Agir

Ingérence : faut-il sanctionner les dictatures ? (introduction du dossier)

10 min
Par Yann Mens

Q ue faire quand la persuasion diplomatique ne marche plus ? Comment arrêter le bras du régime soudanais qui martyrise les populations du Darfour, des généraux birmans qui tirent dans la foule, des chefs miliciens congolais dont les troupes multiplient viols et pillages, des seigneurs de la guerre somaliens qui ont mis leur pays en coupe réglée... ? Lancer des troupes contre ces dictatures et ces pouvoirs guerriers ? Il arrive que la " communauté internationale " - ou plus précisément les grandes puissances que cette expression recouvre dans la réalité - ait recours à la force lorsque des intérêts que ces pays jugent supérieurs sont en jeu. Lors de l’invasion du Koweït par Saddam Hussein en 1990, par exemple. Mais c’est l’exception. Si à leurs yeux l’enjeu est secondaire ou si la voie des armes leur paraît inadaptée, les dirigeants occidentaux se refusent à engager des soldats. De leur côté, les défenseurs des droits de l’homme, prompts à dénoncer les exactions des tyrans, hésitent souvent à appeler à la guerre. Restent donc, pour tenter de " faire quelque chose ", les sanctions de tout ordre. Du plus général (embargo sur tous les échanges) au plus ciblé (gel des avoirs financiers de personnalités, interdiction de voyager).

Droit de veto

Les Nations unies sont en première ligne sur ce front. Certes, elles ne sont pas les seules à manier l’arme des sanctions. Des Etats en usent de leur côté. Soit seuls, à l’instar de Washington qui frappe Cuba d’embargo commercial depuis quarante-six ans, ou de la Russie qui interrompt régulièrement ses livraisons de gaz à ses voisins récacitrants. Soit en groupe, telle l’Union européenne qui a notamment imposé un embargo sur les armes, suivi d’autres mesures, à la Birmanie dès 1991 (lire p. 72). L’ONU cependant apparaît comme l’instance la plus légitime sur la scène internationale pour édicter de telles mesures. Stricto sensu, le terme de " sanctions " n’apparaît pas dans sa Charte, mais le texte accorde au Conseil de Sécurité le droit de décider quelle " mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée " peuvent être prises pour " maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales ". Et seulement dans ce but, en principe. Une restriction à laquelle les Etats-Unis ou l’Union européenne ne sont pas tenus s’ils agissent en dehors du cadre onusien. Ce qui explique que leurs propres sanctions portent éventuellement sur la politique intérieure des pays visés (droits de l’homme, démocratie, gouvernance...) et pas seulement sur les risques qu’ils font courir à leur environnement.

Durant toute la guerre froide, la division du Conseil de sécurité, où les cinq membres permanents (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaune-Uni) disposent d’un droit de veto, a rendu pratiquement impossible l’adoption de sanctions par les Nations unies. Seuls le régime raciste de Ian Smith en Rhodésie du Sud à partir de 1966 et celui d’apartheid en Afrique du Sud à compter de 1977 ont été frappés par de telles mesures. Leur effet n’a pas été immédiat, puisqu’à Harare, le pouvoir blanc n’est tombé qu’au bout de douze ans. Quant à l’impact des sanctions en Afrique du Sud, tardives mais saluées par Nelson Mandela notamment, il reste difficile à évaluer, tant la disparition du régime d’apartheid semble due avant tout à sa propre inefficacité économique et à la lutte tenace des organisations noires dans le pays 1. Au mieux, les sanctions l’ont facilitée.

Désastre humanitaire

La fin de la guerre froide et de la division du monde en blocs qui paralysait le Conseil de sécurité a ouvert la porte à une utilisation beaucoup plus fréquente des sanctions, dans le cas de conflits armés essentiellement. L’Irak de Saddam Hussein a été l’un des premiers à en subir les conséquences. Et de façon radicale. Dès l’invasion du Koweït par ses troupes en août 1990, le pays a été frappé d’un embargo presque complet puisqu’il n’excluait que les produits humanitaires. Ces premières mesures n’ont pas convaincu le dictateur irakien d’évacuer le Koweït. Après que l’armada emmenée par les Etats-Unis l’y a contraint en février 1991, les sanctions ont été maintenues pour obliger l’Irak cette fois à se défaire de toutes ses armes de destruction massive. Tel était en tout cas l’objectif officiel du Conseil de sécurité, et l’invasion américaine du pays prouvera qu’après treize ans de sanctions, il était pour l’essentiel atteint. Mais entretemps, à partir de 1997, les Etats-Unis avaient ajouté leur propre objectif aux mesures de l’ONU : la fin du régime de Saddam Hussein. Ce faisant, Washington enlevait au pouvoir irakien toute incitation à se soumettre aux sanctions de l’ONU puisque quoi qu’il fasse, il était voué à disparaître... Le gouvernement de Saddam Hussein a par ailleurs mis en avant les effets humanitaires désastreux des sanctions pour condamner l’attitude des grandes puissances à l’endroit de l’Irak. Certes, l’état pitoyable du système de santé dans de nombreuses régions du pays était de la responsabilité des autorités de Bagdad, largement indifférentes au sort de la population, mais l’application rigide des sanctions a entravé l’approvisionnement des Irakiens en médicaments, en nourriture et autres produits de première nécessité. Même les crayons de papier destinés aux écoles étaient considérés comme suspects parce que leurs mines contenaient du graphite qui aurait pu être employé dans des installations nucléaires. Les conséquences néfastes des sanctions sur la population irakienne ont été dénoncées par des agences de l’ONU et des organisations humanitaires. Mais longtemps ces appels n’ont pas fait fléchir Washington. Interviewée par la chaîne CBS en 1996 sur le fait qu’un demi-million d’enfants étaient peut-être morts du fait des sanctions, Madeleine Albright, alors ambassadrice des Etats-Unis à l’ONU, répondait : " C’est un choix très dur, mais nous pensons que le prix en vaut la peine ". La mise en place, à partir de 1997, du programme " Pétrole contre nourriture " - longtemps refusé par Bagdad qui y voyait une menace pour sa souveraineté -, visait à diminuer les conséquences humanitaires des sanctions ; il est devenu la principale source d’alimentation de la majorité de la population jusqu’à 2003.

Les conséquences humanitaires des sanctions indiscriminées adoptées contre l’Irak, ainsi que contre d’autres pays comme la Yougoslavie en 1992 ou Haïti en 1994, ont progressivement favorisé une réflexion sur un ciblage plus précis de ces mesures. L’objectif n’est pas seulement humanitaire, mais aussi politique, voire militaire. Des sanctions trop douloureuses pour la population peuvent en effet provoquer un réflexe nationaliste et l’inciter à se ranger derrière le régime visé. Par ailleurs, dans le cas d’un conflit, des mesures indiscriminées peuvent favoriser un belligérant face à l’autre. Ainsi, l’embargo adopté en 1992 dans les Balkans a avantagé l’armée yougoslave qui disposait d’usines d’armements, alors que ses adversaires - Musulmans et Croates de Bosnie - n’en avaient pas.

L’éventail potentiel de sanctions ciblées est large, et souvent plusieurs mesures sont cumulées. Ainsi, après l’attentat de Lockerbie contre un avion de la Pan Am en 1988, la Libye, qui refusait de livrer les suspects aux tribunaux britanniques, s’est vu imposer un embargo sur les armes, une interdiction de vol à l’étranger pour ses avions, le refus de visas pour certains de ses dirigeants...

En 1998, le Conseil de sécurité a imposé à l’Unita de Joseph Savimbi - déjà frappée par de sanctions sur les armes et le pétrole - un embargo sur les diamants dont elle faisait commerce, parce que la guérilla angolaise avait repris les armes après avoir refusé le verdict des élections de 1992 consécutives à un accord de paix. De même, en 2003, ce sont les exportations de bois du Liberia qui ont été visées, pour faire pression sur le régime de Charles Taylor dont le pays était déchiré par une guerre civile

Les sanctions ciblées sont au moins aussi difficiles à appliquer que les mesures plus générales. Sinon plus. Longtemps, les comités de sanctions mis sur pied par le Conseil de sécurité pour surveiller l’application de chacune de ses résolutions se sont bornés à enregistrer les rapports, souvent laconiques, que leur envoyaient les Etats membres de l’ONU auxquels la Charte fait obligation d’appliquer ces mesures. Or, pas de mystère : la coopération des Etats est fonction de leurs intérêts. Ainsi dans le cas des conflits balkaniques, l’Union européenne et l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) ont mis en place un impressionnant dispositif de surveillance des frontières yougoslaves. Un tel niveau d’engagement est exceptionnel. Notamment en Afrique, où se trouve la majorité des pays frappés par de récentes sanctions onusiennes et où les armes légères utilisées peuvent aisément contourner les embargos.

Identification des avoirs bancaires

Un tournant dans la surveillance de l’application des sanctions s’est produit en 1999-2000, lorsque le Canadien Robert Fowler, qui présidait le comité en charge des mesures qui frappaient l’Unita, a décidé, grâce au soutien financier de son gouvernement, d’enquêter directement sur le terrain. Ce travail, mené grâce à un panel d’experts, a permis de mettre en lumière les nombreuses complicités dont l’Unita bénéficiait, à la fois en Angola et dans les pays voisins, pour continuer à importer des armes. L’exemple du Comité sur l’Angola a montré la voie à la création de panels d’experts, chargés depuis lors d’analyser la façon dont les sanctions sont concrètement appliquées, et d’évaluer leur efficacité. Ainsi, par exemple, le panel constitué dans le cas des sanctions contre la République démocratique du Congo a confirmé l’implication des Etats voisins dans le pillage des ressources du pays. Lorsqu’ils sont alertés par des agences spécialisées de l’ONU ou par des ONG, ces panels peuvent enquêter sur des conséquences humanitaires ou économiques des sanctions.

La mauvaise volonté, notamment celle des voisins du pays ciblé qui sont impliqués dans le conflit ou qui peuvent voir leurs propres économies affectées par les sanctions, n’explique pas à elle seule que ces mesures soient insuffisamment appliquées. Certaines (comme les embargos sur les armes ou les diamants) demandent une administration douanière très efficace, dont les pays les plus pauvres n’ont simplement pas les moyens de se doter. Sans compter que le libellé des embargos est parfois flou, par exemple en qui concerne les technologies à usage à la fois civil et militaire. Quant au gel des avoirs financiers, il requiert une législation sophistiquée, mais surtout une grande technicité pour tracer les sommes concernées. Le ciblage des sanctions a indirectement bénéficié de la lutte antiterroriste qui, surtout depuis le 11 septembre 2001, a incité les grandes puissances à apporter leur aide aux pays moins bien dotés qu’elles - pour le contrôle des déplacements de personnes accusées d’activités suspectes ou l’identification d’avoirs bancaires.

Certains régimes s’en accommodent

A priori moins néfastes pour la population civile, les sanctions ciblées sont-elles plus efficaces ? Le bilan est contrasté. Pas plus que ces dernières, elles ne suffisent en tout cas à faire tomber un régime. Au Liberia par exemple, elles ont contribué à la chute de Charles Taylor, sans avoir au passage sensiblement aggravé la situation humanitaire, mais elles sont loin d’en être la principale cause (lire p. 70). Les sanctions ciblées peuvent en revanche contribuer à infléchir la position d’un régime. Celles que l’ONU a imposées à la Libye et qui étaient doublées de sanctions américaines, paraissent avoir joué un rôle central dans la décision du colonel Kadhafi de livrer les suspects de l’attentat de Lockerbie à la justice britannique. Mais ailleurs, d’autres régimes visés semblent s’en accommoder. Voire s’en moquer. Surtout lorsqu’elles ne portent que sur quelques individus. Ainsi, en janvier, le pouvoir soudanais a nommé Musa Hilal, chef d’une des milices janjawids coupables d’atrocités au Darfour et poursuivi par la justice internationale, à un poste de conseiller présidentiel alors que, comme d’autres dignitaires du régime, il est frappé par des sanctions ciblées (interdiction de voyager, gel d’avoirs financiers) en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité depuis avril 2006. Pour être efficaces, les sanctions doivent frapper un régime au porte-monnaie en visant les secteurs économiques dont il dépend pour sa survie. Sans pour autant mettre en péril la population civile qui en vit. Autant dire que la cible est plus qu’étroite.

  • 1. Sanctions on South Africa: What Did They Do? par Philip I. Levy, Yale University, février 1999.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !