Entretien

" les sanctions ciblées ont démontré leur efficacité "

7 min
Jean-Marie Fardeau directeur de Human Rights Watch France
Alain Dejammet Diplomate et ambassadeur de France, ancien représentant de la France aux Nations unies (1995-2000)

Depuis 1992, la communauté internationale a recours à des sanctions dites " ciblées ". Sont-elles plus efficaces que celles qui portent sur l’ensemble de la population d’un pays ?

Alain Dejammet. En Sierra Leone, au Liberia ou en Côte d’Ivoire, les sanctions adoptées depuis 2000 ont démontré leur efficacité : ciblant des dirigeants politiques ou leurs associés, elles les ont obligés à changer de comportement et accéléré ainsi le départ du Liberia de Charles Taylor, en 2003. Il est trop tôt pour estimer l’impact de celles visant depuis 2005 des responsables soudanais.Jean-Marie Fardeau. Les sanctions adoptées en 2006 qui ciblent les avoirs financiers de responsables de la Corée du Nord ont clairement incités ceux-ci à négocier la fin du programme nucléaire du pays. Un embargo global ne les aurait guère gênés, car ils peuvent aisément le contourner, alors que la population en aurait souffert. De même, les sanctions visant le colonel Kadhafi après les attentats de Lockerbie (1988) et du vol de l’UTA (1989) l’ont poussé à livrer les suspects à la justice, tant sont grands son appé­tit de voyage et son besoin de reconnaissance internationale.

Faut-il menacer d’un recours à la force, en cas de non-respect des sanctions, pour les voir appliquées ?

A. D. Les Nations unies ont pour mandat de veiller à la paix et la stabilité. Lorsque celles-ci sont très gravement menacées aux yeux du Conseil de sécurité, il peut décider d’autoriser la guerre comme en 1991, contre l’Irak, après l’invasion du Koweït. Mais c’est extrêmement rare. Le plus souvent, le Conseil édicte des mesures coercitives, appelées " sanctions " par abus de langage - ce terme n’apparaît pas dans le vocabulaire de l’ONU. Ces mesures ne visent pas à punir l’Etat ou la personne incriminée, mais à infléchir son comportement.

J.-M. F. Le recours à la force armée est rarissime. Aujourd’hui, par exemple, personne ne pense à aller déloger le régime soudanais à la pointe du fusil même s’il ne se plie pas aux injonctions onusiennes qui ont justifié les sanctions, d’ailleurs insuffisantes... En revanche, de telles mesures ont pour vocation de faire évoluer une situation. Elles peuvent donc être durcies ou étendues, comme ce fut le cas dans l’ex-Yougoslavie entre 1992 et 1995.

Les Nations unies disposent-elles d’outils efficaces pour évaluer l’impact des sanctions sur le terrain ?

A. D. Au début des années 1990, le Conseil adoptait des embargos géné­ralisés, contre l’Irak ou l’ex-Yougoslavie notamment. L’ONU n’avait pas besoin d’une technicité extrême pour veiller à leur application puisque quasiment tous les échanges des pays visés étaient concernés, à l’exception des produits humanitaires. Les sanctions ciblées exigent un suivi plus précis, plus expert, dont disposent essentiellement les grands Etats. Si l’on peut surveiller sans trop de difficultés les déplacements d’une personne frappée d’une interdiction de voyager par exemple, il est bien plus compliqué de veiller à l’application du gel des avoirs financiers d’un dirigeant ou d’un homme d’affaires.

J.-M. F. Aujourd’hui, la liste des personnes visées par les sanctions australiennes et américaines contre la Bir-manie compte 458 noms. Même les grands pays ne disposent pas toujours de moyens suffisants pour contrôler tous les transferts financiers potentiels - qui, pour certains, se font dans des paradis fiscaux appartenant à ces puissances elles-mêmes. Cela dit, le Conseil de sécurité de l’ONU n’utilise pas tous les moyens dont il dispose. Les missions sur le terrain des quinze ambassadeurs du Conseil, par exemple, sont rares.A. D. En effet. Dans le cas de l’Irak pourtant, elles auraient peut-être pu permettre à l’ensemble des membres du Conseil de constater, directement et ensemble, les dramatiques conséquences humaines des sanctions. Faute de telles missions, la France n’a pu convaincre ses partenaires anglo-saxons de modifier ces mesures afin de réduire les souffrances de la population. Aujourd’hui, les sanctions sont en général votées pour quelques mois et automatiquement renouvelées sauf si un ou plusieurs Etats s’y opposent. Il me semble qu’à l’inverse, elles devraient être systématiquement levées au bout du terme prévu, et n’être reconduites que par un vote explicite qui contraindrait les membres du Conseil de Sécurité à un débat sur leur pertinence.

N’y a-t-il pas parfois divergence entre les Etats membres du Conseil de sécurité et les agences de l’ONU sur l’impact humanitaire ?

A. D. Bien sûr. En Irak par exemple, dans les années 1990, le point de vue du responsable de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, un Soudanais, sur l’impact humain des sanctions, était très différent de ceux des dirigeants américains et anglais. Les ONG fournissent également des informations précieuses, mais il serait opportun qu’elles parlent d’une seule voix en désignant en leur sein un groupe de porte-parole.

Des sanctions visent l’exportation de matières premières. Comment en évaluer les dommages collatéraux ?

J.-M. F. Lorsque l’on vise des matières premières (bois, diamants, etc.), il est essentiel de savoir à qui profitent ces industries. Aujourd’hui, par exemple, Human Rights Watch soutient les sanctions sur le bois (teck) et les pierres pré­cieuses (rubis) de Birmanie, parce que nous sommes convaincus que ces deux industries bénéficient à 99 % aux généraux. Leur non-activité temporaire n’affectera que marginalement la population. En revanche, nous rejetons les mesures sur le textile, un secteur qui fait vivre des milliers de Birmans.

Les panels d’experts envoyés par les comités des sanctions de l’ONU sont-ils un moyen efficace de suivi ?

J-M. F. Ils constituent un progrès car ils permettent de mieux connaître les circuits économiques évoqués à l’instant. Dans le cas de la République démocratique du Congo, ils ont mis en lumière l’implication des pays voisins dans le pillage des matières premières.A. D. La question est de savoir d’où viennent les experts qui les constituent, par qui ils ont été choisis. Beaucoup de diplomates qui s’ennuient en retraite sollicitent le secrétaire général pour être nommés dans ces panels, d’autant que les frais de mission versés par l’ONU sont généreux... Outre les missions du Conseil de sécurité sur place, je ferais davantage confiance à des organismes discrets, tel le Comité international de la Croix-Rouge, qui ne tirent aucune retombée médiatique ou financière des informations qu’ils diffusent.

Les sanctions des Etats-Unis ou de l’Europe sont-elles plus efficaces et mieux dosées, que celles de l’ONU ?

A. D. Les sanctions américaines contre l’Iran n’ont guère prouvé leur efficacité. A Cuba, elles font souffrir la population sans changer le comportement des dirigeants. Les sanctions européennes, de leur côté, ont une supériorité juridique méconnue : une personne qui s’estime abusivement sanctionnée peut pré­senter un recours devant la Cour de justice des communautés européennes. Il n’existe pas de recours semblable dans le cas de sanctions édictées par l’ONU. Un progrès récent a toutefois eu lieu à la demande de la France : la personne qui s’estime injustement inscrite sur une liste noire des Nations unies peut s’adresser à un bureau appelé " point focal ", mais ensuite, seul un Etat, celui dont elle a la nationalité en géné­ral, peut défendre son dossier devant le comité des sanctions concerné.

J.-M. F. Les sanctions onusiennes sont les plus légitimes. Mais des sanctions européennes peuvent être pertinentes, dans le voisinage de l’Union notamment. Le fait que l’accord de coopération avec la Serbie soit suspendu à la livraison par Belgrade de Radovan Karadzic et Ratko Mladic permet d’espérer l’arrestation un jour de ces deux criminels de guerre. De même, quatre dirigeants ouzbeks sont interdits de voyage dans l’Union. Le président Karimov affirme que cela ne changera rien à la politique de son pays, mais l’énergie qu’il déploie pour faire lever ces mesures montre bien qu’elles le gênent. Il vient d’ailleurs de faire libérer sept prisonniers politiques, la veille d’une réunion avec l’UE sur les droits de l’homme.

Propos recueillis par Yann Mens et Olivier PIOT

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