Entretien

"La relance de l’Union prendra une génération"

10 min
Paul Magnette Président du parti socialiste de Belgique, maire de Charleroi.

Le Traité constitutionnel avait notamment pour but de rapprocher l’Europe des citoyens. Il a surtout révélé la distance qui les sépare. Ce texte était-il si décevant ?

Paul Magnette. Oui. Pourtant, j’avais cru moi aussi, dans un premier temps, en l’intérêt de cette démarche. Car je pensais nécessaire et possible une triple clarification: juridique, politique, citoyenne. Il fallait épurer les textes, cet amoncellement de morceaux empilés au fil du développement de la communauté; et la Convention est en effet parvenue à désembrouiller un peu tout cela. Il fallait -c’était à mes yeux l’essentiel- dégager une sorte de "concept" de l’Union: la construction européenne souffre de l’incertitude qui règne sur son identité; nul ne sait vraiment s’il s’agit d’une république fédérale en devenir ou d’une organisation internationale fonctionnelle, d’un espace de cohésion économique et social capable de réguler la mondialisation ou d’une zone de libre-échange destinée à défendre les intérêts commerciaux des Etats membres, puisque ce sont là, depuis toujours, les deux grands pôles du débat sur le sens de cette communauté; le Traité aboutit là à un parfait aveu d’échec. Il était aussi grand temps de susciter un véritable débat public sur l’Europe; sur ce plan, j’ai été comblé! Mais l’incapacité de la Convention à sortir l’Union du flou identitaire a transformé la donne: le débat n’a pas porté sur ce qu’est et devrait être l’Union, mais sur ce qu’elle fait et devrait faire. Ainsi motivée, la délibération a eu lieu aux dépens du traité.

Pourquoi cette difficulté à définir plus clairement la nature de l’Europe ?

P. M. Parce que la mission est impossible dans l’Union d’Etats-nations qu’est la construction européenne. Cette communauté réunit des entités politiques anciennes, profondément attachées à leurs traditions politiques et sociales, à leurs préférences collectives. Et elle ne les abolit pas: depuis l’origine, l’intégration européenne n’est rien d’autre qu’un processus diplomatique négocié entre des Etats souverains, qui se dépouillent vraiment au compte-gouttes de certaines prérogatives au profit d’institutions communes. Le compromis est l’âme de ce système politique unique en son genre. L’Europe a été, est, et sera faite d’arrangements complexes, partiels, oscillatoires entre des conceptions différentes. Les dichotomies opposant l’Europe du marché à l’Europe de la solidarité, l’Europe-espace à l’Europe-puissance, l’Europe sans rivage à l’Europe délimitée sont aussi vieilles que l’intégration. Elles sont insolubles, et ont débouché sur un équilibre subtil mais stable entre organisation internationale et organisation fédérale qui donne à l’Union l’apparence hybride, un peu baroque, que nous lui connaissons. L’incertitude sur les finalités est là pour durer.

Au risque de voir aussi durer le malaise des citoyens à cet égard ?

P. M. C’est la quadrature du cercle. Difficile de faire rêver les peuples sur la beauté de la culture du compromis, le charme de la marche à petits pas longuement négociés vers on ne sait bien quoi! Ce déficit d’horizon est une faiblesse. Les premiers temps étaient, de ce point de vue, plus faciles: le souvenir vivace de la guerre permettait aux dirigeants d’expliquer que les petites avancées d’aujourd’hui feraient la paix définitive de demain. Aujourd’hui, ce discours n’a plus de sens aux yeux des citoyens. La lenteur, la complexité et le flou du processus européen leur sont donc plus insupportables. Cela alimente tous les fantasmes et toutes les frustrations: de ceux qui redoutent les excès de puissance d’une Union se transformant à la dérobée en un quasi-Etat tentaculaire, comme de ceux qui redoutent les excès de faiblesse d’une Union se muant en une zone de libre-échange indifférente aux besoins de protection des peuples.

Cela étant, au fond, l’Europe souffre moins d’une absence de choix clair et définitif entre les termes de ses vieilles dichotomies que d’une absence de structuration de la vie politique permettant de clarifier les enjeux. Or de ce point de vue, nous allons cahin caha dans la bonne direction. La plupart des débats qui se déroulent au Parlement européen opposent la gauche et la droite en des termes très intelligibles. Les discussions sur la directive "temps de travail", par exemple, ont épousé ce clivage. Si cette vie politique européenne était correctement relayée par les médias, il y aurait là de quoi permettre aux populations de comprendre que l’Europe n’est pas si compliquée; que l’un des principaux enjeux de son existence est la régulation du marché, comme dans l’espace national mais à une autre échelle. Voilà d’ailleurs bien pourquoi le débat constitutionnel a viré à un débat sur les politiques de l’Union. Il y a là les prémisses d’une banalisation du jeu européen, qui me paraît très saine.

Saine, mais en l’occurrence rude pour la construction européenne...

P. M. Ce que fait l’Europe déplaît fortement à bon nombre de citoyens. En particulier à une part croissante de l’électorat social-démocrate pourtant historiquement très attaché au projet. Depuis vingt ans, l’Europe perd progressivement, mais inexorablement, le soutien des milieux populaires. C’est le prix de la logique libérale qui domine l’intégration depuis la mise en oeuvre du marché unique, à partir de 1993. La volonté de Jacques Delors de maintenir ce qu’il appelait une "hybridité idéologique", n’a pas suffi à vaincre l’asymétrie fondamentale entre les politiques de dérégulation et des ambitions sociales renvoyées à une "troisième mi-temps" qui n’est jamais venue, faute de consensus entre les Etats. La convergence idéologique unissant dans les premières décennies les membres de la Communauté a disparu corps et biens avec la crise des années 70, quand les Etats européens ont adopté des stratégies d’adaptation divergentes pour s’en sortir.

Or en l’absence de politiques communes en matière fiscale et sociale, cette intégration des marchés durcit considérablement les conditions de la concurrence. Elle laisse notamment toute latitude aux gouvernements, qui ne s’en privent pas, de faire du dumping social et fiscal pour attirer les investissements internationaux. Cette logique de "laisser faire, laisser passer" violente les mécanismes de solidarité des nations et disqualifie l’Europe aux yeux des catégories sociales qui subissent les coûts de l’ajustement.

La construction européenne serait en somme victime du moment idéologique libéral que connaît le monde depuis les années 80 ?

P. M. Disons plutôt qu’elle est victime du choc entre l’orthodoxie et les trois grands chantiers qu’elle a dû mener de front dans les années 90: le marché unique, l’euro, et l’élargissement. C’est tout cela, ensemble, qui a entravé toute ambition sociale-démocrate. Sans la rigueur budgétaire exigée par les critères de Maastricht pour le passage à l’euro, les Etats-membres auraient sans doute accepté d’augmenter le budget de l’Union en vue de l’élargissement et réussi à obtenir, en échange, un minimum d’harmonisation fiscale et sociale des nouveaux adhérents. Ce plan Marshall étant impossible, les Quinze ont abandonné à eux-mêmes les nouveaux membres. Qui jouent du coup de leur avantage comparatif: le faible coût de la main-d’oeuvre, un droit social très flexible et une fiscalité très avantageuse, beaucoup d’entre eux ayant adopté le principe de la "flat tax", un taux d’imposition unique de 15%, notamment pour les sociétés.

L’Europe peut-elle encore sortir de l’impasse créée par son impopularité ? Le rééquilibrage social-démocrate des politiques de l’Union paraît loin de faire l’unanimité des gouvernements...

P. M. La construction européenne traverse la crise la plus grave de son histoire. En ces temps de fortes divergences idéologiques, nous assistons partout à un repli national, pour ne pas dire nationaliste. La France veut fusionner GdF et Suez, préférant un champion industriel hexagonal à un champion industriel européen. L’Allemagne joue perso la carte énergétique en concluant un accord avec la Russie pour la construction d’un gazoduc sous la Baltique, contournant la Pologne... Avec des gouvernements aussi indifférents à l’intérêt général européen, il est difficile de croire en la possibilité d’élaborer un nouveau compromis social-démocrate. Il est pourtant urgent, si l’on veut réconcilier l’Europe et les citoyens, de renouer avec l’esprit social des origines. L’Europe du "pool charbon-acier", c’était la concurrence, mais aussi des politiques de reconversion de la main-d’oeuvre concernée.

Ce retour à l’esprit des origines est-il seulement possible à l’ère de la globalisation ?

P. M. Mais, même aujourd’hui, les institutions européennes ne sont pas seulement un vecteur de libéralisation. La Commission autorise infiniment plus d’aides publiques aux entreprises qu’elle n’en interdit, et propose autant de nouvelles régulations que d’actes de déréglementations. Rien n’interdit de réorienter les politiques européennes dans un sens plus protecteur. Sans pour autant rêver d’Etat-providence européen, comme le font mezzo voce les Français. Le social restera l’apanage des Etats, car les modèles sociaux reflètent des conceptions de l’égalité et de la solidarité profondément enracinées dans le substrat des nations. Harmoniser ces règles ou déplacer les lieux de la redistribution des richesses vers l’Europe supposerait une convergence des idéologies sociales très improbable. Mais, sans aller jusque-là, il est possible de confier à l’Europe une mission d’harmonisation minimale de la fiscalité sur les sociétés; ou d’accompagner la déréglementation de certains secteurs de véritables politiques sociales, par exemple en matière de formation, au bénéfice des salariés touchés... C’est dans cette direction que doit aller l’Europe si elle entend devenir l’espace de régulation de la mondialisation que la majorité de ses citoyens lui demandent d’être. Mais j’ai bien peur que la réorientation social-démocrate ne prenne le temps d’une génération ou presque, étant donné les différends opposant les membres de l’Union élargie en matière économique et sociale.

Une génération ? Et d’ici là ?

P. M. D’ici là, il faut imaginer quelques projets fédérateurs, suffisamment emblématiques, susceptibles de démontrer que l’Union produit de la valeur ajoutée pour ses habitants. C’est aussi en passant par des projets que les Européens retrouveront la capacité de réformer leurs institutions. Car les gouvernements n’ont jamais fait l’Europe par idéal mais par intérêt: à chaque fois qu’ils ont été confrontés à de nouveaux défis économiques ou politiques, ils ont décidé d’étendre le champ de leur coopération ou d’en accentuer l’intensité. Le marché unique a ainsi été conçu pour redresser la compétitivité de l’économie européenne face à l’insolente croissance des Etats-Unis et du Japon. Et c’est pour permettre à ces nouvelles politiques d’être aussi efficaces que possibles, que les gouvernements se sont dotés de nouvelles capacités d’agir en réformant les institutions.

Mais quels projets concrets pourraient aujourd’hui rassembler les pays membres ?

P. M. Je pense qu’il faut commencer par le renforcement de qu’on appelle l’espace "liberté-sécurité-justice", c’est-à-dire toutes les politiques qui concernent la coopération judiciaire et policière, l’asile, l’immigration. Il existe un véritable consensus sur la nécessité de donner plus de pouvoir à l’Union dans ce domaine. Parce que, pour lutter contre les réseaux terroristes ou criminels internationaux, combattre le blanchiment, ou gérer les flux migratoires, l’échelle européenne est bien plus pertinente. Ce n’est pas un hasard si le Traité constitutionnel était assez novateur sur le sujet.

Et puis,ce sont des questions essentielles aux yeux des citoyens. Cela ne signifie pas qu’il existe un consensus sur les mesures à prendre, mais cela fera tout naturellement l’objet d’un débat entre la droite et la gauche européennes. Une avancée assez rapide sur ce sujet permettrait sans doute de commencer à restaurer la confiance dans l’Europe. Alors, peut-être, la discussion sur l’évolution des politiques économiques pourra-t-elle plus facilement avoir lieu. Et puis, n’oublions pas que l’Europe n’avance jamais que sous la contrainte, quand elle craint, minuscule "cap du continent asiatique", d’être marginalisée par les nouvelles puissances. L’émergence de la Chine et de l’Inde est peut-être aujourd’hui la meilleure nouvelle qui soit pour l’avenir de la construction européenne.

Propos recueillis par Sandrine TOLOTTI

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