Asie centrale, Bush retrouve du charme aux tyrans

10 min

Les Etats-Unis visaient l'avènement de démocraties dans les ex-pays soviétiques. Les enjeux géostraté­giques et l'attrait des ressources du sous-sol passent ce projet par pertes et profits.

Avant même qu’un nouveau président ne lui succède en janvier de l’an prochain, George W. Bush a dû remiser au magasin des accessoires l’un des principaux points de sa doctrine, régulièrement martelé dans la plupart de ses interventions au moins jusqu’en 2006. Emprunté au catéchisme des néoconservateurs, cet engagement, un moment présenté comme " le but ultime " de la diplomatie américaine et le meilleur moyen de mettre en échec le terrorisme, consistait à " en finir avec les tyrannies dans le monde ". Et à oeuvrer pour l’avènement de la démocratie et de la bonne gouvernance - la première étape de ce programme étant bien sûr l’organisation d’élections libres et justes, ainsi que la lutte contre la corruption. Le tout, selon George W Bush, car " cela correspond aux intérêts vitaux de l’Amérique et à ses croyances les plus profondes ". Dans un discours retentissant, prononcé au Caire à la même époque, la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice avait été encore plus explicite, affirmant que les Etats-Unis avaient eu tort au Proche-Orient de soutenir sans faille pendant des dizaines d’années des régimes autoritaires trichant avec - ou refusant - la démocratie.

Un carrefour entre Russie, Chine et Moyen-Orient

De tels propos seraient aujourd’hui inconcevables. Certes, il arrive encore au président ou à sa secrétaire d’Etat de faire l’éloge de la démocratie, mais la conviction n’y est plus. Et pour cause : depuis au moins deux ans, l’utopie a fait place à un réalisme que ne désavouerait pas un Henry Kissinger, secrétaire d’Etat dans les années 1970 sous la présidence de Richard Nixon et fervent adepte de la Realpolitik. Une région du globe est particulièrement affectée par cet abandon de doctrine : l’Asie centrale postsoviétique, que les stratèges en chambre de Washington présentaient, il y a encore deux ans, comme susceptible de rejoindre durablement le camp des démocraties, après avoir été " contaminée " par le virus démocratique répandu par la " révolution orange " d’Ukraine (décembre 2004) et celle de la rose, en Géorgie (novembre 2003).

Ces espoirs, aujourd’hui évanouis, n’étaient pas désintéressés, loin de là. Sous couvert de démocratisation, il s’agissait aussi, pour les Etats-Unis, d’isoler un peu plus la Russie de ses anciennes possessions, fort riches, au demeurant, en pétrole et en gaz.

Pouvoir et fortune

Force est de constater que la contamination démocratique souhaitée s’est heurtée aux régimes ultratotalitaires, voire tout simplement dictatoriaux, qui sévissent dans la plupart des pays d’Asie centrale. Bien décidés à ne pas se laisser déposséder du pouvoir et de la fortune qui va avec, les présidents concernés - qu’il s’agisse de celui d’Azerbaïdjan, d’Ouzbékistan, du Turkménistan ou du Kazakhstan - n’ont rien cédé dans leurs pratiques, et se sont empressés de justifier tous leurs excès par la nécessaire lutte contre le terrorisme islamiste. Pour mieux se rendre indispensables, ils ont su également jouer à merveille de leur position géostratégique - se rapprochant d’une Russie défavorable à tout processus de démocratisation sur son flanc sud, tout en établissant des liens de plus en plus étroits avec une Chine avide de ressources énergétiques et hostile, ici comme en Afrique ou en Birmanie, à toute ingérence dans les affaires intérieures de ses partenaires commerciaux. Etat des lieux.

Azerbaïdjan. Le cas type de dictature héréditaire. Le " héros " de l’indépendance, Gueïdar Aliev, n’est autre que le premier secrétaire de la République du temps de l’URSS, ancien membre du bureau politique et ancien collaborateur du KGB. A sa mort, en 2003, son fils, Ilham, lui succède après des élections truquées : des manifestations d’une opposition divisée marquent l’intronisation du chef du clan. Elles sont durement réprimées. Deux ans plus tard, et malgré les mises en garde des Etats-Unis, des élections législatives sont également truquées dans ce pays de 9 millions d’habitants, et des manifestations de protestation violemment réprimées. Ilham Aliev n’en est pas moins reçu à la Maison Blanche, en 2006. Stabilité et pétrole obligent, puisqu’il est possible, par l’Azerbaïdjan, d’évacuer le pétrole de la Caspienne par la Turquie, en évitant aussi bien le territoire de l’Iran que celui de la Russie. A la demande des Etats-Unis, l’Azerbaïdjan, Etat parmi les plus corrompus de la planète, a par ailleurs envoyé des troupes en Afghanistan et en Irak. Son ciel est ouvert aux appareils américains qui peuvent aussi se ravitailler sur une ancienne base soviétique mise à la disposition du Pentagone. Et Washington dispose de stations radars et d’écoute dans le sud du pays (non loin de l’Iran) et dans le nord (vers la Russie).

Ouzbékistan.

Le pays le plus peuplé de la région (27 millions d’habitants) mais aussi l’une des pires dictatures d’Asie centrale. Comme l’Azerbaïdjan, elle est dirigée par un ancien apparatchik soviétique, Islam Karimov, qui, au nom de la lutte contre le terrorisme islamique, a réduit à néant toute opposition. Torture et assassinat sont monnaie courante dans un pays où les prisonniers politiques se comptent par milliers et où les organisations non-gouvernementales ne sont pas tolérées. Riche en gaz, l’Ouzbékistan avait loué l’ancienne base soviétique de Karchi-Khanabad aux Etats-Unis dans le cadre de l’intervention en Afghanistan. Mais il a dénoncé cet accord en 2005, après les protestations des Etats-Unis contre le massacre par l’armée ouzbèke de plusieurs centaines de civils (peut être un millier) qui manifestaient pacifiquement contre la dictature à Andijan. Depuis, Karimov s’est rapproché de la Chine et de la Russie, avec laquelle il a signé un accord de défense mutuelle en cas d’agression extérieure. Réélu en décembre 2007 avec 88 % des suffrages pour un troisième mandat - que n’autorise pourtant pas la Constitution -, Islam Karimov a effectué une visite d’Etat à Moscou en février dernier. Le gaz était au programme. L’Ouzbékistan livre en effet un tiers de sa production à Gazprom, qui le revend avec gros profit aux pays européens. Sans doute Tachkent cherche-t-il une augmentation du prix en menaçant Moscou de se rallier à un projet de gazoduc européen évitant le territoire russe. Malgré le massacre d’Andijan, les pays européens n’ont pas rompu avec Tachkent. Les Etats-Unis non plus d’ailleurs, qui y ont envoyé en mission de reconnaissance, en janvier dernier, l’amiral William Fallon, en charge des guerres d’Afghanistan et d’Irak.

Turkménistan.

Encore une dictature, dirigée jusque récemment par un véritable satrape, Saparmourat Niazov, qui avait développé un culte de la personnalité à faire retourner Staline dans sa tombe : statues dorées du président dans tout le pays, monopolisation de la télévision par le dictateur, lecture obligatoire de ses oeuvres traduites dans plus de trente pays par des entreprises étrangères ayant des intérêts au Turkménistan, etc. Niazov étant mort en décembre 2006, tous les pouvoirs sont aujourd’hui concentrés entre les mains d’un de ses anciens collaborateurs, Gourbangouly Berdymoukhammedov, qui, après modification de la Constitution et élection frauduleuse, occupe dorénavant la présidence sans paraître vouloir modifier en rien le régime. Riche en gaz mais peu peuplé (5 millions d’habitants), le Turkménistan vient d’obtenir une légère augmentation du prix du gaz qu’il vend à Gazprom. Le pays accorde aux Etats-Unis des droits de survols de son territoire et des facilités d’approvisionnement pour leurs appareils.

Tadjikistan.

Cette République, l’une des plus pauvres de la région car elle ne dispose ni de gaz ni de pétrole, reste profondément marquée par la véritable guerre civile qui fit, au début des années 1990, près d’un demi-million de victime : à la suite de la défaite de l’armée soviétique en Afghanistan, elle opposait des groupes islamistes à l’armée régulière appuyée par les troupes de Moscou. La paix civile reste fragile ; elle repose sur une sorte de partage du pouvoir avec les islamistes qui ont cessé les combats. La République accueille des avions de l’OTAN (notamment français) qui opèrent en Afghanistan, et a accepté de construire un pont sur la frontière avec ce voisin du sud pour faciliter l’acheminement du matériel allié. Le Tadjikistan, qui a de bonnes relations avec Moscou, s’est aussi rapprochée de la Chine qui pourrait financer des projets hydroélectriques dans les montagnes.

Kirghizstan. Une autre République peu peuplée (5 millions d’habitants), très montagneuse et pauvre qui survit essentiellement grâce à l’activité d’une importante mine d’or contrôlée par des intérêts canadiens. En mars 2005, au lendemain d’élections législatives truquées, le vainqueur proclamé, Askar Akaïev dut fuir le pays à la suite d’émeutes populaires qui dégénèrent en pillage en règle de magasins tenus par des Chinois, ou soupçonnés d’appartenir à la famille du président renversé. Washington voulut y voir une nouvelle révolution démocratique (" des tulipes ", cette fois-ci) mais l’épisode se révéla n’être qu’une lutte de clans entre nordistes et sudistes exacerbée par la pauvreté. Ainsi un sudiste, Kourmanbek Bakiev remplaça-t-il un sudiste, Askar Akaïev. Un simple changement de propriétaire qui sonna le glas des espoirs démocratiques de Washington. Les Etats-Unis conservent néanmoins, à ce jour, une base aérienne dans le pays qui, lui aussi, entretient de bonnes relations tant avec Moscou qu’avec Pékin, très présent dans le pays.

Kazakhstan.

Cette République de 15 millions d’habitants n’échappe pas à la règle : depuis son accès à l’indépendance, en 1990, elle est contrôlée par l’ancien premier secrétaire de l’ère soviétique, Noursoultan Nazarbaïev, réélu en 2005 avec plus de 90 % des suffrages lors d’élections jugées unanimement frauduleuses. Même chose lors des élections législatives d’août 2007, lorsque l’opposition, après une campagne marquée par la fermeture de certains journaux et des agressions contre ses représentants, n’a pas même pu disposer d’un seul siège au Parlement. Bien décidé à se maintenir, ainsi que sa famille, au pouvoir, il a fait modifier l’an dernier la Constitution qui limitait à deux le nombre de mandats. La voie lui est désormais ouverte d’une présidence à vie même si l’un de ses gendres (aujourd’hui en luxueux exil) a eu un moment l’intention de se présenter. On peut s’étonner, dans ces conditions, qu’un pays au bilan aussi piètre en matière de respect des droits de l’homme ait été choisi par les cinquante-six membres de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour présider, à partir de 2010, une institution chargée notamment de vérifier la régularité des élections en Europe... Les richesses du pays en gaz, pétrole, uranium et titane et la course à l’énergie dans lesquels se retrouvent les pays européens, expliquent bien sûr un tel paradoxe.

En fait, le Kazakhstan est aussi bien courtisé par Moscou que par l’Europe et la Chine. A l’instar d’un François Fillon, qui était à Astana en février, la plupart des responsables mondiaux font le voyage dans la nouvelle capitale kazakhe - même si tous ne font pas preuve de la même franchise que le premier ministre français, qui a déclaré lors de son déplacement, après avoir loué " la stabilité " et " l’autorité morale " du Kazakhstan : " La France entend nouer des relations de confiance et de travail avec les pays qui seront les nouvelles puissances de demain ".

Quelques décisions, au cours des derniers mois, illustrent bien la méthode Nazarbaïev : après avoir regretté que Vladimir Poutine n’ait pas fait modifier la Constitution russe pour solliciter un troisième mandat, il a promis à Pékin la construction d’un nouveau pipeline entre le Kazakhstan et la Chine, et a permis qu’un nouveau gazoduc reliant le Turkménistan à la Chine transite par le Kazakhstan. En même temps, Noursoultan Nazarbaïev approuvait un projet américano-azerbaïdjanais visant à extraire gaz et pétrole via la mer Caspienne. Non sans avoir pris soin de négocier une montée des parts du Kazakhstan dans l’exploitation du gisement géant de Kashagan, qui est financé conjointement par l’italien Eni, l’américain ExxonMobil, l’anglo-néerlandais Shell et le français Total.

Quatre de ces autocrates d’Asie centrale - qui entendent bien le rester, n’en dé­plaise aux Etats-Unis - ont enfin assuré leurs arrières en acceptant d’adhérer en 2001 à l’Organisation de coopération de Shanghai, qui regroupe - outre Moscou et Pékin - l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. Ce groupe, auquel participent de très loin en tant qu’observateurs l’Inde, le Pakistan et l’Iran, est souvent présenté, mais à tort, comme un nouveau Pacte de Varsovie : les objectifs militaires à long terme de la Russie et de la Chine sont trop contradictoires pour qu’il en soit ainsi, même si ni l’une ni l’autre ne veulent voir des régimes ouvertement islamistes, ou les Etats-Unis, s’installer durablement dans ce que l’une comme l’autre considèrent leur pré carré.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !
Sur le même sujet