Iran

Mahmoud Ahmadinejad rattrapé par ses promesses

10 min

Les Iraniens élisent leurs députés à la mi-mars. L'occasion dejuger l'action d'un président porté au pouvoir par le mécontentement des défavorisés et qui n'a pas tenu ses engagements.

En juin 2005, Mahmoud Ahmadinejad remportait une victoire inattendue à l’élection présidentielle après avoir placé la justice sociale en tête de son programme durant toute la campagne. Son succès reflétait notamment la frustration de nombreux électeurs face à la croissance des inégalités dans le pays. Victimes des politiques libérales mises en place à la fin des années 1980, les catégories les plus défavorisées ne pouvaient qu’être sensibles aux appels du candidat Ahmadinejad. Trois ans plus tard, et alors que le pays vote le 14 mars prochain pour élire les membres du Majlis (Parlement), le bilan social du président iranien est des plus mitigés. Les actes de Mahmoud Ahmadinejad contredisent la rhétorique de celui qui se continue à se présenter comme le champion des pauvres. Car ce sont d’abord les intérêts politiques de la petite faction à laquelle appartient le président au sein de la vaste élite dirigeante qui dictent au coup par coup ses orientations. Et non l’impératif social de ses promesses de campagne.

A partir de 1988, l’Iran a progressivement abandonné le fort interventionnisme étatique qui caractérisait jusque-là sa politique économique. Aux yeux de leurs promoteurs, les réformes qui étaient alors mises en place pour favoriser le libre jeu du marché devaient permettre au pays de se relever après la ruineuse guerre de huit ans contre l’Irak de Saddam Hussein. Le gouvernement du pragmatique Ali Akbar Hachemi Rafsanjani, président de la République islamique entre 1989 et 1997, puis de son successeur, le réformiste Mohamad Khatami de 1997 à 2005, ont mis en oeuvre ce programme qui, avec des hauts et des bas, s’est traduit par la libéralisation du commerce extérieur, l’unification des taux de change, la création de zones franches, la privatisation de certaines entreprises publiques, la réduction des subventions de l’Etat et la baisse de ses dépenses sociales, la modification du code du travail, etc. Des services, tels que l’éducation, la santé, ou les assurances, ont été de plus en plus soumis aux règles du marché. Ces choix économiques n’ont pas été sans conséquences sur la cohésion sociale du pays. Ainsi, comme l’ont montré certains travaux de recherche, si le taux global d’accès aux études supérieures a fortement crû, il a baissé en revanche pour les catégories les plus défavorisées entre 1991 et 1998. Des phénomènes similaires pouvaient être observés dans d’autres secteurs, ce qui explique l’insatisfaction croissante de larges couches de la population. Ainsi, en 2004, un sondage national effectué par le ministère de l’Orientation islamique révélait que 70,5 % des Iraniens étaient mécontents de la situation économique du pays, contre 25 % qui étaient à peu près satisfaits, et seulement 4,5 % très satisfaits. L’enquête précisait que 72,2 % des personnes occupant un emploi, 79,5 % des sans emploi et 79,1 % des diplômés de l’université se classaient chez les mécontents. Des études menées par l’auteur portant sur des catégories socioprofessionnelles spécifiques, tels que les enseignants téhéranais, confirmaient ce diagnostic et la réaction de défense des classes moyennes et populaires face aux choix économiques du gouvernement.

Durant sa campagne électorale de 2005, Mahmoud Ahmadinejad a su surfer sur cette vague de mécontentement. Il a notamment promis une répartition plus équitable de la rente pétrolière (N.D.L.R. : les hydrocarbures représentent 80 % des exportations du pays et la moitié des revenus de l’Etat) en usant d’un slogan imagé : " Apportons l’argent du pétrole à la table des familles ". Cet engagement vague, tout comme celui de lutter contre la corruption et d’oeuvrer pour la justice sociale, lui ont attiré les suffrages de ceux qui avaient été frappés par l’exclusion depuis 1988.

Les décisions que Mahmoud Ahmadinejad a prises depuis qu’il a accédé au pouvoir sont très éloignées de ces promesses. Elles sont guidées non par un impératif social visant à corriger la logique purement économique des libéraux, mais d’abord par les intérêts partisans d’une des factions de la classe politique iranienne. Faction à laquelle appartiennent notamment les principaux chefs des Gardiens de la Révolution, le corps d’élite de l’armée proche des dirigeants les plus conservateurs du régime. Une telle priorité explique que les choix du gouvernement oscillent sans cesse entre des mesures favorables au libre jeu du marché et d’autres de nature plus redistributive, en fonction d’une logique partisane.

" Actions de justice "

Ainsi, le premier objectif de Mahmound Ahmadinejad est de transférer le contrôle des ressources de l’Etat vers des membres de l’élite et des groupes sociaux qui lui sont loyaux. Le président a ainsi obtenu du Guide de la République, l’ayatollah Ali Khamenei - l’autorité suprême dans les institutions iraniennes -, l’autorisation de procéder à des privatisations majeures en contournant l’article 44 de la Constitution, qui prévoit que les infrastructures essentielles du pays demeurent entre les mains de l’Etat. En vertu d’un autre article de la Constitution (art. 110) qui confère au Guide le pouvoir de déterminer les grandes orientations politiques du pays après avoir consulté le Conseil de discernement 1, l’ayatollah Khamenei a autorisé le secteur privé à prendre jusqu’à 80 % du contrôle de secteurs clés qui étaient jusque-là réservés à l’Etat : mines, industrie lourde, activités pétrolières d’aval (raffinage, distribution), banque, assurance, production d’électricité, postes, télécommunication etc., et même certains entreprises liées à l’armée. Son décret prévoit également que le gouvernement doit réduire de 20 % par an jusqu’en 2009 sa part dans les secteurs jugés non essentiels de l’économie. Le prix des actifs concernés doit être évalué, et ils sont ensuite mis en vente sur le marché boursier. Le budget 2007/2008 présenté par le gouvernement a ainsi désigné des actifs de l’Etat à privatiser pour un montant de 7,8 milliards de dollars, dont 3 milliards seront attribués aux caisses de retraite en paiement de la dette de l’Etat à leur égard. De son côté, le gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad a insisté pour qu’une partie des actifs à privatiser soient attribués aux catégories défavorisées de la population et aux employés de l’Etat. Ainsi l’an passé, près de six millions d’Iraniens, parmi lesquels des retraités, des fonctionnaires et des personnes à bas revenu, ont reçu l’équivalent de 2,5 milliards de dollars en participation au capital des différentes entreprises publiques, sous le nom de " actions de justice ". Cette privatisation de biens publics, explique un chercheur iranien, est l’une des principales méthodes employées par le régime pour mobiliser des soutiens et récompenser de façon népotique ceux qui lui sont loyaux 2. L’application d’une telle politique suppose que certaines conditions préalables soient remplies. Les amendements au code du travail de 1990, proposés en 2006 par le ministère du Travail, en sont une illustration. Ces amendements qui doivent être débattus au Parlement donneraient carte blanche aux employeurs pour licencier, mais ils visent aussi à neutraliser les organisations de défense des travailleurs 3. Cette attaque cible notamment les conseils islamiques du travail, qui existent dans toutes les entreprises du pays et dont la seule présence, en vertu de la loi, interdit la constitution de syndicats libres. Ces conseils, qui sont supervisés par la Maison des travailleurs - elle-même sous la coupe de l’Etat -, sont le canal traditionnel de contrôle du gouvernement sur les salariés. Mais à l’heure actuelle, la Maison des travailleurs est dirigée par un allié de Ali Akbar Hachemi Rafsanjani, ancien président de la République et surtout principal rival de Mahmoud Ahmadinejad sur la scène politique iranienne. Les amendements proposés au code du travail, qui priveraient la Maison des travailleurs de pouvoir, ont pour but de transformer les travailleurs iraniens en une masse d’individus atomisés, sans voix collective, de façon à ce que le gouvernement puisse transférer les biens de l’Etat vers ses alliés sans rencontrer d’opposition.

Fonds de réserve dilapidé

Le deuxième objectif du gouvernement est de mobiliser des ressources financières pour des groupes qui lui sont liés. D’où le rôle économique croissant joué par les nombreuses entreprises liées aux Gardiens de la Révolution. Depuis l’accession au pouvoir d’Ahmadinejad, ces entreprises se sont ainsi vu attribuer sans appel d’offre des contrats, de sous-traitance pétrolière notamment, pour un montant de plusieurs milliards de dollars. Par ailleurs, un décret du président a contraint les banques, qu’elles soient privées ou publiques, à baisser leur taux d’intérêt à 12 % alors que le taux d’inflation officiel est de 15 %. Jusqu’alors, les banques publiques pratiquaient des taux de 14 %, et ceux des établissements privés variaient entre 17 % et 28 %. Le président iranien a défendu cette mesure en arguant que plus les taux sont bas, plus grand est le nombre de personnes à avoir accès au crédit. Mais aux yeux des commentateurs, cette mesure vise avant tout à payer de retour les catégories sociales dont les suffrages l’ont porté au pouvoir.

Le troisième objectif du gouvernement est de distribuer des ressources financières aux électeurs des scrutins à venir, qu’il s’agisse des élections législatives du 14 mars prochain ou des présidentielles de 2009. D’où l’utilisation par le gouvernement du Fonds de réserve en devises. Ce Fonds a été créé en 2002 pour épargner une partie des revenus tirés de la vente des hydrocarbures. Alors qu’en 2005, il s’élevait à 10 milliards de dollars et que l’on prévoyait qu’il atteigne les 20 milliards en mars 2007, au cours des quatre premiers mois de l’année fiscale 2005/2006, le gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad a augmenté de 35 % les retraits effectués sur le Fonds, et aujourd’hui, en dépit de l’augmentation considérable des cours de l’or noir depuis deux ans, il n’y a plus de dépôts. Les sommes retirées ont été utilisées par le pouvoir à des fins populistes et électorales, à l’encontre de toute logique économique et sociale.

Le dernier objectif du gouvernement est également politique : protéger le pays contre de possibles sanctions internationales. Dans ce but, il a élaboré un plan de rationnement de l’essence. L’Iran, qui est pourtant l’un des principaux producteurs d’hydrocarbures du monde, a en effet des capacités de raffinage limitées, faute d’investissement dans ce secteur pétrolier d’aval. Il est donc contraint d’importer environ 40 % du combustible qu’il consomme, une situation qui a donné lieux à d’innombrables débats et polémiques depuis la création de la République islamique, en 1979. En mai 2007, le gouvernement a d’abord décidé d’augmenter le prix de l’essence de 25 %. Puis le 27 juin, il a instauré un rationnement du combustible afin de réduire la consommation. Une décision qui a donné lieu à des protestations, parfois violentes, à travers tout le pays.

Contrairement à la logique qui sous-tendait ses promesses électorales, le gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad a soumis les choix économiques du gouvernement aux intérêts politiques d’une petite faction de l’élite, et non à une priorité sociale. Mais d’autres acteurs de la société poussent le pays dans une direction différente. La bourgeoisie d’affaire entend favoriser l’accumulation du capital. Une partie de la haute fonction publique prône une logique plus technocratique. Quant aux classes moyennes et défavorisées, elles veulent donner aux décisions gouvernementales une véritable orientation sociale alors que depuis 2005, en dépit des slogans populistes du pouvoir, l’inflation et les loyers notamment ont considérablement augmenté. Dans le même temps, plusieurs grandes puissances entendent soumettre le pouvoir iranien à leurs propres intérêts...Chacun à leur façon, ces différents acteurs, nationaux et internationaux, contrecarrent aujourd’hui les projets du gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad.

  • 1. Ce Conseil, ainsi que l’Assemblée des Experts, chargée de désigner le Guide de la République islamique, sont dirigés Ali Akbar Hachemi Rafsanjani, rival du président.
  • 2. Kaveh Ehsani, Survival Through Dispossession: Privatization of Public Goods in the Islamic Republic, MESA 2007, rencontres annuelles, Montréal, Canada, Nov. 2007
  • 3. Mohammad Maljoo, Die Änderungsentwürfe des iranischen Arbeitsgesetzes, Informationsprojekt Naher und Mittlerer Osten (Inamo), cahier n° 50, Jahrgang 13, été 2007.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !
Sur le même sujet