Europe centrale et orientale : bilan positif, lendemains incertains

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L'entrée des nouveaux Etats membres dans l'UE a relancé leur production agricole, mais cette croissance retrouvée accentue les inégalités dans les campagnes.

Avec l’entrée de dix de ses voisins ex-communistes d’Europe centrale et orientale en 2004 et en 2007, l’Union européenne s’est brusquement enrichie de 103 millions d’habitants. Mais les écarts de revenus entre les anciens et les nouveaux Etats membres (NEM) ont angoissé beaucoup d’Européens de l’Ouest. A la crainte de la concurrence d’une main-d’oeuvre à bas coût dans un contexte de chômage élevé (la peur du plombier polonais), s’ajoutait celle d’une charge trop lourde pour les budgets publics, tant les écarts économiques à réduire étaient importants. En particulier dans le secteur agricole, principal poste des dépenses européennes : le revenu agricole moyen d’un paysan polonais s’élevait en 2004 à 3 700 euros, cinq à six fois moins que celui de son homologue français, italien ou espagnol. En raison des restrictions budgétaires, les agriculteurs de l’Ouest n’allaient-ils pas être les victimes d’un redéploiement des aides au profit des nouveaux entrants ? Allaient-ils subir la concurrence des produits venus de l’Est ? Inversement, les NEM n’allaient-ils pas voir leurs agricultures laminées par les pays de la vieille Europe, tellement plus productifs ?

Aucun de ces scénarios noirs ne s’est réalisé. Certes, en 2005, la production agricole par hectare des nouveaux entrants n’atteignait pas la moitié de celle de l’UE à 15. Par ailleurs, avec une productivité du travail sept fois plus faible, leur agriculture représentait 19 % de l’emploi total, contre 3,7 % à l’Ouest. Cependant, la réduction de ces écarts de productivité est désormais bien engagée. De 2000 à 2005, la production agricole des NEM, auparavant stagnante, a crû de 20 %, alors que celle des Quinze restait stable. Quant à l’emploi agricole, il a diminué deux fois plus vite à l’Est qu’à l’Ouest. Si la survie de l’agriculture des nouveaux entrants n’est ainsi pas menacée en tant que telle, l’enjeu est bien celui de la capacité de leurs économies à maintenir et à créer des emplois.

Zoom Pawel Piechota (éleveur en Pologne) : " L’UE, globalement une bonne chose "

Il vit avec sa femme, son frère et ses deux enfants à Lubosz, un village de taille moyenne de l’ouest de la Pologne. A la tête d’une exploitation porcine de 88 hectares (la moyenne nationale étant de 9 hectares), Pawel Piechota fait partie de la jeune génération montante : " Installé il y a dix ans sur les 34 hectares hérités de mon père, j’ai d’abord profité du démantèlement de la coopérative locale pour racheter, avec l’argent des cochons, des terres à l’Etat ; j’ai ensuite loué 20 hectares et en ai acheté 8 à des voisins... "

En 2007, l’exploitation a subi la baisse des cours de la viande et l’explosion du prix de l’alimentation animale. Comme d’autres, Pawel a dû revendre une partie de ses truies. " Mais finalement, nous avons peu souffert de la crise " reconnaît-il. Car sur les 70 000 zlotys de revenu annuel (un peu moins de 20 000 euros), 62 000 proviennent de subventions européennes. Une partie de ces aides sont la contrepartie du respect de contrats agroenvironnementaux, qui imposent un cahier des charges plus exigeant que les normes communautaires de base (lire p. 40). Cette année, Pawel compte souscrire de nouveaux contrats de ce type, ce qui augmentera encore le montant des aides.

" Faire partie de l’UE est globalement une très bonne chose, conclut-il, même si on doit désormais s’aligner sur les prix du marché européen. Avec la crise, la baisse de notre production aurait dû entraîner une forte augmentation des cours sur le marché national. Or, cela n’a pas été le cas, en raison des arrivages à meilleur prix de porcs du Danemark et du reste de l’Europe, qui gagnent des parts sur le marché polonais. "

Pawel fait partie des nombreux paysans polonais qui réussissent et qui donneront à l’agriculture son visage de demain. Mais beaucoup d’autres doivent en revanche exercer un métier en dehors de l’exploitation, partir à l’étranger, voire compter sur la solidarité familiale. " C’est vrai, je suis beaucoup plus optimiste que la majorité de mes compatriotes " sourit-t-il.

Rôle d’amortisseur social

Comment s’explique cette évolution ? Pour le comprendre, il faut observer les transformations d’un système qui reste caractérisé par un fort dualisme des structures agraires : petites et micro-exploitations d’une part, ex-grandes fermes d’Etat de l’autre. Un dualisme plus ou moins marqué selon les pays durant la période communiste, et qui perdure aujourd’hui sous des formes nouvelles. Après la chute du mur de Berlin, le démantèlement des fermes collectives et étatiques 1 et la restitution par l’Etat des terres à ceux qui y travaillaient ont fortement gonflé la place des petites et micro-exploitations de quasi-subsistance. Celles-ci ont joué un rôle d’amortisseur social face à la récession et à la montée du chômage, pour les ruraux surtout, mais pour les citadins également. Depuis, avec le retour de l’emploi, l’exode rural, l’émigration, la relance et la modernisation de l’appareil agro-industriel, ces micro-exploitations ont vu leur nombre diminuer et, surtout, leur rôle marchand se réduire brutalement. Leurs occupants se sont repliés sur l’autoconsommation et trouvent (ou tentent de trouver) ailleurs des revenus monétaires, souvent via des migrations temporaires, par exemple pour le ramassage des fruits dans les serres andalouses. La place de cette agriculture est encore très importante en Pologne (où 20 % seulement des terres avaient été collectivisées sous le communisme) et plus encore en Roumanie, où l’effondrement de l’économie avait provoqué un retour massif à la terre 2.

Parmi ces petits agriculteurs, un certain nombre parviennent à étendre leurs terres - le plus souvent en les louant à ceux qui cessent leur activité - et à se moderniser (lire ci-contre). Emerge ainsi une classe d’exploitations familiales de taille moyenne, de type ouest-européen, beaucoup plus productives. Encore très minoritaires en nombre, elles fournissent une part croissante, parfois déjà majoritaire comme en Pologne, de l’offre marchande dans certaines productions : viande, lait, fruits et légumes... Des secteurs où les fortes valeurs ajoutées par hectare permettent de rémunérer le plein-emploi familial sur de petites et moyennes surfaces. Cette émergence variable selon les pays (avancée en Pologne, très faible en Hongrie) est cruciale pour la relance ou le simple maintien de ces productions. Fortement subventionnées à l’époque communiste, elles ont en effet décliné ensuite, si bien que les NEM sont globalement déficitaires dans ces secteurs. L’enjeu est d’autant plus grand que la viande, le lait, les fruits et les légumes, la viticulture sont des productions bien plus intensives en main-d’oeuvre que les grandes cultures (céréales et oléagineux) qui prospèrent aujourd’hui sur les terres des anciennes fermes d’Etat ou collectives.

Celles-ci occupaient à la chute du mur de Berlin 90 % des surfaces agricoles, sauf en Pologne et en Slovénie. Celles qui n’ont pas été démantelées ont été transformées en sociétés gérées par leurs ex-employés, mais ces macro-exploitations n’occupent plus globalement qu’un tiers des terres (leur part reste cependant très importante en République tchèque et en Slovaquie). En Roumanie et en Bulgarie, la liquidation massive, dans les années 1990, de leurs anciennes productions animales, fruitières et légumières les a quasiment réduites à la monoculture de céréales et d’oléagineux. En Europe centrale, les ex-fermes d’Etat ont réussi à conserver partiellement leurs systèmes de polyculture-élevage, sous la pression des employés sociétaires. Mais cette résistance est très vulnérable. En effet, le capital de ces structures tend à se concentrer entre les mains des dirigeants qui le rachètent, voire des investisseurs extérieurs, plus intéressés par la rentabilité que par l’emploi. Ce capital est par ailleurs repris par de nouveaux grands domaines agricoles privés qui ont fleuri ces dernières années. Dépassant souvent les 200 hectares, ils ont conquis de 10 à 15 % des surfaces agricoles des NEM et tirent profit de leur spécialisation en céréales et oléagineux.

En ce qui concerne le commerce entre Est et Ouest, les élargissements de 2004 et 2007 n’ont pas provoqué de bouleversement : les échanges avaient été progressivement libérés par les accords d’association à partir de 1994. Dans leur ensemble, les Dix importent plus qu’ils n’exportent de produits agricoles et alimentaires, et c’est l’UE à 15 qui en profite principalement, avec un solde positif annuel de 1,8 milliard d’euros (moyenne 1999-2006). Elle exporte surtout sur des produits hautement transformés, alors que les NEM sont exportateurs nets de produits agricoles bruts, céréales en tête.

Inégalité de traitement

On est donc loin d’une submersion de l’Europe des Quinze par les produits agricoles des NEM - menace naguère brandie à l’Ouest par bien des dirigeants des organisations professionnelles redoutant d’avoir à partager les subventions de Bruxelles. Dans un premier temps, ils avaient obtenu gain de cause, puisqu’en 1999, l’UE envisageait de priver les NEM de ces aides, au nom du postulat qu’ils bénéficieraient d’une hausse des prix agricoles après adhésion. Cette vision économiquement simpliste et politiquement dangereuse a fort heureusement été abandonnée après la publication de rapports d’experts 3 et, en 2002 était adopté le principe d’un accès graduel, de 2004 à 2011, à l’intégralité des aides directes aux exploitants, ainsi qu’aux aides au " développement rural ", qui appuient en fait surtout la modernisation et la restructuration agricoles. Pour autant, l’Union est restée très économe de ses deniers : les aides directes des NEM, ainsi que leurs quotas laitiers et sucriers, ont été calculées sur la base de leurs productions à la fin des années 1990, deux à trois fois inférieures par hectare à celles de l’UE à 15.

Une population agricole nombreuse et peu rémunérée

Finalement, l’extension de la PAC aux agricultures d’Europe centrale et orientale, en dépit d’une inégalité de traitement par rapport aux élargissements antérieurs, y a relancé la production, grâce à une hausse historique des revenus par actif (ils ont plus que doublé de 2000 à 2006 tandis qu’ils reculaient dans l’UE à 15) qui a enfin permis la recapitalisation du secteur. Cependant, l’élargissement a conforté le dualisme des structures, aux dépens de la valeur ajoutée et de l’emploi. Son impact majeur, que renforce désormais la hausse des prix mondiaux, est l’intensification des grandes cultures, dont le potentiel est encore considérable. Inversement, la hausse des cours céréaliers pénalise les élevages de porcs et volailles, par ailleurs dépourvus - comme les fruits et légumes - d’aides directes spécifiques. Toutefois la production laitière, moins consommatrice de grains et plus aidée, est stimulée par une demande mondiale croissante... ce qui appelle le desserrement ou la suppression de quotas particulièrement étroits. Quant aux micro-exploitations de subsistance, dont le rôle d’amortisseur social face au chômage reste crucial pour plusieurs pays importants, Pologne et Roumanie en tête, elles trouvent dans les transferts des migrants, des productions de " niches " (agrotourisme, produits fermiers...) et quelques aides de la PAC des palliatifs à leur élimination progressive du marché. Reste à savoir si la croissance économique dans les autres secteurs et l’émigration vers l’Ouest offriront suffisamment de perspectives pour une population agricole qui va continuer à diminuer. En attendant, dans un contexte de fort chômage et de sous-emploi rural, le développement des grandes cultures n’est pas qu’une bonne nouvelle. Et malheureusement, les politiques agricoles, nationales et européennes, ne font pas grand-chose pour rééquilibrer ce mouvement en faveur de l’emploi.

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