Diversité : l’état face aux communautés (introduction du dossier)

7 min
Par Yann Mens

Le premier ministre turc et l’archevêque de Canterbury ne se sont pas concertés, mais leurs déclarations respectives ont provoqué l’émoi dans deux pays européens. En visite en Allemagne début février, Recep Tayyip Erdogan a suggéré au gouvernement d’Angela Merkel de créer outre-Rhin des établissements scolaires et universitaires turcs, tout en conseillant à la communauté d’origine turque vivant dans le pays de préserver soigneusement son identité. De son côté, le révérend Rowan Williams s’est demandé un peu plus tôt si certains aspects de la charia (loi islamique) ne devraient pas être appliqués en Grande-Bretagne, dans la mesure où les chrétiens et les juifs du royaume disposent d’une autonomie juridique dans quelques domaines.

Certes, la suggestion du premier ministre turc vise, officiellement,à favoriser une intégration en Allemagne des enfants de la communauté turque, capables grâce à ces écoles de maîtriser leur langue maternelle avant de passer à l’allemand. Quant à l’archevêque de Canterbury, il a précisé que ses déclarations excluaient bien entendu les châtiments corporels appliqués dans certains pays musulmans, qu’elles ne concernaient que certains aspects du droit civil (mariage, divorce) et qu’en tout état de cause, la liberté individuelle des membres de la communauté musulmane, à commencer par les femmes, devrait être absolument protégée.

Il n’empêche, ces déclarations ont fait resurgir le spectre des revendications communautaires et de leur effet potentiellement destructeur sur la cohésion sociale. Un spectre d’autant plus difficile à cerner que le terme même de communauté est utilisé à toutes les sauces. Notamment dans les pays anglo-saxons où il désigne aussi bien un quartier, un village, une ethnie, une confession... Dans le débat français, la communauté désigne le plus souvent un groupe minoritaire sans territoire spécifique. Certes, on évoque parfois la " communauté nationale ", mais on parle plus souvent de la " nation " tout court. Et si les concepts de " communauté juive " ou de " communauté musulmane " sont d’usage courant dans l’Hexagone, on n’emploie guère, à l’inverse, celui de " communauté catholique " pour désigner la confession la plus nombreuse.

Au-delà de cet aspect minoritaire, on trouve d’un pays à l’autre des communautés fondées sur de multiples critères, seuls ou combinés : la généalogie (les autochtones du Canada), la religion, l’origine géographique, la langue, l’apparence physique ou la couleur de la peau, l’orientation sexuelle, etc. Autant de caractéristiques, hâtivement qualifiée de " culturelles ", qui ont en commun d’être plus héritées ou subies que tout à fait choisies. Et qui ne sont pas toujours revendiquées par les individus, encore moins collectivement. Combien d’Arabes, d’homosexuels, de personnes élevées dans une confession religieuse... se sentent-ils membres de " leur " communauté présumée ? L’identification à une communauté précise est largement contextuelle : elle doit autant au regard de l’autre, surtout lorsqu’il est discriminant, qu’à un sentiment spontané de l’individu.

A défaut de sonder les coeurs, on peut constater que des porte-parole disent s’exprimer au nom d’une communauté et revendiquent pour elle des droits, arguant qu’en démocratie, la loi du nombre permet à la majorité de garantir les siens, mais joue en défaveur des minorités. Ces porte-parole sont en général des associations spontanément constituées dont la représentativité est difficile à évaluer. Mais parfois, leur création est suscitée par l’Etat, qui cherche un interlocuteur pour résoudre des problèmes concrets - liés à des pratiques cultuelles par exemple. Ainsi Napoléon Ier a-t-il provoqué la création du Consistoire central juif et Nicolas Sarkozy finalisé celle du Conseil français du culte musulman.

Les revendications de ces porte-parole vont du plus incontestable au plus polémique. L’incontestable, c’est le respect des lois existantes, celles qui portent sur l’interdiction des discriminations notamment. Ensuite, vient la modification de la législation afin d’établir, à leurs yeux, une véritable égalité au profit de leurs membres, soit pris individuellement (mariage et adoption pour les homosexuels), soit collectivement (utilisation de langues régionales dans les actes administratifs). Un degré supplémentaire est franchi lorsque des communautés demandent à la puissance publique qu’elle leur fournisse les moyens de préserver leur identité. En subventionnant les écoles de groupes culturels minoritaires, par exemple. Mais c’est la création d’un droit dérogatoire, voire délibérément favorable à une communauté, qui provoque souvent les plus fortes réticences. Ici encore, de tels droits peuvent être exercés de façon individuelle (port de signes religieux dans les écoles publiques ou l’administration, discrimination positive dans l’accès aux emplois). Ou collective (droit de la famille régi par des instances religieuses).

La nature de ces revendications et les réactions qu’elles soulèvent dépendent de la façon dont certaines communautés se sont vu reconnaître au cours de l’histoire une existence politique et institutionnelle par les Etats. Ainsi, les sociétés nord-américaines constituées par des vagues d’immigration successives valorisent le cadre communautaire et les différences culturelles. Notamment pour corriger les iné­galités de traitement entre individus. Les Etats-Unis pratiquent depuis les années 1960 une discrimination positive en faveur des Noirs fondée sur un recensement ethnique. Mais l’institutionnalisation de différences communautaires n’est pas une exclusivité américaine.La Grande-Bretagne utilise des statistiques ethniques depuis les années 1980 afin de lutter contre la discrimination à l’endroit des populations d’origine étrangère (lire p. 51). Quant aux Pays-Bas, où le système institutionnel donne traditionnellement une place centrale aux communautés, religieuses notamment, et subventionne leurs réseaux (écoles, hôpitaux, syndicats, partis), ils ont dans les années 1980 utilisé un cadre similaire pour l’accueil des groupes immigrés 1. Plusieurs de ces pays, en Europe surtout, redoutent aujourd’hui que cette reconnaissance ait favorisé la cristallisation des identités communautaires et la constitution d’enclaves séparées du reste de la société, voire concurrentes. Les émeutes urbaines comme celles qui, en 2001, ont opposé des jeunes d’origine antillaise à d’autres originaires d’Asie du Sud, ont semé le trouble chez les Britanniques 2. Puis, les attentats de Londres en juillet 2005, perpétrés pour l’essentiel par des jeunes radicaux islamistes nés en Grande-Bretagne, issus de l’immigration pakistanaise, ont provoqué une remise en cause du modèle multiculturel, et une exigence de cohésion sociale renouvelée. Aux Pays-Bas, l’assassinat en 2004 de Theo Van Gogh, cinéaste connu pour ses positions très critiques sur l’islam, par un jeune Néerlandais d’origine marocaine, a suscité une réaction semblable.

Les différentes formes de reconnaissance pratiquées par ces pays s’opposent à la cécité revendiquée de la République françaisequi se refuse à prendre en compte toute distinction fondée sur l’origine, la race ou la religion. Les allégeances ethniques, culturelles, confessionnelles... sont reléguées dans le seul espace privé. La République entend donner à chaque individu les moyens de s’émanciper des pesanteurs de ses origines. L’impartialité de principe de l’Etat n’empêche cependant pas la tentation du repli communautaire chez certains citoyens français. Un repli qui témoigne de leur frustration face aux promesses non tenues par le modèle républicain, bien plus que d’un attachement indéfectible à leurs origines. C’est notamment parce que l’Etat ne lutte pas avec assez d’efficacité contre les discriminations raciales que, par réaction, des jeunes de la deuxième génération s’approprient le stigmate qui leur est ainsi opposé et valorisent leur différence ethnique ou religieuse, voire la mythifient. Et c’est parce que sous le discours universaliste et laïc des élites françaises affleurent régulièrement la défense d’une identité spécifique (" la France, fille aînée de l’Eglise ") et le refus d’examiner sans concession un passé - colonial par exemple - parfois contraire à ses propres valeurs, que la République peut être si souvent placée devant ses contradictions par des porte-parole communautaires. Quelles que soient la représentativité de ces voix et la profondeur de leurs convictions démocratiques.

  • 1. Changing the rules while the game is on, par Han Entzinger, Ceri, 14 nov. 2007.
  • 2. " Les métamorphoses du multiculturalisme britannique ", par Vincent Latour, Revue française de civilisation britannique, automne 2007.

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