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Programme " Global Compact " : l’ONU peut-elle réguler les multinationales ?

9 min

L'ONU espère amener les grandes entreprises à respecter des principes de bonne conduite. La démarche, ambitieuse, est critiquée pour l'absence de contrôle des engagements pris.

L’année dernière, trois familles camerounaises ont créé la surprise en portant plainte, devant un tribunal suisse, contre la société Nestlé. Les plaidant estiment qu’en 2001, leurs enfants ont été victimes d’un faux lait concentré contenant un substitut végétal difficile, voire impossible à digérer par de jeunes enfants. Si deux des bébés ont survécu, le troisième est décédé. Quelle que soit l’issue du procès qui s’ouvre en 2008, ce n’est pas la première fois que la multinationale suisse se voit accusée d’avoir manqué à ses engagements en matière de qualité des produits, de conditions du travail ou de respect de la liberté d’association. La chercheuse Belen Balanya, révélait qu’en 1998, les dirigeants de Nestlé avaient fait pression sur la direction d’un sous-traitant thaïlandais pour obtenir le licenciement de treize ouvriers qui venaient de créer un syndicat dans l’usine. En 2001, Jennifer Zeng, une ancienne détenue, réfugiée en Australie, affirmait que certaines des usines chinoises du groupe employaient des prisonniers obligés de travailler douze heures par jour, sept jours sur sept. En 2005, en Italie, plus de 30 millions de litres de lait Nestlé pour bébé étaient saisis après la découverte d’une substance chimique nuisible. Point commun de toutes ces affaires : le soupçon qu’outre les lois et règlements en vigueur, l’entreprise violait ses propres engagements. La multinationale possède en effet son " code de conduite " qui lui impose d’agir de façon éthique et responsable. Un code qu’elle mentionne volontiers dans sa communication. Enfin, son ancien PDG, Helmut Maucher, figure parmi les principaux instigateurs du programme " Global Compact ", créé précisément par les Nations unies en 2001 pour promouvoir la responsabilité sociale des entreprises.

Les contradictions de Nestlé sont emblématiques du long développement des codes de conduite et du " Global Compact " qui est souvent présenté comme leur point d’aboutissement. En 1970, au terme d’une longue campagne sur le thème " Nestlé tue les bébés ", une ONG suisse était parvenue à faire adopter par la multinationale un code de conduite l’engageant à modifier ses pratiques dans les pays du tiers-monde. La même année, la Confédération internationale des syndicats libres (qui depuis 2006 fait partie de la Confédération syndicale internationale, CSI), demandait à l’ONU d’oeuvrer à ce que les multinationales respectent les recommandations de l’Organisation internationale du travail (OIT), ainsi que les conventions collectives et la législation nationale dans les pays où elles sont implantées. Progressivement, d’autres fédérations syndicales, comme la Confédération mondiale du travail (qui fait également partie de la CSI), se prononçaient pour le développement des codes de conduite par les entreprises, voire prenaient elles mêmes l’initiative dans ce sens.

De fait, depuis la fin des années 1980, sous la pression des ONG, des organisations internationales et des syndicats, de nombreuses entreprises ont adopté des codes de conduite censés réguler leur comportement. Ce mouvement est une réaction à la mondialisation et au vide juridique qu’elle a créé : si chacune de ses filiales à l’étranger est en principe assujettie aux règles du pays où elle est implantée, la société transnationale-mère elle-même n’est pleinement considérée comme responsable devant aucun de ces Etats. La situation se complique encore avec le recours massif à la sous-traitance, donc aux sociétés formellement indépendantes mais en réalité soumises aux conditions posées par les sociétés commanditaires. Au départ, les codes de conduite adoptés par les entreprises multinationales ne concernaient souvent que la maison-mère. Progressivement néanmoins, ils ont inclus les filiales basées à l’étranger et les entreprises travaillant sous licence, pour s’étendre enfin aux sous-traitants et à tous les partenaires impliqués dans la chaîne de production.

Zoom Repère : les dix principes

Droits de l’homme

1 Les entreprises doivent :

soutenir et respecter les droits de l’homme protégés par le droit international ;

2 s’assurer de ne pas se rendre complices de violations des droits de l’homme ;

Conditions de travail

3 oeuvrer pour la liberté d’association et l’application effective du droit à la négociation collective ;

4 oeuvrer pour l’éradication de toute forme de travail forcé et obligatoire ;

5 oeuvrer pour l’abolition effective du travail des enfants ;

6 lutter contre toute discrimination au travail ;

Protection de l’environnement

7 soutenir le principe de précaution face aux défis environnementaux ;

8 oeuvrer pour promouvoir des comportements responsables à l’égard de l’environnement ;

9 encourager le développement et la diffusion des technologies qui protègent l’environnement ;

Lutte contre la corruption (ajouté en 2004)

10 lutter contre la corruption dans toutes ses formes, y compris les extorsions de fonds et les pots-de-vin.

En tant qu’outil de régulation cependant, la diffusion des codes de conduite s’avère largement insuffisante pour réguler la mondialisation, comme l’ont montré de nombreux exemples au cours des années 1990. Ainsi, même après l’adoption en 1996 d’un tel code par la société C&A, des ONG comme Somo ou Transnationale ont révélé de nombreuses violations des normes fondamentales du travail chez ses sous-traitants : durée de travail extrêmement longue, interdiction des syndicats, discriminations, etc.Les pratiques de Nike dans les pays en voie de développement ont elles aussi été décriées par des ONG : malgré l’adoption d’un code de conduite garantissant la liberté d’association et de négociation collective chez les sous-traitants du groupe, l’ONG Asia Monitor Resource Centre (basée à Hong-Kong) ou l’association française Orcades ont rapporté souvent des cas où ces engagements n’avaient pas été tenus.

Dans la foulée du développement des codes de conduite, lors du Forum économique mondial de Davos de 1999, Kofi Annan, alors secrétaire général des Nations unies, a annoncé la création d’un " Pacte mondial " entre l’ONU et les entreprises. Connu surtout sous son appellation anglaise de " Global Compact ", il définit une série de valeurs de base concernant les droits de l’homme, les conditions de travail, le respect de l’environnement et la lutte contre la corruption (lire ci-contre). Comme les codes de conduite, le pacte n’est pas juridiquement contraignant pour les entreprises signataires - une condition que celles-ci ont posée pour y adhérer. Il parie sur la transparence et la publicité des informations diffusées par les firmes sur leurs activités. En adhérant au " Pacte Global ", les entreprises (3 700 actuellement venant de 120 pays différents) accèdent à un label émis par l’ONU, label qu’elles sont censées respecter et dont elles peuvent se servir dans leur communication. Bien plus que d’une régulation internationale, il s’agit d’un partenariat : d’après Peter Utting, de l’Institut de recherche des Nations unies pour le développement social, le " Global Compact " est " un ordre de référence et de dialogue, destiné à faciliter la convergence, entre les pratiques du secteur privé et les valeurs universelles " promues par l’ONU.

Le " Global Compact " est présenté par ses instigateurs comme " l’effort le plus ambitieux pour établir des relations de travail entre l’ONU, le secteur privé et les mouvements de citoyens ". Il partage cependant les faiblesses fondamentales des codes de conduite qu’il est censé renforcer : il repose sur une démarche volontaire, ses principes sont vagues et ils ne se réfèrent pas aux conventions de l’OIT (Organisation internationale du travail). Ainsi, le dixième principe (lutte contre la corruption) ajouté au pacte en 2004 ne fait pas non plus référence aux accords et textes internationaux déjà adoptés (la résolution de l’ONU relative à la lutte contre la corruption, le Programme d’action contre la corruption du Conseil de l’Europe...) et il se situe en deçà des normes internationales anticorruption et de nombreuses législations nationales. Surtout, l’ONU ne dispose d’aucun système de vérification indépendant pour veiller au respect des engagements : même si elles n’appliquent pas ses dix principes, les entreprises restent autorisées à placer le logo du " Global Compact " dans leurs documents publicitaires. Chaque firme est simplement tenue de publier sur le site de l’ONU un rapport annuel, sur les progrès qu’elle estime avoir accomplis dans le respect des dix principes. Ce rapport est rédigé par elle-même ou bien par un auditeur extérieur. Or, ce dernier n’est pas véritablement indépendant, car il est rémunéré par l’entreprise qu’il contrôle. Les médias, les ONG et les syndicatpeuvent éventuellement se saisir de ce rapport pour le comparer à ses pratiques de terrain et la mettre publiquement en cause.

Si l’ambition affichée par l’ONU peut être jugée louable, de nombreux doutes persistent donc quant à la méthode à l’oeuvre et aux résultats réels du " Global Compact ". Les avis divergent y compris parmi les acteurs concernés, à commencer par les syndicats et les ONG, qui ont été invités à rejoindre le " Pacte mondial " après son lancement à Davos. Ainsi tout en étant membres du programme, des associations américaines, telle CorpWatch, ou suisses, tel le Cetim (Centre Europe Tiers-Monde) rejettent la démarche de l’ONU, jugeant illusoire l’idée de concilier l’éthique et l’efficacité sans un système de sanction et de vérification crédible. Ils en veulent pour preuve le fait que de nombreuses entreprises ont été accusées d’avoir violé les principes du " Global Compact " après l’avoir signé sans que pour autant, le label leur ait été retiré. Ainsi, par exemple, en 2002, les autorités colombiennes confisquaient plus de 300 tonnes de lait en poudre, soupçonnant Nestlé d’avoir modifié la date de péremption. En Italie, à l’automne 2005, sept entreprises transnationales dont Heinz et Nestlé ont été condamnées pour " entente illicite " consistant à pratiquer des prix de vente de lait en poudre destiné aux nourrissons de 150 à 300% supérieurs à ceux pratiqués dans d’autres pays. La filiale italienne de Nestlé a donc dû verser 3,3 millions d’euros d’amende. Pour Joshua Karliner et Kenny Bruno de l’ONG américaine Transnational Ressource & Action Center, le " Global Compact " permet simplement à des sociétés connues pour violer les droits de l’homme et l’environnement, de se draper dans la bannière des Nations unies. Plus grave peut-être, l’ONU risque de nuire à sa propre crédibilité en soutenant des multinationales dont les pratiques sont régulièrement dénoncées par des médias et des ONG - comme Shell, Bayer, Total, Nike, Aventis, Unilever, Rio Tinto, BP ou Nestlé.

CorpWatch, Transnational Ressoucers et le Cetim plaident donc pour la suppression pure et simple du " Global Compact ". D’autres ONG comme Amnesty International, Human Rights Watch, Oxfam ainsi que la Confédération syndicale internationale, estiment au contraire qu’en dépit de ses faiblesses, ce pacte est un premier pas vers l’instauration de règles contraignantes pour les multinationales. Peu à peu, les entreprises seraient moralement obligées de s’engager dans un dispositif de régulation dont elles n’auraient plus l’entière maîtrise.

Ces différences d’approche reflètent la tension entre deux interprétations du " Global Compact " et du modèle de mondialisation qu’il exprime. Pour les voix critiques, l’ONU aurait choisi de privilégier l’autorégulation aux dépens de la régulation par le droit positif, en espérant que les organismes d’audit privés seront, à terme, en capacité d’assurer un contrôle efficace et fiable. Or, la réalité prouve que jusqu’à présent, auditeurs ou pas, les entreprises ont régulièrement violé les " normes volontaires " qu’elles avaient prétendu s’imposer. En favorisant la régulation privée, l’ONU compromettrait l’idée même d’une mondialisation régulée par de véritables normes s’imposant aux acteurs privés et reléguerait les organisations internationales au rang de simples partenaires des entreprises plutôt que d’autorités souveraines et hiérarchiquement supérieures.

Dans une interprétation plus optimiste, l’ONU, en mettant en place le " Global Compact ", se serait lancée dans une stratégie des " petits pas " pour introduire progressivement l’idée d’une régulation des multinationales. Les tenants de cette deuxième interprétation espèrent qu’à moyen terme, le programme " Global Compact " pourrait changer de nature et se fonder sur la sanction ou l’incitation forte. En s’inspirant par exemple du Système généralisé de préférences, adopté par la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement en 1968 pour créer des pré­férences commerciales au profit des pays du tiers-monde. Ils reconnaissent cependant que ses résultats concrets ont été jusqu’ici décevants, notamment parce que les bénéfices économiques pour ceux qui respectent réellement les normes sociales sont insuffisants.

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