Éditorial

La grammaire, ça sert aussi à faire la guerre

3 min
Par Yann Mens

" On ne vous a pas votés pour augmenter les prix ! " S’il écorche un peu la syntaxe chère à l’Académie française, le cri lancé par les manifestants burkinabés le 20 février dernier à l’adresse de leurs gouvernants a le mérite d’être clair. Et de rappeler aux Occidentaux en mal d’exotisme qu’au sud du Sahara, la politique obéit le plus souvent aux mêmes motivations et aux mêmes rituels que sous nos climats. Les commerçants de rue en colère à Bobo-Dioulasso, à Siya et à Ouahigouya s’en sont pris aux feux tricolores, aux panneaux de signalisation, aux édifices publics... comme moult agriculteurs bretons, par exemple, l’ont fait avant eux par temps de grande colère. Leur ire n’était pas destinée à quelque ethnie rivale, mais à une hausse des taxes sur les biens de première nécessité. Ils ne se battaient pas pour un territoire ancestral ou une identité éternelle, mais pour leur pouvoir d’achat ici et maintenant. Quelques mois plus tôt, d’autres mouvements africains, les syndicats de Guinée-Conakry par exemple ou les organisations de consommateurs nigériens, avaient manifesté leur exaspération pour des motifs comparables, même si c’était souvent sous des formes plus pacifiques. Et les infortunés Zimbabwéens, qui vivent dans un pays où le rythme annuel d’inflation vient d’atteindre 100 000 %, aimeraient probablement pouvoir en faire autant s’ils ne subissaient la férule d’un des pires despotes du continent, Robert Mugabe. Il est à craindre, hélas, que le scrutin présidentiel prévu le 29 mars prochain, et où pour la première fois un candidat issu du pouvoir défie le tyran vieillissant, ne ressemble que de loin à une élection libre.

Même les récents affrontements qui ont ensanglanté le Kenya, un pays d’extrêmes inégalités, ont avant tout des fondements économiques, la rivalité pour les terres de la vallée du Rift ou le contrôle du racket des transports par exemple 1. Et si les étiquettes ethniques sont instrumentalisées à loisir dans la lutte pour le pouvoir, les responsables politiques qui les brandissent sont également capables de les remiser (provisoirement ?) lorsque leur intérêt commande. Les deux rivaux d’aujourd’hui, Mwai Kibaki et Raila Odinga, n’étaient-ils pas lors du scrutin de 2002 de très solides alliés, ethnicité ou pas ?

Dans la description de la politique africaine, comme de tout autre d’ailleurs, la grammaire joue un rôle essentiel. Et il est dommage que les observateurs occidentaux soient souvent aussi peu scrupuleux que les entrepreneurs africains en ethnicité dans l’utilisation des articles notamment. A coup sûr, le président kenyan Mwai Kibaki appartient, comme ses principaux barons (mais pas tous) à l’ethnie kikuyu. Il est donc assez légitime d’écrire que sous sa présidence, DES Kikuyus ont contrôlé les principaux leviers de l’Etat (et les prébendes qui vont avec). Doit-on dire pour autant que LES Kikuyus sont au pouvoir, laissant entendre par là que ceux qui peuplent les bidonvilles du pays sont, au même titre que les potentats du régime, d’abominables profiteurs ? C’est hélas la logique de la manipulation ethnique. Dirait-on par comparaison que LES Corréziens régnaient à la mairie de Paris du temps de Jacques Chirac du seul fait que celui-ci favorisait des personnalités venues de son fief parlementaire ? Ou que LES Altoséquanais tiennent aujourd’hui la présidence française parce que Nicolas Sarkozy compte dans sa garde rapprochée plus d’un " originaire ", comme disent les Africains, du département où il a fait carrière ? Non bien sûr. Nous refuserions des raccourcis aussi grossiers. Pourquoi alors les appliquer aux autres ?

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