mais au moins, le Japon était un allié stratégique de Washington. La Chine, elle, est une rivale en pleine ascension. Le Congrès se dresse contre le rachat d’Unocal. Et CNOOC se retire prudemment au profit de l’américaine Chevron dont l’offre était pourtant inférieure.
Moins d’un an plus tard an, en juin 2006, des officiers de l’Armée populaire de libération (APL) sont pour la première fois conviés à observer des exercices militaires américains au large de Guam, dans le Pacifique. La menace chinoise a donc disparu? Certes pas. Mais les deux pays ont un intérêt commun à apaiser leur relation. Et la Chine plus encore que les Etats-Unis, toute désireuse qu’elle soit de rivaliser à long terme avec l’hyperpuissance.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping en 1979, Pékin a pour priorité absolue le développement du pays via la mise en place d’une "économie socialiste de marché" formulée en 1992. Une option qui exige un environnement international stable. Et donc une conciliation avec les Etats-Unis. Malgré les vives protestations des responsables du Parti communiste chinois les plus attachés à l’idéologie marxiste, Deng réussit à imposer ce choix au début des années 80. Pour prouver ses bonnes dispositions à des Etats-Unis dominants sur la scène internationale depuis la disparition de l’Union soviétique en 1991, Pékin répète à satiété que ses priorités sont internes. Et que ses ambitions se limitent à consolider les frontières, loin de toute tentation impérialiste. D’ailleurs, elle règle petit à petit la plupart de ses conflits territoriaux avec ses voisins continentaux, le Vietnam ou la Russie, et plus récemment l’Inde avec qui les négociations ont été reprises en 2005.
Pourtant, Washington ne facilite pas toujours les choses aux dirigeants chinois les plus accommodants. Le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade par l’aviation américaine en 1999, durant le conflit du Kosovo, et l’atterrissage forcé d’un avion espion américain en Chine deux ans plus tard, redonnent des arguments aux partisans chinois de la ligne dure face aux Etats-Unis. Mais surtout les options néoconservatrices affichées par l’administration Bush lors de son arrivée au pouvoir en 2001 ont inquiété Pékin. Certes, Washington n’applique concrètement sa politique de "changement de régime" qu’en Irak. La Chine n’est pas visée. Aujourd’hui, peut-être. Mais demain? De même, les positions initiales de l’administration Bush sur Taiwan ont oscillé dangereusement. Un jour, elle réaffirme vigoureusement son alliance stratégique avec l’île. Un autre, elle fait surtout pression sur les dirigeants taiwanais pour qu’ils ne déclarent pas l’indépendance. Car dans le second cas, la Chine se verrait obligée de lancer son armée contre l’île. Quel que soit le degré d’engagement des Etats-Unis sur la question, Pékin a tout intérêt à jouer la carte de la conciliation minimale avec Washington pour tenter d’isoler encore plus Taiwan.
La Chine érige peu à peu sa nouvelle politique étrangère en concept: "l’ascension pacifique" (zhongguo heping jueqi). Le slogan est élaboré en 2003 par Zheng Bijian, théoricien, vice-président de l’école du Parti et proche des réformateurs. Ce terme d’ascension sera ensuite remplacé par celui, jugé moins menaçant, de "développement" (fazhan). Un glissement qui vise à rassurer l’administration Bush sur la sincérité des intentions de Pékin.
Corée du nord: faire durer le plaisir
La Chine affiche donc un profil de puissance lisse: ni ingérence dans les affaires intérieures des autres Etats, ni volonté de remodeler le monde. Faute d’alliés solides, elle renonce même à constituer des pôles pour contrer Washington sur la scène internationale.
Plus encore, elle ne conteste pas les positions américaines sur les sujets vitaux pour l’administration Bush. De front, du moins. Ainsi, Pékin soutient les représailles américaines contre les talibans après le 11 septembre. Et en profite pour justifier la répression de mouvements sécessionnistes dits terroristes dans sa région du Xinjiang, à majorité musulmane. Mais son soutien passif à Washington ne l’empêche pas de promouvoir, en 2001, avec la Russie et quatre Etats d’Asie centrale la création de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), pour lutter aussi contre le terrorisme. Laquelle OCS invite fermement les Etats-Unis en 2005 à réduire leur propre présence militaire dans la région.
Au Conseil de sécurité en 2003, la Chine n’oppose pas de veto à l’entrée en guerre des Etats-Unis en Irak. Et sur le dossier de la prolifération nucléaire, elle apprend à jouer la montre. Pékin a bien compris que sa médiation avec la Corée du Nord serait perçue à Washington comme un gage de bonne volonté et de responsabilité internationale. Du coup, elle fait durer le plaisir pour se rendre toujours plus utile. Alors qu’elle pourrait faire pression sur la Corée du Nord, ne serait-ce qu’en coupant de façon décisive les approvisionnements énergétiques qu’elle lui fournit, la Chine prolonge le statu quo, en faisant traîner le dialogue à six (Etats-Unis, Chine, Russie, Japon, Corée du Nord et du Sud) lancé en 2003. Toujours sur le terrain nucléaire, Pékin se montre très réservé sur le projet de sanctions contre l’Iran, l’un de ses principaux fournisseurs en hydrocarbures. De toute façon, sauf lorsque ses intérêts nationaux sont menacés comme à Taiwan, les sanctions ne font pas partie des outils d’une politique chinoise largement dépourvue d’idéologie.
Les manoeuvres sinusoïdales de Pékin finissent pourtant par exaspérer Washington qui veut davantage de soumission à son leadership. En septembre 2005, le sous-secrétaire américain Robert Zoellick, traditionnellement plutôt modéré, enjoint la Chine à devenir un acteur responsable (responsible stakeholder) sur la scène internationale. Cet agacement diplomatique se conjugue à une véritable inquiétude des milieux militaires américains quant au réarmement chinois. A l’automne 2005, la Quadriennal Defense Review, le livre blanc du Pentagone, désigne la Chine comme le pays qui a "le plus grand potentiel pour rivaliser militairement avec les Etats-Unis". Quelques mois plus tard, le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld invite Pékin à "démystifier" ses dépenses en la matière. Certes, le budget militaire chinois, estimé à 625 milliards de dollars, reste largement inférieur au budget américain de 4550 milliards de dollars. Mais son augmentation progressive ces dernières années et le fait que la Chine ne fasse pas connaître sa répartition entre les différentes postes (armement, dépenses de personnel...) rendent nerveux les stratèges américains.
Pékin dépend de l’argent étranger
Pékin ne cède pas à ces demandes, arguant qu’il en va de son intérêt national et que, si confiance il y a, nul besoin de transparence... Brandissant son discours pacifique, la Chine poursuit patiemment la consolidation de sa puissance. Une consolidation qui, les dirigeants de Pékin le savent, dépend largement, et pour longtemps encore, de l’étranger. Car si le pays est devenu le troisième exportateur mondial derrière les Etats-Unis et devant le Japon, il reste largement tributaire des investissements étrangers, asiatiques notamment (Japon, Corée du Sud...): près de 40% de ses exportations sont réalisées par des entreprises dont le capital est à 100% étranger et 20% par des joint-ventures à capitaux mixtes.
Plus encore: au-delà des péripéties d’Unocal, son économie et celle des Etats-Unis sont de plus en plus imbriquées. D’un côté, le déficit commercial américain vis-à-vis de Pékin ne cesse de se creuser, la Chine ayant conquis 15% des importations américaines. Et les Etats-Unis demandent régulièrement à Pékin de réévaluer sa monnaie, le yuan arrimé au dollar, dans l’espoir, probablement vain, de rééquilibrer les échanges. Ce que la Chine n’a fait que de façon très cosmétique en juillet 2005. En outre, Washington se plaint de ce que les entreprises chinoises pillent les brevets de leurs homologues américaines. D’un autre côté, les consommateurs américains bénéficient des produits made in China bon marché. Et Pékin entasse dans ses réserves des bons du Trésor américains, permettant aux Etats-Unis de maintenir leurs taux d’intérêt à un niveau bas et de vivre sans épargner.
Dans ce contexte de fragilité et de dépendances croisées, la priorité immédiate de Pékin reste bien la consolidation du développement. Car elle seule est garante de la légitimité du Parti face à une population qui entend voir son niveau et sa qualité de vie s’améliorer.
Mais à long terme, la place du pays sur la scène internationale reste une question ouverte. Le jour où elle aura atteint son objectif de modernisation économique, la Chine pourra tenter de réaliser son rêve constant et parfois obsessionnel: l’égalité de rang avec les Etats-Unis, seule vraie grande puissance à ses yeux. Certains cadres de l’armée ne s’en cachent pas qui revendiquent déjà des capacités militaires à la hauteur de la future place de la Chine dans le monde.