L’Espagne fonceuse

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L'europhilie des Espagnols est totale.Cette ferveur remonte à la renaissance de la démocratie dans le pays. Pour la gauche, l'Europe a été un garant contre le retour à l'autoritarisme. Pour la droite, l'assurance du maintien d'un système économique et politique libéral.

Alors que l’humeur est à l’euro-blues dans de nombreux pays fondateurs de l’Union, l’Espagne continue d’afficher une intense europhorie. Quelques semaines avant le "non" Français, près de 77% de ses électeurs ratifiaient le Traité constitutionnel par référendum. Le faible taux de participation de 42% n’entamant en rien l’ampleur du résultat. Car cette forte abstention ne tenait pas à d’éventuels doutes sur le choix proposé; elle exprimait bien davantage un désintérêt pour la politique en général et la faiblesse de l’enjeu dans un pays où les partis1 et les deux principaux syndicats militaient en faveur du texte. Le profil sociologique moyen de l’électeur du "oui", dessiné par Joan Marcet2, accentue un peu plus encore le contraste avec la situation française: issu des milieux populaires, il est peu diplômé, se situe au centre gauche et a voté pour le Parti socialiste aux élections générales de 2004... Or le très faible niveau d’information sur le texte constitutionnel, révélé par les sondages, suggère bien davantage un vote de principe en faveur de l’Europe qu’un éloge du Traité en tant que tel.

Une enquête postréférendaire3 le confirme sans équivoque: l’appartenance de l’Espagne à l’Union européenne est jugée "positive" ou "très positive" par 76,6% des sondés pour la "modernisation de la société espagnole" ; par 71,9% d’entre eux pour le "fonctionnement de la démocratie" ; et par 70,8% pour le "rôle de l’Espagne dans le monde". L’europhilie espagnole ne se réduit donc pas à une reconnaissance intéressée de la contribution financière de l’Union au développement du pays4. D’autant que les transformations économiques provoquées par l’européanisation ont aussi entraîné, par périodes et par endroits, des coûts sociaux très élevés.

Pour comprendre les raisons de l’ancrage européen de l’Espagne, il faut remonter à la naissance de la démocratie. Avant même le décès de Franco, en 1975, la référence européenne s’opposait de front aux valeurs et aux pratiques du régime5. Après la mort du dictateur, la perspective de l’adhésion à la Communauté était, aux yeux de la gauche, une assurance contre le retour à l’autoritarisme; et pour la droite démocratique, une garantie de maintien d’une économie et d’un système politique libéraux. D’une manière générale, l’élaboration des nouvelles institutions tout comme la définition d’une nouvelle politique économique et sociale ont été soumises à l’impératif de l’intégration européenne. Et ce, d’autant plus facilement que le Parti Socialiste et les grands syndicats ont abandonné, dès la fin des années 70, leurs discours anticapitalistes et restent très largement indifférents à la rhétorique antilibérale qui séduit aujourd’hui la gauche française. Ainsi, avant même qu’elle ne devienne réalité, en 1986, l’appartenance à l’Europe a été unanimement vécue comme une dimension centrale de la démocratisation et de la modernisation de l’Espagne. Dès lors, l’horizon européen a servi à refonder une identité politique commune, malmenée par le souvenir de la guerre civile et de la dictature. Il a permis de reconstruire un imaginaire collectif débarrassé de l’idéologie "nationale-catholique", convaincue du destin exceptionnel de l’Espagne associée à la défense d’un catholicisme refusant la sécularisation et sacralisant l’autorité.

Cette vision a été remplacée par des idéaux partagés avec les futurs pays partenaires: le pluralisme, les droits de l’homme, la tolérance religieuse, la règle du jeu électoral. Conforme à la normalité européenne, l’Etat central pouvait enfin être reconnu comme celui de tous les Espagnols, à l’exception d’une petite minorité violente au Pays basque. Cette reconnaissance ne résout certes pas les luttes politiques sur sa définition: Etat-nation ou Etat multinational. Mais, même sur ce plan, le recours aux représentations de l’Europe communautaire permet de justifier des positions contradictoires. Les " espagnolistes" qui récusent la légitimité des nationalismes basque et catalan tentent de les disqualifier au regard du principe de dépassement des égoïsmes nationaux qui fonde l’unification européenne. Au contraire, ceux qui cherchent à récupérer des pouvoirs au détriment de l’Etat espagnol au nom d’identités nationales spécifiques peuvent s’appuyer sur le processus communautaire de mise en cause des souverainetés étatiques pour défendre leurs projets. Vue d’Espagne, l’Europe est l’avenir des nations. En tout cas, des nations d’Espagne.

  • 1. Les seules exceptions notables à cette unanimité partisane furent celles des formations nationalistes de gauche en Catalogne et au Pays basque, reprochant au Traité de ne pas reconnaître les identités spécifiques qu’elles promeuvent.
  • 2. Joan Marcet dirige l’ICPS (Institut de sciences politiques et sociales) de Barcelone.
  • 3. Etude n°2595, février-mars 2005, Centro de Investigaciones Sociológicas. Le CIS est l’organisme public de référence en matière d’études d’opinion en Espagne.
  • 4. Les transferts financiers nets vers l’Espagne ont représenté annuellement 0,8% du PIB espagnol depuis vingt ans. Ils ont, par exemple, payé 40% des kilomètres des voies rapides et des autoroutes.
  • 5. Même si, dans le cadre de la grande réforme économique de la fin des années 50, c’est ce régime qui formula la première demande d’adhésion.

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