Allemagne : l’islam en mal de reconnaissance

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La neutralité religieuse dont se prévaut l'Etat est contestée par les organisations musulmanes. Elles revendiquent le statut reconnu aux autres cultes, qui accorde financement public et enseignement religieux à l'école.

L’Eglise et l’Etat se sont-ils séparés à l’amiable en Allemagne ? Ou ne se sont-ils pas vraiment séparés ? Vu de France, c’est la seconde proposition qui semble plus pertinente. Comparé à la laïcité à la française en effet, qui a codifié - au moins sur le plan légal - la séparation entre l’Eglise et l’Etat en 1905, le statut de la religion en Allemagne apparaît plus complexe.

D’un point de vue juridique, la Constitution allemande affirme la neutralité religieuse de l’Etat. Mais, dans le même temps, elle garantit une coopération étroite entre celui-ci et les responsables des principaux cultes. Ainsi, le statut de " corporation de droit public " dont bénéficient aujourd’hui les Eglises chrétiennes et la confession juive leur garantit que l’impôt religieux 1, payé aujourd’hui par environ 40 % des contribuables, est collecté par l’Etat. Il leur permet aussi de dispenser des cours de religion dans les établissements scolaires publics. Plus globalement, les Eglises prennent souvent position sur des questions politiques, sociales et culturelles.

Ce statut des Eglises allemandes n’a guère suscité de contestations jusqu’aux années 1990. La chute du Mur et l’intégration à la République fédérale de l’Allemagne de l’Est ex-communiste, où les Eglises comptaient beaucoup moins de membres qu’à l’Ouest, ont en partie changé la donne. Mais c’est surtout la demande présentée par des musulmans allemands pour une reconnaissance de l’islam à égalité avec les autres cultes qui a remis en question le statu quo. Certaines associations islamiques voudraient se voir attribuer le statut de " corporation de droit public " - une requête qui fait l’objet de vifs débats.

L’Association des centres culturels islamiques (VIKZ), qui appartient au courant mystique soufi, avait présenté une telle demande dès 1979, mais elle n’avait pas suscité beaucoup d’attention car à l’évidence, le VIKZ, qui comptait peu de membres et dont la structure était faible, ne remplissait pas une condition nécessaire pour prétendre au statut visé : la " garantie de permanence " de l’institution. Depuis 1979, d’autres organisations, sunnites, et issues de la communauté turque - à laquelle appartient l’essentiel des musulmans d’Allemagne -, ont présenté des demandes similaires. Sans plus de succès. L’objection qui leur a été le plus souvent opposée est le manque de représentativité. Une représentativité qu’à l’inverse, les Eglises chrétiennes, dotées de structures centralisées et présentes dans tout le pays, peuvent plus aisément prouver.

Cette exigence de représentativité a encouragé des associations islamiques à se regrouper, au cours des années 1980 et au début des années 1990, dans de grandes fédérations souvent rivales. D’autant que dans le même temps, le gouvernement recherchait un représentant autorisé des musulmans allemands pour régler des questions pratiques telle la construction des lieux de cultes, mais aussi plus globalement pour " dialoguer " - un terme qui a désormais les faveurs des responsables politiques allemands. Ainsi sont apparus successivement le Conseil musulman de la République fédérale, le Conseil central des musulmans d’Allemagne et plus récemment le Conseil de coordination des musulmans. Mais leurs efforts pour obtenir le statut de " corporation de droit public " n’ont pas abouti.

Outre une faible représentativité, l’argument le plus fréquemment utilisé par les autorités allemandes pour leur refuser ce statut est " l’incompatibilité " des valeurs et des activités de ces groupes avec la Constitution. L’Office fédéral pour la protection de la Constitution visait notamment des organisations comme le Milli Görus, membre du Conseil musulman. Les liens que le Milli Görus allemand a longtemps entretenus avec son homologue turc, proche des partis et mouvements qualifiés d’islamistes, ont été présentés comme une menace pour la démocratie. Les efforts ultérieurs des fédérations d’associations musulmanes pour prouver leur loyauté à l’ordre constitutionnel allemand n’ont toujours pas convaincu la classe politique. La plupart de leurs requêtes pour obtenir le fameux statut sont " en cours d’examen ".

Les musulmans d’Allemagne interprètent volontiers les raisons invoquées par les autorités comme un prétexte pour ne pas leur reconnaître un statut équivalent à celui des croyants des autres religions. Ce qui renforce chez eux le sentiment d’être des victimes. Dans le même temps, il est vrai, certains hommes politiques allemands, comme Ronald Pofalla, affirment leur opposition à une pleine reconnaissance de l’islam, qui à leurs yeux mettrait en danger les " fondements chrétiens " de la société allemande. Cet argument n’est pas l’apanage des responsables politiques et reflète une tendance plus générale dans la société qui tend à faire reposer la culture allemande sur un substrat chrétien sécularisé.

Cela étant, la reconnaissance du statut de " corporation de droit public " n’est pas la seule voie d’institutionnalisation de l’islam dans l’Etat fédéral. Certes, un tel statut accroîtrait le capital symbolique, culturel et politique des musulmans et procurerait à leurs représentants une base financière via l’impôt religieux, mais d’autres modes de reconnaissance sont mis en oeuvre. Au nom des principes d’égalité et de liberté religieuse, les musulmans se sont vu reconnaître dans certains Länder (régions) le droit de pratiquer leur religion en public. Ainsi, en 1992, les tribunaux administratifs suprêmes de Münster (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) et de Lüneburg (Basse-Saxe) ont autorisé les jeunes musulmanes à ne participer à des cours de sports mixtes dans les écoles publiques. De même, la décision du Tribunal constitutionnel fédéral d’autoriser les musulmans à abattre des animaux lors des fêtes religieuses peut être considérée comme la reconnaissance de certaines pratiques musulmanes. Plus significatif encore, le tribunal administratif de Berlin a autorisé la Fédération islamique (liée au Milli Görus) à donner des cours de religion dans les écoles publiques de la ville. La plupart de ces décisions cependant sont intervenues avant le 11 septembre 2001, qui a terni l’image de l’islam.

Au-delà de la reconnaissance de droits spécifiques par quelques tribunaux, des responsables politiques des grands partis s’accordent aujourd’hui pour estimer que le statut des musulmans allemands doit être clarifié et l’islam reconnu comme faisant partie intégrante de la société allemande. Ne serait-ce, comme le soulignait le député Vert Volker Beck, que pour renforcer le poids des musulmans libéraux et limiter celui des fondamentalistes. Le dialogue qui se poursuit depuis 2006 au sein de la Conférence de l’islam, entre l’Etat et les représentants des communautés musulmanes, vise à trouver les principes et les structures qui permettraient à l’islam, " religion sans Eglise ", selon l’expression du ministre de l’Intérieur Wolfgang Schäuble, de s’insérer dans le cadre légal en vigueur.

Les autorités semblent avoir pris conscience du fait que leur réticence à accorder à l’islam ce statut de " corporation de droit public " est en contradiction avec les principes de liberté religieuse et d’égalité de traitement entre les cultes dont l’Allemagne se prévaut. Ce débat révèle aussi l’une des contradictions du modèle allemand, et qui n’est pas spécifique au cas de l’islam : comment se fait-il qu’un Etat qui se prétend neutre sur le plan religieux évalue le contenu d’une religion (modes d’organisation, dogmes, valeurs, pratiques) pour décider s’il accorde une reconnaissance officielle à ce culte ?

L’installation durable de nombreux musulmans en Allemagne qui ont établi des structures communautaires, construit des lieux de prière, introduit leurs pratiques dans l’espace public et qui demandent un statut équivalent à celui des autres cultes, a ainsi remis en question les fondements du statut des religions en Allemagne, jusque-là considéré comme allant de soi. Dans cette optique, la situation outre-Rhin n’est pas fondamentalement différente de celle de la France où le débat sur la présence musulmane a dévoilé certaines ambivalences inhérentes au principe de laïcité.

  • 1. Dès lors qu’ils ont été enregistrés par une Eglise au moment de leur baptême, les fidèles doivent payer l’impôt religieux perçu par l’Etat, sauf à ce qu’ils manifestent la volonté contraire. Le nombre de ceux qui se sont ainsi désistés a augmenté depuis les années 1980 et avec la réunification de l’Allemagne.

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