Une Europe à son image, la prétention française

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Dès l'origine, la France n'a accepté l'Europe qu'à condition de la dominer et qu'elle lui ressemble. Une ambition entretenue par ses dirigeants, de droite comme de gauche. Mais totalement obsolète à l'heure de la globalisation. Et dans une Union élargie.

Cela pourrait s’énoncer comme une énigme grecque : "Quel est le pays qui a rêvé l’Europe le matin, l’a construite à midi et blessée le soir ?" "La France", faudrait-il répondre à l’hypothétique Sphinx reformulant ainsi la question posée jadis aux voyageurs de Thèbes. Cette France qui a toujours agi tour à tour en aiguillon et en trublion de l’intégration. "Depuis le plan Schuman de 1950, l’Hexagone a joué un rôle décisif dans le processus d’unification, rappelait ainsi le politologue Stanley Hoffmann il y a quelques années. C’est elle qui proposa le "pool charbon-acier", prit l’initiative de ce qui devait devenir la Communauté européenne de Défense (CED), créa avec l’Allemagne le Système monétaire européen, puis l’Union monétaire et la monnaie unique; c’est elle enfin qui prit avec Londres l’initiative d’une diplomatie et d’une défense communes. Mais c’est elle aussi qui rejeta la CED et provoqua, en 1965, la crise de la chaise vide1 opposant le Général de Gaulle à ses partenaires." Elle, surtout, qui porta récemment l’estocade au texte d’un Traité constitutionnel né d’une idée française. Pure folie de créateur reniant sa propre créature ?

Le mal est plus profond. Et il ronge les élites politiques autant que les citoyens. C’est l’histoire d’une véritable déchirure. Un conflit entre l’intelligence et le coeur. D’emblée, l’esprit fut clair. Comme six autres pays européens sortis exsangues de la guerre, la France cherche dans l’unification du continent la voie de son salut. S’unir, pour empêcher à jamais le retour du carnage entre tous; s’unir, pour accélérer le redressement de chacun. Travaillés par l’angoisse du déclin, hantés par l’Allemagne, les dirigeants de l’Hexagone y voient, plus que les autres encore, le secours. C’est parce que Paris s’inquiète de la rapidité du redressement en cours outre-Rhin que l’on se propose en 1950 de mettre en commun le charbon et l’acier. C’est parce que Paris mesure, avec la crise de Suez2 sa nouvelle fragilité internationale, que l’appareil d’Etat se rallie en 1957 au marché commun. "La France prend mieux conscience qu’il n’est possible d’éviter l’isolement, de limiter la tutelle américaine et de conserver une influence qu’en jouant la carte européenne", explique l’historienne Marie-Thérèse Bitsch3.

Mais l’âme, elle, tergiverse encore. Car ce principe d’Europe blesse la conception totalisante de la souveraineté héritée de notre histoire. En France, c’est l’Etat qui a construit la nation, à partir de l’épopée commencée au xie siècle par le petit Duché d’Ile-de-France ; et c’est ce modèle du royaume qui a servi de fondations à un Etat unitaire centralisé parachevé par la Révolution et l’idée rousseauiste de volonté générale. En France, depuis, Etat=nation=République "une et indivisible". Tout transfert de prérogatives de l’Etat est donc perçu comme un coup porté à la démocratie et à l’identité. Or la construction européenne est fondée sur cette démarche, mettant en commun certains éléments de la souveraineté des entités la composant et qu’il ne s’agit pas de dissoudre. Le régime politique qui s’y échafaude pas à pas ne saurait être "un et indivisible".

Depuis, l’Union n’a cessé d’incarner dans l’esprit des dirigeants français à la fois une nécessité et une contrariété. L’appropriation de l’ambition européenne de la ive république par De Gaulle, souverainiste ombrageux, dès son retour au pouvoir en 1958, ne manque pas d’étonner. Mais, comme ses prédécesseurs, le général se convainc très vite qu’il y va de l’intérêt de la nation. "De Gaulle considère que le développement de l’économie française passe par l’abandon du protectionnisme, souligne Marie-Thérèse Bitsch. Or la modernisation de la production constitue un facteur de puissance auquel il ne peut être insensible." Le général conçoit explicitement l’Europe comme l’amplificateur de puissance dont la France a besoin.

Cette perspective est à ses yeux la seule à pouvoir encore sauver ce qu’il reste du "rang". Alors, il choisit paradoxalement d’attiser l’engagement du pays en faveur de la Communauté. Pour ce faire, il applique sur la blessure narcissique que l’Europe fait à la France, ce bienfaisant onguent que lui suggère son nationalisme : le leadership. "D’un groupement ayant pour artères la Mer du Nord, le Rhin, la Méditerranée, c’est à la France que doivent revenir le devoir et la dignité d’être le centre et la clé", prévenait-il, en 1948 déjà. De Gaulle est européen à la manière d’un Napoléon pourvu de bonnes manières et poli par l’Histoire. Cette France, qui "se distingue en ce que sa vocation est plus désintéressée et plus universelle que celle d’aucun autre", ce pays qui est "la lumière du monde"4 est tout désigné pour éclairer l’Europe et lui imprimer ses desseins. "A travers la construction européenne, l’Allemagne vise la rédemption, la France la réincarnation", résuma parfaitement le diplomate américain Zbigniew Brzezinski. Même si pareille ambition est incompatible avec la philosophie et les méthodes de décision d’une communauté conçue pour corseter les pulsions dominatrices via le partage du pouvoir dans l’égalité, la petite Europe des Six permet bon an mal an à la France de vivre son rêve de puissance retrouvée. L’Hexagone pèse alors encore politiquement et économiquement lourd. Et, grâce à l’inébranlable complicité de l’Allemagne, jouit d’une immense influence sur le cours des choses. Ce dont témoigne la Politique agricole commune. La CEE d’alors satisfait à l’idéal ambigu de la France: "Une Europe forte avec des institutions faibles" (Laurent Cohen-Tanugi).

Mais les temps bénis ne durent pas. Sur fond de miracle économique allemand, le spectre de l’hégémonie tant redoutée resurgit et Pompidou accepte l’adhésion britannique, pour y faire contrepoids. L’entrée du Royaume-Uni, en 1973, marque un tournant. Le visage de l’Europe en sera lentement mais sûrement remodelé. Notamment après qu1987, sous l’impulsion de Margaret Thatcher, les Européens eurent décidé d’achever le Marché commun, appelé à devenir le "marché unique". Le gallocentrisme en souffrira, mais nul n’en a encore conscience. Malgré le bouleversement des temps, l’Etat français peaufine son image de primus inter pares. Et rappelle sa capacité à prendre des initiatives majeures: Paris lance l’idée révolutionnaire de créer d’une monnaie unique. Cette avancée supranationale répond à une double nécessité dans l’esprit du gouvernement français: empêcher la concurrence déloyale entre les monnaies au sein du grand marché et consolider l’attachement européen de l’Allemagne réunifiée.

Mais l’euro offre aussi une offre une merveilleuse occasion d’habiller de neuf l’ambition mimétique léguée par le gaullisme. La monnaie unique est le préambule de l’"Europe sociale", promet François Mitterrand en précisant: "La France est notre présent, l’Europe est notre avenir." On ne saurait mieux suggérer à une société taraudée par une "irrépressible tentation jacobine" (Kalypso Nicolaïdis), que sa vocation universaliste passe désormais par la réincarnation de son "modèle " dans une manière d’Etat-providence européen. Et beaucoup de Français ne désirent rien tant. A la fin des années 80, une enquête sociologique montrait que l’Union était une espérance, non pas pour les Français les plus ouverts au monde, mais pour les "plus nostalgiques d’une interprétation nationale de l’histoire", leur apparaissant "comme la solution de repli contre ce qu’on n’appelait pas encore la "globalisation", l’effacement progressif et vécu comme inéluctable des frontières".5 Mais les années 90 sont terribles pour l’ambition française. Faute de vision sociale-démocrate partagée, l’Union prend un virage libéral (lire AI n°24, mai 2005 et l’entretien avec Paul Magnette p. 57) à rebours de la promesse mitterrandienne. Et la perspective de l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale, acquis à l’idéologie libérale pour avoir trop goûté aux joies du collectivisme, décuple l’inquiétude. Les citoyens de l’Hexagone ne sont pas préparés à la réalité nouvelle. Pis, elle leur renvoie la désolante image d’un pays qui n’est plus la lumière de personne. Sa force universaliste en lambeaux. "Le génie français se trouve en porte-à-faux par rapport à ce qui est devenu la loi commune du monde, estime le philosophe Marcel Gauchet. Rien ou à peu près de ce qui l’a historiquement constitué ne trouve spontanément sa place dans le monde tel qu’il va. De la place de l’Etat au fonctionnement de la recherche et de l’enseignement. L’Europe, qui fonctionne comme une tentative à grande échelle d’adaptation à la globalisation, en vient à être perçue comme un facteur de destruction des repères politiques, sociaux, imaginaires du pays."6Le regret de la grandeur passée revigore dès lors l’inquiétude ancienne pour la souveraineté démocratique. Confrontés au divorce de leur rêve et de la réalité, les Français ne peuvent imaginer d’autre issue que le repli sur soi et son Etat-providence. Le souverainisme national a trouvé le 29 mai son prolongement naturel dans le souverainisme social.

La puissance de l’anticapitalisme culturel dans le pays -seuls 36% de citoyens considèrent que l’économie de marché est meilleure pour l’avenir- ne pouvait, il est vrai qu’éloigner les citoyens de l’Hexagone de l’Europe en pleine vague libérale. C’est là l’héritage d’une histoire de la gauche marquée par l’influence communiste: socialement fragile face à cette concurrence, la PS s’en est tenu à une identité hybride, moitié culture gestionnaire moitié projet de rupture.

Mais le mal européen de la France est d’abord une crise de la relation d’honnêteté entre les électeurs et leurs élus. L’Union reste aux yeux de l’immense majorité de nos responsables politiques une nécessité absolue et ils l’ont prouvé, jouant le jeu de la négociation, acceptant d’innombrables compromis: la France a sacrifié à la rigueur exigée de la Bundesbank pour le passage à l’euro, négocié les modalités de l’élargissement avec plus de bienveillance que d’autres, fait de nombreuses concessions à ses partenaires pendant la Convention constitutionnelle. Mais l’âme en berne. Car la classe politique de l’Hexagone est, elle aussi, désemparée par cette Union qui nous échappe, toute à une silencieuse nostalgie pour l’Europe des Six que l’on maîtrisait mieux. Le quasi-mutisme qui a accompagné l’élargissement est un véritable aveu à cet égard.

Alors, réticente à assumer la participation de la France à une évolution non-conforme à ses préférences, la classe politique de l’Hexagone s’accroche au vieux mythe de l’Europe française. La campagne référendaire en fut le rappel tragicomique. "L’Europe sociale passe par le oui", prétendait le Parti socialiste au mépris de l’évidence. Faute de volonté ou de conviction, les partisans de l’Union paraissent incapables de défendre cette entreprise pour ce qu’elle est, dans toute sa complexité : un cadre de négociation et de dépassement des conflits qui n’appartient à personne. Ils peinent à parler positivement des arrangements trouvés, comme s’il s’agissait d’un appauvrissement. "Si une "Europe sociale" doit voir le jour, elle sera nécessairement le fruit d’un compromis, rappelle le politologue Renaud Dehousse. Le fait que cet aspect de la question n’ait jamais pu émerger au cours de la campagne illustre la difficulté que l’on éprouve en France à se représenter que les autres puissent avoir un point de vue différent."

Les élites pro-européennes ont ce faisant alimenté l’ampleur de la déception amoureuse dont la sentence du 29 mai fut l’expression. Si ces responsables, en particulier ceux de la gauche sociale-démocrate qui a fait basculer le scrutin, ne développent enfin un langage positif mais vrai sur le champ des possibles européens, la relation de la France à l’Europe oscillera longtemps encore entre prétention napoléonienne et réflexe d’Astérix. Au prix, dans les deux cas, d’un isolement dont la maîtrise de notre avenir périra.

  • 1. En désaccord avec des réformes institutionnelles proposées par la Commission européenne, d’inspiration fédéraliste aux yeux du général de Gaulle, la France refuse de siéger pendant sept mois dans les instances communautaires, jusqu’à ce qu’un compromis plus conforme à ses vues soit trouvé.
  • 2. En novembre 1956, Paris et Londres sont contraints par les Etats-Unis et l’Union soviétique d’interrompre leur expédition militaire de soutien à Israël en guerre contre l’Egypte après la nationalisation du Canal.
  • 3. Histoire de la construction européenne. Complexe. 2004.
  • 4. Allocution du 13 février 1963.
  • 5. "sur les dynamiques sociologiques et politiques de l’identification à l’Europe", S. Duchesne et A-P. Frognier, Revue française de science politique, vol. 52, n°4, août 2002.
  • 6. Le Débat n°136, septembre-octobre 2005.

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