Agrocarburants : le marché de dupes

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La lutte contre la pollution et le souci de réduire sa dépendance énergétique ont mené l'UE à favoriser laproduction d'agrocarburants. Un choix controversé.

Encore embryonnaires en Europe à la fin des années 1990, les agrocarburants ont le vent en poupe : en mars dernier, Bruxelles a annoncé qu’en 2020, ils devraient représenter 10 % de la consommation totale d’essence. Une précédente directive de 2003 avait lancé le mouvement en fixant un taux d’incorporation de 5,75 % à atteindre en 2010, le niveau actuel étant de 1,8 %. La politique européenne vise trois objectifs : réduire les émissions de CO2, diminuer la dépendance énergétique et... soutenir le revenu des agriculteurs.

Pour amorcer la pompe, l’UE a mis en place une prime de 45 euros par hectare pour les cultures énergétiques produites sur les terres que la réforme de la PAC avait mises en sommeil afin de limiter la surproduction. Les agriculteurs et leurs organisations, notamment dans le secteur des céréales, de la betterave et des oléagineux, ont massivement répondu à l’appel. En 2006, 2,8 millions d’hectares de jachères (3 % de la surface agricole totale de l’UE) avaient été convertis aux cultures énergétiques et ces superficies contribuent aujourd’hui à l’essentiel de la production européenne (6 millions de tonnes d’agrocarburants en 2006). " Cette aide bruxelloise est cependant marginale par rapport à l’ensemble des soutiens versés aux producteurs. Le développement de cette filière s’explique davantage par les mesures prises de leur côté par les Etats membres pour décliner la directive européenne ", observe Jean-Christophe Bureau, chercheur de l’Institut national de recherche agronomique (Inra). La plupart ont en effet appliqué au " pétrole vert " d’importantes réductions de la fiscalité des carburants, ce qui a favorisé l’investissement dans les unités de production et dopé la demande de matière première. En Allemagne, premier producteur européen, la défiscalisation a permis aux agrocarburants d’être commercialisés à un prix plus bas que leur équivalent fossile. En France, deuxième producteur de l’UE, une vingtaine de sites industriels devraient voir le jour d’ici à 2010 afin de répondre aux objectifs définis par le plan tricolore : 7 % d’incorporation en 2010 et 10 % en 2015.

Bilan modeste, voire négatif

Ce développement suscite pourtant des interrogations. La Commission elle-même estime qu’en 2010, les agrocarburants ne permettraient à l’UE de réduire que de 3 % le coût de ses importations d’énergie. En matière de lutte contre le réchauffement climatique, il faut également tempérer les enthousiasmes : produire du pétrole vert nécessite beaucoup d’énergie (pour faire tourner les tracteurs, les usines...). En Europe, pour produire 1 unité d’énergie sous forme d’éthanol (alcool) de blé ou de betterave (qui nourrit les moteurs à essence), il faut mobiliser 0,76 unité d’énergie, selon une étude de l’Inra. Dans le cas des huiles végétales (tirées essentiellement du colza et que l’on mélange au gazole pour les moteurs diesel), le rendement énergétique est meilleur : 1 unité d’énergie sous forme de biodiesel nécessite 0,3 à 0,4 unité d’énergie. Mais les rendements à l’hectare sont très inférieurs à ceux de la filière éthanol. Et surtout, si l’énergie nécessaire à cette production de carburants agricoles est d’origine fossile, cela signifie que la réduction des émissions de gaz à effet de serre sera minime.

" Le bilan écologique ne peut donc être que modeste. Il pourrait même être négatif puisque pour accroître leurs revenus, les agriculteurs cherchent à augmenter les rendements ", souligne Jean-Christophe Bureau. Le développement de la production se traduit du coup par l’utilisation accrue de pesticides et d’engrais qui aggrave la pollution. Sur le plan économique également, les bénéfices sont douteux. Les estimations les plus courantes, selon lesquelles les agrocarburants en Europe sont concurrentiels et peuvent se passer des cadeaux fiscaux dès lors que le baril de pétrole dépasse les 80 dollars, doivent être nuancées. Ces cultures industrielles profitent en effet du maintien des subventions payées par le contribuable dans le cadre de la PAC...

Déforestation massive

Autre problème : l’espace. Pour atteindre le taux d’incorporation de 5,75 % en 2010 fixé par Bruxelles, il faudrait consacrer 13 millions d’hectares aux cultures énergétiques, selon l’Inra, soit 10 millions de plus qu’aujourd’hui. La remise en production des terres aujourd’hui en jachère permettrait de récupérer 8,2 millions d’hectares au maximum - mais c’est un calcul bien théorique, car il n’est pas possible de planter des cultures énergétiques partout. En revanche, une réduction des exportations de l’UE pourrait, elle, libérer des terres. Au final, même si le seuil est difficile à établir, le développement des agrocarburants entrera à un certain moment en concurrence avec la production alimentaire.

Va-t-on alors les importer ? Cela déplacerait le problème dans des pays producteurs tels que le Brésil, l’Indonésie ou la Malaisie. Dans ces deux derniers pays, l’exploitation du palmier à huile à des fins alimentaires et industrielles entraîne déjà une déforestation massive et l’expulsion des populations indigènes. Une situation qui a conduit le Parlement européen à demander en novembre dernier que seuls soient utilisés les biocarburants " remplissant les critères de production durable. " Si le plan climat, présenté par Bruxelles le 26 janvier dernier, ne remet pas en cause l’objectif d’intégration de 10 % d’agrocarburants en 2020, les contraintes environnementales - pesant sur les agriculteurs européens comme sur les produits importés - devraient être renforcées. Il reste à savoir comment.

En définitive, seul le troisième objectif - soutenir le revenu des agriculteurs - semble être atteint : le boom de ces carburants aux Etats-Unis et en Europe participe à la hausse des prix des matières premières, même si ce n’est qu’un des élé­ments expliquant l’envolée actuelle. La flambée des cours du colza et des autres matières premières à la base des agrocarburants pourrait toutefois décourager les industriels : en Espagne, certaines unités de production ont déjà fermé leurs portes.

L’éthanol, loin derrière le biodiesel

Ce bilan en demi-teinte pourrait passer franchement au rouge si, sous la pression de l’OMC et de certains Etats membres comme la Suède, allant à l’encontre du souhait du Parlement, l’UE était obligée d’ouvrir davantage ses frontières aux produits brésiliens, plus compétitifs que ceux du Vieux Continent - et ce, sans subventions. Le prix de revient de l’éthanol de canne à sucre est inférieur à 0,25 euro le litre, contre 0,65 euro pour celui fabriqué à partir de céréales européennes. Les multinationales, européennes notamment, qui investissent massivement dans ces pays pourraient ainsi préférer s’approvisionner sur ces marchés... Et être finalement les seules sur le long terme à tirer profit du développement de la filière.

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