Balkans

Kosovo : conflits autour d’un peuplement

11 min

Longtemps province de Serbie, sous tutelle de l'ONU depuis 1999, le Kosovo, à majorité albanaise, a proclamé son indé­pendance. Histoire des peuples dont ses habitants sont les héritiers.

Au Kosovo, les arguments démographiques ont été invoqués pour soutenir la légitimité de chaque communauté - albanaise ou serbe - à administrer la province. Pourtant, bien loin d’octroyer des droits à l’une plus qu’à l’autre, la question démographique a surtout été instrumentalisée à des fins de pouvoir. Au coeur des tensions identitaires de la province, cette querelle est le fruit de deux polémiques. La première ressortit à l’ancienneté de chaque peuple - qui était là avant qui ? La seconde est liée à la question des migrations.

Les Albanais voient leur origine dans le peuple des Illyriens, habitants de l’ouest des Balkans, colonisés par les Grecs au viie siècle avant J.-C., puis par les Romains au ier siècle avant J.-C., jusqu’à la domination slave du viie siècle. Cette filiation du peuple albanais avec les Illyriens ne fait pourtant pas l’unanimité, d’autant que ces derniers n’ont pas pu traverser les siècles sans se mêler aux populations hellènes, romaines puis slaves.

Les Serbes, quant à eux, sont arrivés sur le territoire kosovar aux alentours des vie et viie siècles de notre ère, au moment où les Slaves " du Sud " ont franchi le Danube et se sont installés dans l’espace correspondant aujourd’hui à l’ex-Yougoslavie et à la Bulgarie. A cette époque, d’autres peuples avaient donc leur habitat sur ces terres, mais il ne semble pas que la cohabitation des différentes ethnies ait provoqué des affrontements notoires.

Le Kosovo a été successivement territoire des empires romain, byzantin, bulgare, serbe. Et les premiers progrès de l’Empire ottoman dans la région au XIVe siècle n’ont pas eux-mêmes représenté un facteur de division immédiat entre les communautés présentes sur place. Ainsi, sous la bannière du prince serbe Lazar Hrebeljanovi´c, combattant le sultan ottoman Murad Ier au Champ-des-Merles (Kosovo Polié), étaient rassemblés des Serbes, des Bosniaques, des Roumains mais aussi des Albanais - qui étaient alors chrétiens. La bataille a vu la défaite du prince serbe et de ses troupes. Par la suite, des princes albanais comme Skanderbeg, mort en 1468, ont continué à s’opposer aux armées de Constantinople.

Les affrontements entre l’Empire ottoman et l’Autriche-Hongrie pour le contrôle de la région ont par la suite infléchi la donne démographique, en suscitant des migrations régionales. Ainsi, en 1690, après une défaite des Austro-Hongrois contre les Ottomans, environ 200 000 Serbes qui s’étaient alliés aux Autrichiens dans l’espoir de recevoir un territoire autonome ont quitté l’Empire ottoman pour le sud de la Hongrie, où un patriarcat orthodoxe a été fondé. Encouragés par l’Empire austro-hongrois à repeupler ces confins de son territoire, ils ont obtenu des terres, le droit de pratiquer leur religion et une certaine forme d’autonomie.

Incitation au départ

Cette " Grande Migration " des Serbes, qui a été suivie de deux autres au XVIIIe siècle, a réduit la présence démographique serbe dans les Balkans. De son côté, le pouvoir ottoman en pleine expansion a exhorté les populations de l’Albanie actuelle à s’installer dans les limites septentrionales de l’Empire afin de fortifier ces remparts éloignés. La nécessité pour chaque puissance de protéger ses confins a creusé les antagonismes communautaires, pavant le chemin des mouvements nationalistes émergents du XIXe siècle.

Dans l’esprit des Serbes exilés, la province du Kosovo, perdue sur les plans militaire et démographique, est ainsi devenue un territoire à reconquérir. Et de fait, après la défaite de l’Empire ottoman, dès la proclamation du " Royaume des Serbes, Croates et Slovènes " en 1918, l’intégration du Kosovo dans cet ensemble yougoslave est allée de pair avec une série de mesures (reprise en main de l’administration, plans de colonisation, réformes agraires) visant à renverser le rapport démographique au détriment des populations albanaises, et à contrôler les centres de pouvoir. En outre, la province étant secouée par des révoltes, l’incitation au départ des Albanais a été une constante de la monarchie yougoslave. La loi sur la colonisation de 1931 et l’accord avec la Turquie, qui prévoyaient le déplacement de 40 000 familles albanaises en huit ans, n’ont cependant pas modifié la composition ethnique du Kosovo.

Pendant l’occupation de la région par Mussolini durant la seconde guerre mondiale, les exactions des milices fascistes albanaises - notamment la division SS " Skanderbeg " 1 - ont causé le départ de quelque 100 000 Kosovars serbes et la mort de 10 000 d’entre eux, ajoutant le sentiment d’insécurité à la psychose d’une immigration massive en provenance de l’Albanie.

Sous-développement économique

Mais après la seconde guerre mondiale, la rupture entre l’Albanie et la nouvelle République populaire fédérale de Yougoslavie fondée par Tito - conséquence de la brouille du dirigeant yougoslave avec l’URSS en 1948 -, ainsi que la politique autarcique du dictateur albanais Enver Hoxha ont fait perdre toute réalité aux craintes d’une invasion albanaise.

La deuxième moitié du XXe siècle a été caractérisée par une tendance générale de la population du Kosovo à quitter la province la plus pauvre de la Yougoslavie. Ainsi, entre 1953 et 1961, 200 000 Kosovars albanais ont émigré en Turquie. Par la suite, beaucoup sont partis travailler en Europe occidentale (au début des années 2000, ils étaient environ 300 000 à vivre en Allemagne et en Suisse). Mais ce sont surtout les conditions politiques qui ont poussé les Kosovars albanais à s’exiler : la répression des manifestations de 1981 par Belgrade, la suppression de l’autonomie de la province en 1989 et l’offensive de 1998-1999, durant laquelle 980 000 Kosovars albanais se sont réfugiés dans les pays voisins (Albanie, Monténégro, Macédoine, Bosnie) et en Occident.

Sans être la cible de cette violence, de nombreux Kosovars serbes ont choisi eux aussi de partir s’installer dans les autres républiques yougoslaves pour échapper au sous-développement économique de la province. La communauté linguistique, les liens entretenus avec les Serbes de la fédération yougoslave de même qu’un niveau élevé de qualification ont facilité leurs déplacements. Dans ces conditions, la politique de défense du peuple serbe mise en oeuvre par Slobodan Miloševi´c dans les années 1990 pouvait d’autant moins renverser la tendance que les dynamiques démographiques du XXe siècle ont débouché sur une répartition quasi irréversible caractérisée par la supériorité numérique des Albanais au Kosovo.

Déjà majoritaires dans la première moitié du XXe siècle, les Kosovars albanais sont en effet entrés dans une phase d’explosion démographique à partir des années 1960. Ils représentaient les deux tiers de la population après 1945 et les trois quarts au référendum de 1981 (voir le tableau ci-contre). Cette croissance s’explique par un fort taux d’accroissement naturel et en particulier par une natalité élevée. La forte prolificité des Kosovars albanais a des causes sociales (prédominance des activités rurales, accès limité à l’information sur le contrôle des naissances, confinement des femmes dans leur fonction procréatrice), voire politiques selon certains témoignages locaux arguant que la mission des mères était d’enfanter des fils qui assumeraient la résistance contre le pouvoir serbe.

Evolution dela population au Kosovo depuis 1948

Pour autant, les conditions économiques propres à la province ont été déterminantes, puisque la natalité des Kosovars serbes a été, elle aussi, plus élevée que celle des habitants des autres républiques yougoslaves. Selon le dernier recensement de 1991, qui a été boycotté par les Kosovars albanais et dont les modes de calcul sont sujets à caution, la population totale du Kosovo a été estimée à près de deux millions d’habitants, parmi lesquels 82 % d’Albanais.

Leur proportion est aujourd’hui légèrement plus élevée (89 %) en raison d’une natalité qui est restée soutenue et du départ de 50 000 à 60 000 Kosovars serbes après les bombardements de l’Otan, de mars à juin 1999. Si la population serbe du Kosovo est restée stable en valeur absolue pendant près d’un demi-siècle, son poids relatif n’a cessé de diminuer : elle ne repré­sentait plus que 10 % de la totalité des Kosovars en 1991 - contre 24 % après la seconde guerre mondiale. Dans les années 1990, l’arrivée des réfugiés serbes des guerres de Croatie et de Bosnie-Herzégovine ainsi que les incitations fiscales à s’installer au Kosovo mises en place par Belgrade n’ont eu qu’un impact limité. Non seulement le taux de natalité des Kosovars serbes est resté insuffisant, mais les performances économiques décevantes de la province ont poussé ces derniers à émigrer.

Presevo : une vallée disputée

L’inconnue de Presevo. Peuplée en majorité d’Albanais, la vallée de Presevo n’était pas rattachée au Kosovo voisin à l’époque yougoslave. Ce dernier étant désormais indépendant, la vallée demeure partie de la Serbie. Après l’intervention de l’Otan au Kosovo en 1999, une zone démilitarisée de 5 km à été créée dans la vallée. En 2000, un mouvement de guérilla albanais, l’Armée de libération de Presevo, Medvedja et Bujanovac (UCPMB), s’y est établi, mais il a cessé l’essentiel de ses activités depuis mai 2001.

Presevo : une vallée disputée

L’inconnue de Presevo. Peuplée en majorité d’Albanais, la vallée de Presevo n’était pas rattachée au Kosovo voisin à l’époque yougoslave. Ce dernier étant désormais indépendant, la vallée demeure partie de la Serbie. Après l’intervention de l’Otan au Kosovo en 1999, une zone démilitarisée de 5 km à été créée dans la vallée. En 2000, un mouvement de guérilla albanais, l’Armée de libération de Presevo, Medvedja et Bujanovac (UCPMB), s’y est établi, mais il a cessé l’essentiel de ses activités depuis mai 2001.

Le tournant de l’été 1999 a creusé l’écart existant entre les communautés un peu plus. Alors que les forces militaires et l’administration serbes laissaient la place aux troupes multinationales de la KFOR et à l’équipe onusienne, les minorités non-albanaises furent victimes d’une " contre-épuration " orchestrée qui visait à les pousser au départ. Le phénomène dépasse les réactions de revanche des petites nations envers leurs minorités qui ont été constatées entre les deux guerres mondiales. En effet, les intimidations à l’égard des Kosovars serbes et des communautés résiduelles (Monténégrins, Bochniaques, Turcs...) visaient aussi à dissuader la mission des Nations unies (Minuk) de construire une " démocratie communautaire " et d’envisager un avenir du Kosovo au sein de la Serbie. Qui plus est, les logiques économiques ne sont pas étrangères aux violences. A Obiliq, où se trouve la centrale électrique du Kosovo, des coupures de courant ont été planifiées lors des attaques des maisons serbes, afin d’effrayer les habitants et de les convaincre de quitter leurs maisons. Même les moines du célèbre monastère de De?c ani (voir la carte p. 14) ont subi des pressions pour céder leurs terres. Les maisons reconstruites grâce à l’aide internationale sont souvent abandonnées par leurs propriétaires, poussés par la peur ou le profit, et malgré l’interdiction internationale de vendre avant une certaine date.

Manipulations statistiques

Dans cette lutte pour le contrôle du territoire, les statistiques démographiques servent les discours politiques. Belgrade prétend que 200 000 Kosovars serbes sont toujours réfugiés en Serbie, soit plus que la totalité des Serbes qui vivaient au Kosovo en 1991. Des sources plus neutres 2 ont estimé que 65 000 Kosovars serbes résident en Serbie et 100 000 à 130 000 autres au Kosovo (voir la carte p. 11). Ces derniers vivent, pour une grosse moitié d’entre eux (entre 60 000 et 75 000), dans les enclaves réparties sur tout le territoire ; les autres sont installés au nord de la province, dans une zone délimitée par le fleuve Ibar qui traverse la ville de Mitrovicë/Mitrovica (voir la carte p. 13). Si la partie septentrionale est quasi exclusivement peuplée de Serbes, elle ne rassemble donc pas la majorité de la minorité serbe du Kosovo. En développant des programmes multiethniques, la Minuk a tenté d’enrayer l’exode des Kosovars serbes, mais les mesures incitant les réfugiés à revenir au Kosovo n’ont touché que quelques milliers de personnes, bien souvent des retraités (environ 5 000 Kosovars serbes se sont installés au Kosovo entre 2000 et 2004 ; cependant, si l’on prend en compte les départs depuis les émeutes de mars 2004, ils ne seraient pas plus de 500 à être revenus). Ces chiffres modestes ont mis en évidence le manque de sécurité de la population serbe vivant au Kosovo, mais aussi le faible attrait pour une province dont l’avenir est brouillé et la prospérité hypothétique.

L’implantation des minorités en 2005
Le casse-tête de Mitrovica

Mitrovica, ville scindée. Située au nord du Kosovo, Mitrovica est coupée en deux par la rivière Ibar. Au sud, la population est très majoritairement albanaise, et au nord, très majoritairement serbe. Mais chaque zone compte des enclaves minoritaires

Le casse-tête de Mitrovica

Mitrovica, ville scindée. Située au nord du Kosovo, Mitrovica est coupée en deux par la rivière Ibar. Au sud, la population est très majoritairement albanaise, et au nord, très majoritairement serbe. Mais chaque zone compte des enclaves minoritaires

Le Kosovo compte en outre entre 4 % et 5 % d’habitants ni serbes, ni albanais. Parmi ces communautés dites résiduelles, on trouve des Monténégrins, des Bochniaques, des Turcs, des Gorani et des Rroms - Egyptiens ou Ashkalis. On distingue les Bochniaques - de langue slave et de confession islamique - des Bosniaques (ou " Musulmans " jusqu’en 1993), qui ont les mêmes caractéristiques mais habitent en Bosnie. Par ailleurs, depuis les accords de Dayton, les ressortissants de la Bosnie-Herzégovine sont les " Bosniens ", quelles que soient leur langue et leur religion. Les Egyptiens sont une branche de la communauté rrome qui a décidé, dans les années 1980, de se déclarer à part. Les Ashkalis sont des Rroms albanisés au cours du XXe siècle, ils parlent le plus souvent albanais.

Le pari de la coexistence

Les petites minorités ont souvent été prises en tenailles par les intérêts serbes ou albanais, qui en ont fait tantôt des alliés, tantôt des boucs émissaires. Les Turcs ont été considérés comme un groupe distinct, encouragés par les Serbes à se déclarer comme tels, puis exhortés par les Albanais à se fondre dans la majorité musulmane. Quant aux Gorani, de langue slave et de confession islamique, Serbes et Albanais mirent l’accent respectivement sur l’appartenance linguistique ou religieuse. L’implication de ces minorités dans la politique kosovare a été moins idéologique que circonstancielle. Les musulmans ont ainsi participé aux élections clandestines organisées par les leaders albanais en 1992 et en 1998, mais leurs enfants sont allés dans les écoles d’Etat serbes. Représentés au sein de la délégation albanaise à Rambouillet (1999), sur l’insistance de Slobodan Miloševi´c qui souhaitait diviser les Albanais, ces groupes ont ensuite été stigmatisés pour leur ralliement à la majorité sécessionniste. Après 1999, ils ont été inégalement acceptés ou victimes de violences. En 2006, seize municipalités sur trente comptaient des minorités parmi leurs employés, un indicateur encourageant de la " gouvernance démocratique locale " prônée par les Nations unies. En revanche, les efforts des organisations internationales ont été couronnés de peu de succès en ce qui concerne la réinstallation des Rroms qui avaient quitté leurs foyers pendant l’offensive de 1998-1999.

Ainsi, si les dispositifs de l’administration onusienne ont limité la " contre-épuration ", ils ne sont pas parvenus à amorcer une dynamique de mixité communautaire. Le futur Bureau civil international - International Civilian Office (ICO) -, qui devrait prendre la relève de la Minuk, aura pour défi de convaincre des populations divisées, moins protégées que manipulées par les stratégies politiques, et aujourd’hui encore au centre des tractations diplomatiques, de faire le pari de la coexistence multiethnique.

  • 1. Composée de 6 000 hommes environ, elle s’est caractérisée par ses actes de violence envers la population civile (dont l’arrestation de Juifs).
  • 2. Voir les rapports de l’European Stability Initiative (juin 2004) et de l’Assemblée nationale française (décembre 2007).

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