L’épuration confessionnelle

9 min

Des centaines de milliers de personnes fuient leurs quartiers pour se protéger des exactions des milices sunnites ou chiites, souvent infiltrées dans la police.

Je suis sunnite, mon épouse est chiite. J’ai été menacé de mort si je refusais de divorcer. Nous avons alors quitté le quartier de Dora (où auParavant les deux confessions coexistaient). Ma femme habite maintenant à Sha’ab (un quartier chiite), tandis que je suis installé chez des amis à Mansour (un quartier sunnite). Je cherche une maison pour nous deux, mais à Bagdad il est difficile désormais de trouver un endroit où nous soyons acceptés ensemble. "

Ce jeune artiste irakien a pu fuir son quartier avant d’être tué. Des milliers d’autres, toutes confessions confondues, ont eu moins de chance. Aujourd’hui, en Irak, les milices extrémistes, sunnites et chiites, font parler les armes. A force de menaces, d’enlèvements, d’assassinats perpétrés en plein jour par des escadrons de la mort, d’attentats à la voiture piégée dans les grandes villes du pays, Bagdad surtout, des groupes armés dépendant de partis chiites ou bien sunnites s’érigent en défenseurs de leur communauté. Et s’efforcent, sous ce prétexte, d’accroître la taille de leurs fiefs respectifs. Depuis l’attaque à la bombe sur le mausolée chiite de Samarra en février 2006, attaque qui avait mis fin à la retenue relative dont avaient fait preuve jusque-là les milices chiites, les exactions des deux côtés ont provoqué des déplacements massifs de population. Au moins 234 600 personnes auraient fui leurs maisons entre février et septembre 2006, selon des chiffres officiels qui sous-estiment vraisemblablement la réalité. Le paysage démographique et social irakien en est bouleversé. Malgré leur incessante augmentation, ces violences ne sont pas le fait de la population irakienne tout entière, mais bien de factions politiques qui luttent pour le pouvoir.

Le déplacement forcé de populations en Irak ne date pas de l’occupation américaine. Comme Staline, Saddam Hussein gouvernait en terrorisant et en déplaçant des communautés entières considérées comme " ennemies ". Il avait déporté les Arabes des marais, les pécheurs et éleveurs chiites de l’extrême-sud du pays. Il avait massacré et contraint à l’exil des centaines de milliers de Kurdes pour installer des colons arabes dans les zones pétrolières du Nord. Ses grands travaux à Bagdad avaient forcé, dans des conditions souvent violentes, des quartiers entiers à se déplacer.

Depuis la chute du régime baasiste en avril 2003, les combats entre l’armée américaine et la résistance ont contraint des dizaines de milliers d’Irakiens à fuir leur ville ou leur quartier, comme à Falluja au printemps 2004, à Najaf à l’été 2004 ou à Tal Afar en 2005. Ces déplacements " militaires " ont d’ailleurs suscité un tollé bien modeste à l’échelle internationale...

Des chiites pro ou antiaméricains

Progressivement cependant, une partie des insurgés sunnites se sont livrés à des violences contre les chiites, en partie sous l’influence de combattants proches d’Al-Qaida. Ces exactions avaient à la fois un soubassement religieux et des motivations politiques. Alors que le régime baasiste était dominé par les sunnites, les nouvelles institutions irakiennes, forces de l’ordre surtout, sont contrôlées par des formations chiites " dures " comme l’Asrii (Assemblée suprême pour la révolution islamique en Irak) et l’armée du Mahdi de Moktada al-Sadr.

Face aux premières exactions commises par les radicaux sunnites, de nombreux dirigeants chiites (responsables religieux, chefs tribaux...) et les populations elles-mêmes ont réagi avec retenue jusqu’à fin 2005, comptant sur l’Etat pour les défendre. Les partis chiites ont adopté des positions diverses. L’Asrii s’est elle-même très tôt livrée à des exactions de nature confessionnelle, contre des intellectuels sunnites et d’anciens officiers baasistes notamment. A l’opposé, l’armée du Mahdi dirigée par Moktada al-Sadr et qui rivalise avec l’Asrii pour le leadership chiite, était opposée à la présence américaine en Irak, à l’instar des insurgés sunnites, faisant de ce combat nationaliste sa priorité, par-delà les tensions confessionnelles. Cette modération initiale face aux violences antichiites lui a valu des inimitiés dans sa propre communauté.

La multiplication des exactions tout au long de l’année 2005, tel l’attentat d’octobre contre la mosquée chiite de Hilla (87 morts), a cependant provoqué des répliques de plus en plus violentes des groupes chiites. Ainsi, en novembre, des soldats américains ont découvert 173 prisonniers sunnites qui avaient subi des mauvais traitements dans les locaux du ministère de l’Intérieur, contrôlé par l’Asrii. Les escadrons de la mort avaient déjà commencé leur travail.

Mais c’est l’attaque de février 2006 contre le mausolée de la mosquée dorée de Samarra, l’un des édifices chiites les plus vénérés du pays, qui a marqué un tournant décisif. Sous la pression d’une partie de sa base et soucieuse de ne pas laisser la défense des chiites à la seule Asrii, l’armée du Mahdi a basculé dans les violences confessionnelles. Au point d’être devenue le principal responsable des exactions antisunnites, notamment à Bagdad.

Comme l’Asrii et son bras armé, la brigade al-Badr, l’armée du Mahdi bénéficie au minimum de la passivité ou de la peur de la police et de la Garde nationale, et souvent de leur soutien actif (uniformes, véhicules, voire armes...), grâce aux militants que les mouvements chiites y ont infiltré. Du côté des partis sunnites, les principaux groupes responsables des violences sont liés d’une part à l’Association des oulémas musulmans, qui refuse de participer aux institutions mises en place par les Etats-Unis et fait désormais de la communauté chiite son principal ennemi avant les Etats-Unis eux-mêmes ; d’autre part au Parti islamique d’Irak qui, lui, est membre de la coalition dirigée depuis avril 2006 par le Premier ministre, Nouri al-Maliki, aux côtés de l’Asrii et de l’armée du Mahdi.

Alors que le gouvernement et les troupes américaines sont incapables de rétablir l’ordre, les voix modérées s’élevant publiquement contre les violences sont devenues rares en Irak. La plus influente est celle du grand ayatollah chiite Ali al-Sistani qui a condamné " le chaos confessionnel " et les " campagnes de déplacement forcé ". Son influence est cependant dé- croissante, surtout chez les plus jeunes, les recrues privilégiées des groupes armés. Le vocabulaire de la rue lui-même a changé. Ainsi, certains sunnites utilisent désormais le mot shoroug, par exemple, pour désigner les chiites, un terme traditionnellement associé aux tribus du sud supposées n’avoir ni éducation, ni morale. Les chiites, de leur côté, assimilent tous les sunnites aux wahhabites ou aux salafistes, les courants politiques les plus radicaux de cette communauté.. La violence est tellement présente (corps brûlés, femmes violées, enfants décapités...) dans les quartiers de villes traditionnellement multiconfessionnelles (Bagdad, Bassora, Mossoul, Bakouba, Balad, Latifiya et autre villes des environs de Bagdad...) que la méfiance entre voisins, amis et même parents est devenue de règle. Les familles sommées de quitter leur quartier se voient souvent adresser, pour commencer, une menace voilée par un autre habitant (" quelqu’un m’a dit que tu devrais déménager "), puis une lettre, un appel téléphonique, un SMS... D’autres voient leur nom inscrit sur des billets de banque qui circulent dans le quartier. D’autres encore reçoivent la visite nocturne d’hommes masqués, parfois des voisins reconnaissables malgré leur déguisement, qui viennent leur intimer l’ordre de partir. Pour certains enfin, il n’y a pas d’avertissement du tout.

Zoom "Je n’ai confiance qu’en trois de mes collègues sur les soixante du commissariat" [Bagdad] Mohammed, policier

Pour ses voisins, Mohammed Thamir est chauffeur de taxi. Chaque matin, ils le voient quitter sa maison en vêtements de ville. Ils le croiseront peut-être un peu plus tard dans les rues de Bagdad, mais sans le reconnaître. Car pendant ses heures de travail, il porte un masque, un blouson de cuir noir et un gilet pare-balles.

Mohammed Thamir, 38 ans, est policier. Il l’était déjà sous le régime de Saddam Hussein. Quand il a repris son travail après la chute du régime baasiste, il ne l’a pas dit à ses voisins. Pour tenter de sauver sa vie. Les policiers sont la principale cible des insurgés combattant les troupes américaines en Irak. Selon les chiffres officiels, 12 000 d’entre eux ont été assassinés depuis 2003. Chaque matin, Mohammed rejoint quelques collègues du quartier, eux aussi habillés en civil, pour gagner ensemble le commissariat. Malgré ces précautions, un matin, des hommes dans un pick-up Toyota ont tenté de stopper leur voiture  : "  Ils nous ont tiré dessus. Nous avons répliqué et ils ont fini par s’enfuir.  " Deux de ses collègues ont été blessés.

Malgré les risques du métier, de nombreux jeunes sans travail rejoignent les rangs de la police. Le traitement (entre 300 et 600 euros selon le grade) y est plus élevé que celui des fonctionnaires civils (entre 30 et 300 euros). Comme sous-officier, Mohammed Thamir gagne l’équivalent de 400 euros. Il espère être promu pour être augmenté, car entre 2005 et 2006, les prix ont doublé et outre ses quatre enfants, il prend en charge ses parents. Le policier travaille sept heures par jour et parfois, quand la situation est trop tendue, il ne rentre pas chez lui pendant deux semaines d’affilée. " La mort nous attend à chaque instant. Pendant les patrouilles, je suis terrifié. Je ne cesse de regarder autour de moi . "

Mohammed Thamir ne se fait guère d’illusions sur l’efficacité de la police. " Les gens ne nous respectent pas car beaucoup d’officiers sont corrompus. Certains sont de mèche avec les voleurs et les assassins. " Mais surtout la police est faible. Les insurgés qui combattent les troupes américaines et les milices responsables des violences interconfessionnelles sont aujourd’hui plus nombreux et mieux armés.

Un jour, alors que la patrouille de Mohammed Thamir se rendait dans un quartier où se déroulaient des affrontements, une dizaine de voitures pleines de miliciens ont arrêté leur véhicule. Les policiers n’ont rien pu faire, car ces milices appartiennent aux partis politiques du gouvernement. "  Une fois, un officier m’a dit  : "Laissons les tranquilles. Ou les miliciens nous tueront et jetteront notre cadavre dans la rue, comme ils le font pour leurs victimes".  " Dans les faits, de nombreux policiers sont proches des milices et leur communiquent des informations secrètes. Mohammed Thamir n’a vraiment confiance qu’en trois de ses collègues sur les soixante policiers du commissariat.

"  Ma femme s’inquiète pour moi. Elle voudrait que je démissionne.  " Si son mari quitte la police, plaide-t-elle, ils auront des difficultés sans doute, mais ils ne mourront pas de faim. En revanche, s’il est assassiné, elle deviendra veuve et leurs enfants orphelins. Mohammed Thamir se souvient de ces années de jeunesse avec nostalgie. "  Avant que l’Irak soit occupé, il y avait déjà de la corruption dans la police bien sûr, mais les gens pouvaient se promener dans la rue sans crainte. Aujourd’hui, nos enfants grandissent dans un enfer.  "

Lorsqu’ils sont contraints de partir, les déplacés trouvent en général refuge chez des parents ou des amis. Quelques-uns se sont installés dans des camps de fortune (jardins publics, casernes désaffectées, écoles à l’abandon...) où ils sont essentiellement secourus par les collectivités locales et le Croissant-Rouge irakien, le gouvernement étant ici encore fort peu présent et efficace. En revanche, les partis politiques responsables des violences sont très actifs dans l’assistance aux déplacés de "  leur  " communauté, espérant ainsi capter leur soutien.

Contrairement à la Bosnie notamment où les partis nationalistes incitaient les membres de leur communauté à quitter le territoire "  ennemi" pour se placer sous leur protection, les factions irakiennes encouragent les "  leurs  " à rester dans le territoire où ils ont toujours résidé pour mieux asseoir le contrôle politique du parti. Ils promettent de les protéger, même s’ils en sont concrètement incapables, comme le prouvent les déplacements de population. Ainsi, par exemple, tous les partis veulent garder une présence à Bagdad. De même, les formations sunnites veulent à tout prix conserver une présence de leur communauté dans la région pétrolière de Bassora, à majorité chiite, au sud du pays. Pour inciter leurs coreligionnaires à rester dans leur quartier, des factions sunnites n’hésitent pas à distribuer des brochures indiquant comment se faire passer pour chiite si l’on est interpellé par une milice de l’Asrii ou de l’armée du Mahdi, en changeant de nom par exemple. Ou en installant des chants religieux chiites comme sonnerie sur son portable.

Bagdad, le recul de la mixité religieuse

Jusqu’à présent, la violence s’est concentrée pour l’essentiel dans les grandes agglomérations au peuplement multi-confessionnel, en premier lieu Bagdad. Les exactions des milices et les déplacements qu’elles provoquent créent petit à petit dans la capitale des zones "  homogènes  " sur le plan confessionnel. Les sunnites sont chassés de l’est (Shu’ala, Sha’ab, Sadr City). De leur côté, les chiites ont été expulsés des quartiers et faubourgs de l’ouest (Mansour, Ghazaliya, Abu Ghraib...). La violence s’intensifie dans les derniers quartiers encore mixtes le long des rives du Tigre, comme al-Washash ou al-Amil. Au nord du pays, Mossoul a connu d’importants déplacements forcés. Les radicaux arabes sunnites ont forcé au départ de nombreux Kurdes et chrétiens, tandis qu’affluaient dans la ville, des sunnites chassés de Bagdad, des provinces de Diyala et de Salah al-Din.... A Bassora, au sud de l’Irak, les milices chiites s’attaquent aux Kurdes, aux sunnites et aux chrétiens, autant de communautés appartenant depuis longtemps à la population cosmopolite de ce port de commerce.

Ironie de l’histoire, les villes du Kurdistan (Erbil, Sulaymania, Dohouk), région opprimée sous le régime de Saddam, bénéficient aujourd’hui d’un calme relatif et voient affluer des déplacés arabes (sunnites, chiites, chrétiens) qui fuient le reste du pays. Y compris d’ex-officiers du régime baasiste déchu. Si, jusqu’à présent, la violence s’est surtout exercée dans les villes au peuplement mixte, dans certaines zones rurales - comme le nord de la province de Babil - à la jonction de régions chiites et sunnites, des chefs tribaux, très influents dans les campagnes, ont menacé de venger leurs victimes par des exactions à caractère confessionnel. L’on craint une extension des affrontements aux régions rurales risquant d’embraser tout le pays.

Les actuels déplacements de population ne modifient pas seulement la mixité du pays et les rapports de force entre partis sunnites et chiites. Ils infléchissent les rivalités au sein de chaque camp. Ainsi, l’armée du Mahdi, dont le bastion est le quartier de Sadr City à Bagdad, entend tirer profit du départ de chiites de la capitale - qu’elle considère acquise à sa cause - vers les villes saintes de Najaf et Kerbala. Le mouvement de Moktada al-Sadr dispute le contrôle de ces deux agglomérations à l’Asrii. Quelle que soit leur confession, les Irakiens pensent que les déplacements de population qui ont commencé depuis 2003 ne sont pas transitoires. A leurs yeux, même un rétablissement de la sécurité ne pourra inverser la tendance. Les groupes armés pourraient avoir gagné leur pari.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !