Femmes du Sud : leur corps leur appartient (introduction au dossier)

6 min

Dans soixante secondes, quelque part dans un pays pauvre, une femme décédera à la suite d’une grossesse. Elles seront un demi-million cette année à perdre la vie pour l’avoir donnée par désir ou par accident. Elles seront au moins huit millions à souffrir, souvent toute leur vie, des conséquences d’un accouchement-catastrophe ou d’un avortement pratiqué dans des conditions déplorables: lésions des organes génitaux, infections, hémorragies, fistules obstétricales, incontinence... En l’absence de systèmes de santé efficaces et accessibles pour toutes, la fécondité élevée -six enfants par femme en Afrique au sud du Sahara- multiplie les risques. Dix-sept pays d’Afrique affichent ainsi une mortalité maternelle supérieure à 1000 décès pour 100000 naissances. Dans le reste du monde, seul l’Afghanistan connaît des niveaux équivalents. En Inde et au Bangladesh, où les taux de fécondité ont baissé de façon spectaculaire au cours des trente dernières années (de près de 6 à un peu plus de 3 enfants par femme), la mortalité maternelle reste néanmoins élevée. Les deux pays les plus peuplés d’Amérique latine, Brésil et Mexique, connaissent une situation plus enviable, mais encore bien éloignée de celle de la Chine et, surtout, des pays riches (voir graphique p. 68).

Ce coût humain lié à la procréation est un reflet de la pauvreté des individus comme de celle des Etats. Une pauvreté qui s’aggrave en retour. La mort de la mère prive la famille de son pilier, ce qui aura des répercussions sur l’éducation des enfants, en particulier les filles. Elles seront les premières à être retirées de l’école pour assumer les tâches domestiques, veiller sur leurs frères et travailler aux champs. Moins scolarisées, elles ont bien des chances de connaître le même destin que leur mères. Les problèmes de santé reproductive sont de loin le principale raison de mortalité chez les femmes du Sud, indique le Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap). Aux drames individuels s’ajoute aussi un coût sanitaire élevé pour des Etats aux finances exsangues.

Taux de mortalité maternelle (nombre de décès pour 100 000 naissances vivantes)

Le manque de suivi des grossesses explique pour partie le poids de ce tribut. En Mauritanie, 85% des femmes appartenant au cinquième de la population le plus pauvre accouchent sans l’aide d’une sage-femme formée, d’une infirmière ou d’un médecin. Au Pérou, elles sont 80% et 70% en Egypte. Trois Etats où le bénéfice d’une assistance médicale, quand on appartient aux classes aisées, ne pose pas de problème. Mais le sort des femmes se noue aussi avant la conception. Sur environ 200 millions de grossesses annuelles dans le monde, près de la moitié (87 millions) ne seraient pas désirées ou planifiées et un quart aboutirait à un avortement (46 millions), selon le Fnuap. Des avortements à risque dans près de la moitié des cas (20 millions) en raison, principalement, de leur illégalité. Qui provoquent chaque année la mort de 80000 femmes, et vraisemblablement beaucoup plus car la vraie cause de ces décès est souvent cachée.

Ces chiffres impressionnants traduisent le faible accès, encore dans de nombreuses régions du monde, aux moyens modernes de contraception -pilule, stérilet, préservatif, ligature des trompes, vasectomie...- pour différer une naissance ou limiter la descendance, à la fois en raison d’une offre insuffisante et inadaptée et des préjugés sociaux à l’égard de la sexualité des jeunes (lire entretien p.74). En Afrique, 20% des femmes âgées de 15 à 49 ans ont recours à une contraception moderne, contre 60% en Asie ou en Amérique latine, des niveaux qui se rapprochent de celui des pays occidentaux (voir carte ci-dessous). Et ces moyennes cachent d’immenses écarts. L’Afrique australe et le Maghreb (51% et 43%) ne sont pas l’Afrique de l’Ouest (8%) ou la République démocratique du Congo (4%). Et Abidjan ou Lagos sont dans des situations plutôt enviables par rapport aux provinces du Nord ivoirien ou nigérian.

Un accès à la contraception inégalitaire (carte)

"Dans bien des pays d’Afrique, comme le Kenya ou l’Ethiopie, indique ainsi Agnès Guillaume, les enquêtes effectuées dans les hôpitaux suggèrent que les avortements à risque expliquent près du tiers de la mortalité maternelle." Cette chercheuse du Ceped (Centre population et développement) souligne à quel point le faible accès à une contraception sûre couplé à une législation très restrictive sur l’avortement (autorisé en cas de danger pour la mère et moyennant des procédures administratives tatillonnes1) forme un cocktail mortifère. L’avortement (clandestin) pourrait alors être un facteur important de la transition démographique observée aujourd’hui en Afrique: "A Lomé, note la chercheuse, le nombre d’enfants par femme est passé de 4,1 en 1988 à 2,9 dix ans plus tard. Or sur cette période, l’accès à des moyens modernes de contraception n’a pas vraiment évolué, tout comme l’âge moyen à la première union. Une étude menée dans cette ville en 2001 montre que 28% des femmes ont subi au moins un avortement." Cette situation touche de plus en plus les adolescentes et les jeunes célibataires, en particulier celles qui veulent pouvoir poursuivre leur scolarité. Les interdits touchant la sexualité en dehors du mariage continuent de dissuader les jeunes de s’adresser aux centres de planification familiale, même si ces derniers ne leur sont plus interdits comme naguère. Certes, avec les ravages du sida, les préservatifs sont devenus largement accessibles mais, rappelle Agnès Guillaume, "la culture de la domination masculine fait qu’il reste très difficile pour une femme d’en négocier l’usage avec son partenaire".

La situation en Afrique atteint des sommets, mais elle est largement répandue ailleurs, y compris quand la contraception est banalisée. "Il y a deux millions de grossesses par an au Mexique, dont 20 à 40% non désirées et, sur ces dernières, la moitié se terminent par un avortement, indique Vicente Diaz, de Mexfam, la plus grosse association de planning familial du pays. Les raisons? Une information et une offre contraceptive qui, faute de moyens, touchent peu les zones rurales éloignées. Et qui, pour des raisons liés aux tabous sur la sexualité, laisse les jeunes à l’écart." Illégal sauf exceptions, l’avortement est pratiqué dans des conditions sûres pour les seules Mexicaines qui ont les moyens de s’offrir les services clandestins d’une clinique privée. Mais au moins, dans ce pays, comme dans d’autres, les ONG, associées à la mise en oeuvre de la politique nationale de limitation des naissances, obtiennent des avancées. "En 2004, notre lobbying auprès du gouvernement a permis, malgré la pression des conservateurs, d’inscrire le recours à la pilule abortive dans les principes directeurs du planning familial, se félicite Vicente Diaz. Le gouvernement a mis ce produit sur la liste des médicaments essentiels, ce qui l’oblige à en garantir la disponibilité." En 1994, la conférence du Caire sur la population et le développement avait - enfin - reconnu, largement sous la pression des associations féministes et de planification familiale, que la santé physique et psychologique des femmes devait occuper une place centrale dans les politiques de maîtrise de la croissance démographique. C’est toujours un voeu pieux.

  • 1. Seuls la Tunisie, l’Afrique du Sud et le Cap-Vert autorisent l’avortement "à la demande".

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !
Sur le même sujet